Une incursion en Estonie, la crainte d’une guerre mondiale et des Etats-Unis refusant de s’engager pour un bout d’Europe: tel est le scénario alarmant de la guerre d’après, imaginé par l’expert militaire Carlo Masala.
Nous sommes le 27 mars 2028. Le conflit en Ukraine s’est conclu, de guerre lasse, par un «accord de paix» qui rencontre la plupart des revendications de l’agresseur. La Crimée et les oblasts de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson ont été intégrés à la Russie. La population ukrainienne, meurtrie par les années de guerre et par cette capitulation, signe la fin de la présidence de Volodymyr Zelensky, battu lors d’élections-sanctions. Surprise à Moscou, Vladimir Poutine a démissionné de la présidence et a désigné son successeur en la personne d’Oleg Obmantchikov, un économiste de 47 ans issu du secteur financier.
Est ainsi planté le contexte dans lequel Carlo Masala, ancien directeur adjoint du centre de recherche du Collège de défense de l’Otan et professeur à l’université de la Bundeswehr à Munich, où il dirige le Center for intelligence and security studies (CISS), situe les acteurs de son récit de La Guerre d’après (1), une fiction très instructive sur la prochaine attaque de la Russie, cette fois contre un pays de l’Otan, avec toutes les implications qu’elle provoque. Un scénario dont l’actualité en Pologne et en Roumanie donne un avant-goût.
«Si les Etats membres ne croient plus à la validité de l’article 5, alors l’Otan est morte.»
Une ville russophone
Le 27 mars 2028 donc, deux brigades de l’armée russe mènent une incursion dans la ville de Narva, à l’extrême nord-est de l’Estonie, à la frontière avec la Russie. Elles n’y rencontrent qu’une faible résistance rapidement étouffée. Une opération facilitée par le concours d’une partie des 57.000 habitants –la localité est à 88% russophone– auxquels ont été remis des mois auparavant des armes de poing et des fusils-mitrailleurs. Dans le même temps, des soldats russes camouflés en touristes prennent position sur l’île d’Hiiumaa, au large des côtes occidentales de l’Estonie. L’arrivée concomitante dans la région de deux navires de guerre amphibies indique rapidement aux experts militaires l’intérêt de la conquête de l’ilôt: faire planer la menace d’un blocus de la mer Baltique entre le port de Saint-Pétersbourg, au nord, et l’exclave russe de Kaliningrad, au sud…
L’Estonie est membre de l’Otan. L’Alliance activera-t-elle l’article 5 de sa charte qui enjoint à tout membre de porter assistance à un allié attaqué? C’est l’enjeu du scénario imaginé par Carlo Masala dans le but de préparer les forces de l’Otan à un événement qui, espère-t-il ainsi, ne se réalisera pas.
Face à l’attaque de l’Estonie, l’Alliance atlantique, techniquement, est entravée. La Russie d’Oleg Obmantchikov a joué finement sa partition. Deux diversions entravent la marge de manœuvre des alliés. Le sud de l’Europe est le théâtre d’une arrivée importante de candidats à l’asile. C’est une milice privée russe, présente en Afrique sahélienne, qui en a orchestré le mouvement. La mer de Chine méridionale est aussi en ébullition depuis que Pékin a pris pied sur une île disputée par les Philippines. Des moyens européens et américains sont ainsi distraits du front de l’Europe orientale face à la Russie. Et puis, «des rapports émanant des structures militaires de l’Otan […] indiquent que l’Alliance manque, à maints égards, des capacités essentielles pour répliquer rapidement et de manière décisive à une […] attaque russe sur son territoire». La plupart des gouvernements d’Europe de l’Ouest les avaient jugés trop alarmistes. «Le maintien de la paix sociale dans leur propre pays [était] plus important à leurs yeux que la coûteuse préparation à une confrontation militaire de l’Alliance avec la Russie.»
Quand les chefs d’Etat et de gouvernement des pays de l’Otan se réunissent pour statuer sur le sort de l’Estonie, le président des Etats-Unis, populiste, et son homologue français, d’extrême droite depuis les dernières élections, signifient à leurs collègues que la défense de quelques arpents de terre au nord de l’Europe ne justifie pas de prendre le risque d’une guerre ouverte avec la Russie (2). «Nous avons affaire ici à une agression limitée de la Russie, que nous condamnons certes, mais pour laquelle nous avons une certaine compréhension. Pendant des années, l’Estonie a négligé son obligation de respecter les droits de la minorité russophone et de les renforcer», ose même le locataire de la Maison-Blanche. Malgré ses dénégations sur un traitement différencié de ses concitoyens russophones, le Premier ministre estonien est contraint de retirer sa requête. L’article 5 ne sera pas activé…
A Moscou, on jubile. La prophétie d’Igor Palatchev, PDG de l’officine de mercenaires dévouée au pouvoir russe, s’est concrétisée: «Du point de vue politique, il suffirait de montrer à l’Occident sa propre incapacité à agir pour que l’Otan, en tant qu’alliance, subisse un dommage considérable. Si c’est au bout du compte le résultat de notre opération, […] nous aurons déjà beaucoup gagné». L’opération contre l’Estonie ne doit même pas être élargie.
L’enjeu de l’Ukraine
En miroir de ce constat dressé par les dirigeants russes dans sa fiction, Carlo Masala se demande, dans la postface de son livre, ce que nous pouvons faire, nous Européens, pour éviter que le résultat soit identique dans la réalité. Plutôt pessimiste, il pointe «les failles de capacité [bien réelles] mentionnées dans le scénario [défense aérienne, deep strike capabilities]», «l’incapacité de montée en puissance des forces armées européennes», et «le peu d’opposition réelle que nos sociétés manifestent face à la Russie».
Et il avertit: «Pour moi, la victoire de la Russie sera déjà acquise si elle peut conserver le territoire qu’elle occupe actuellement. Pour certaines personnes, l’Ukraine n’a aucun intérêt. Et beaucoup doivent se dire que ce serait tout de même une bonne chose que la guerre s’achève enfin. Nous pourrions alors revenir à une situation normale. Donnez donc à la Russie ce qu’elle veut, et nous retrouverons le calme. Mais est-ce réellement le cas? L’Ukraine est-elle vraiment l’unique Etat concerné? Et si ce n’était qu’un début? Si le véritable enjeu était la sécurité européenne et notre ordre mondial libéral dans son ensemble?» Et dans le cas d’une nouvelle attaque de la Russie, «si les Etats membres ne croient plus à la validité de l’article 5, l’engagement d’assistance collective, alors l’Otan est morte, car elle ne remplira plus le véritable but de son existence». Mieux vaut être prévenu.
(1) La Guerre d’après. La Russie face à l’Occident, par Carlo Masala, Grasset, 116 p.(2) Cette frilosité américaine transparaît aussi dans une autre fiction relatant une invasion russe, en l’occurrence de la Finlande, dans la série The Conflict, sur Be tv.