Sergueï Jirnov

Sergueï Jirnov, ex-agent du KGB.

Sergueï Jirnov, ex-espion du KGB: «Poutine n’a pas besoin d’envahir tout un pays, il lui suffit de mettre un pied dedans»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

L’ex-espion du KGB Sergueï Jirnov, spécialiste en relations internationales, estime que Poutine teste «en permanence» la solidité de l’article 5 de l’Otan et la capacité de réaction des alliés. Le président russe pourrait attaquer une petite partie de l’Estonie, prévient-il. «Poutine n’a pas besoin d’envahir tout un pays, il lui suffit de mettre un pied dedans.»

Il a croisé le chemin de Poutine, en 1984, lorsqu’il est entré à l’Institut du Drapeau rouge du KGB, établissement secret chargé de la formation aux renseignements extérieurs. Sergueï Jirnov, ex-espion soviétique, commandant au KGB, est désormais un des opposants au président russe les plus médiatisés en France. Auteur (1) et spécialiste en relations internationales, il décode les intentions du Kremlin sur les plateaux TV de l’Hexagone et les enjeux géopolitiques de la guerre en Ukraine. «L’article 5 est la plus grande faille de l’Otan», assure-t-il.

Sergueï Jirnov, vous connaissez bien les méthodes de Poutine. Pensez-vous que le président russe teste actuellement les capacités de réaction de l’Otan et l’unité des alliés?

Oui. Je suis persuadé que Poutine teste les capacités de réaction de l’Otan de façon continue. Il le fait personnellement, mais aussi via son Etat-major. On pouvait déjà observer ces procédés du temps l’Union soviétique. A l’époque, l’Otan et le Pacte de Varsovie se testaient en permanence. Sous Poutine, cette tendance s’est aggravée. Le président Eltsine (1991-1999), par exemple, n’agissait pas de la même manière.

On constate une accumulation de micro-agressions russes sur ou à proximité du territoire de l’Otan, telles que des violations de l’espace aérien ou maritime. Quel est le message derrière ces manœuvres?

Les petites incursions russes ont toujours existé. Aussi bien avec des sous-marins dans l’espace maritime otanien, ou des avions dans l’espace aérien. A partir de 2010, la doctrine de Valeri Guérassimov, alors chef d’Etat-major des armées, a accéléré l’application de la guerre hybride. Il s’agit d’un vrai changement doctrinal. Celui-ci stipule que l’Otan agresse la Russie, en s’exportant vers l’Est. C’est une façon, pour la Russie, de se poser en victime. Poutine l’a déclaré en 2021: il reproche à l’Alliance atlantique de s’être développée vers ses frontières et il exige qu’elle retourne à la situation de 1997. C’est-à-dire qu’elle exclut tous les membres qui l’ont rejoint depuis: les pays Baltes, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, etc. La guerre hybride est la réponse russe à au caractère supposément expansionniste de l’Otan vers les frontières russes. Cette hybridation ne comporte pas uniquement les petites provocations à la frontière, mais aussi les cyberattaques, la provocation de blackouts électriques (notamment aux Etats-Unis), les attentats, etc.

Récemment, des troupes russes se sont positionnées aux frontières avec la Norvège et la Finlande. Que faut-il en déduire?

En plus du changement de doctrine, Poutine a opéré une réorganisation de l’armée. Il a repensé les régions militaires de Moscou et de Saint-Pétersbourg, en réponse aux entrées de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, et les 1.350 kilomètres supplémentaires communs avec la Russie qui les accompagne. Ces manœuvres sous-entendent un remodelage complet de l’armée russe, avec la création de nouvelles casernes aux frontières, de nouveaux postes de commandement, etc. On ne parle donc pas seulement de petites incursions ou provocations. On assiste à une opération d’ampleur côté russe, loin d’être anecdotique.

«Poutine a opéré une réorganisation de l’armée. Il a repensé les régions militaires de Moscou et de Saint-Pétersbourg, en réponse aux entrées de la Suède et de la Finlande dans l’Otan. C’est une opération d’ampleur.»

Concrètement, comment teste-t-il l’Otan?

Poutine teste en permanence la façon dont l’Otan réagit ou non. Via des provocations, lorsqu’il arrache les câbles sous-marins entre les pays baltes et les pays scandinaves dans la mer baltique, via le hacking des administrations dans plusieurs pays européens, via les tentatives de déstabilisation pendant les Jeux olympiques à Paris, ou encore via la présence d’espions sur le sol européen. Tout cela forme un ensemble d’actions permanentes.

Le but de ces manœuvres, c’est de diviser l’Otan? Et, plus globalement, l’Union européenne?

Tout à fait. Suite à l’invasion en Ukraine, Poutine a obtenu l’inverse de ce qu’il souhaitait. L’Alliance atlantique est plus étendue, plus active et plus unie qu’en 2021. Désormais, donc, il cherche les failles. Que sont, entre autres, les pro-russes Robert Fico (Slovaquie) ou Victor Orban (Hongrie).

Le schéma d’adoption des mesures à l’Otan en est un autre, avec un système de vote à l’unanimité. Avec 32 pays, cela pose souvent problème. Car un ou deux pays peuvent bloquer facilement les décisions. L’Otan doit donc changer le mode d’adoption des mesures, avec la majorité, et plus l’unanimité.

Hormis Kaliningrad, Poutine n’a que peu d’emprise sur la Baltique, qui est devenue une mer otanienne ou presque. La mer semble demeurer un intérêt stratégique majeur pour la Russie…  

Oui. Et la mer baltique est très étroite. Elle comporte peu d’espace maritime international. En d’autres termes, les navires russes peuvent facilement se retrouver dans les eaux territoriales de tel ou tel Etat de l’Otan. La Russie y convoite d’ailleurs sans le dire l’île suédoise de Gotland. Cette volonté remonte déjà à l’histoire de l’Empire russe.

Le célèbre article 5 de l’Otan semble pouvoir être interprété de différentes manières. Donald Trump l’a lui-même affirmé. Du pain béni pour Poutine?

L’article 5 est vraiment mal écrit. En réalité, il est la plus grande faille de l’Otan. L’article 42.7 de l’Union européenne, à l’inverse, est très clair (NDLR: «Au cas où un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir»).

«L’article 5 est une faille conceptuelle et doctrinale de l’Otan. Il est très ambigu et n’implique pas l’automaticité de l’engagement des alliés en bloc.»

L’article 5 de l’Otan n’est pas rédigé de la même façon. Il laisse entendre que chaque pays peut réagir à sa manière. Il est très ambigu et n’implique pas l’automaticité de l’engagement des alliés en bloc. Trump l’a d’ailleurs souligné. Et Poutine n’en demande pas tant. L’article 5 est une faille conceptuelle et doctrinale de l’Otan. L’Alliance doit réécrire ce passage différemment en introduisant clairement le caractère automatique d’une réaction en bloc.

Poutine pourrait-il être tenté d’envoyer des «petits hommes verts» en Estonie, comme il l’a fait en Crimée en 2014, sous prétexte de protéger des minorités russophones?

C’est tout à fait plausible. Poutine n’a même pas besoin d’envoyer des petits soldats verts. On retrouve des russophones à l’intérieur même des pays baltes. Certains d’entre eux ne sont pas considérés comme des citoyens baltes à part entière. Ils n’ont pas les mêmes droits avec leur passeport. Poutine peut s’appuyer là-dessus pour justifier une attaque.

Quel est le pays balte le plus vulnérable, selon vous?

Ils le sont tous, mais, dans l’ordre: l’Estonie de par sa frontière directe avec la Russie. La Lettonie, ensuite, pour les mêmes raisons. La Lituanie enfin, même si elle est entourée par la Biélorussie et Kaliningrad.

Les renseignements allemands et danois se rejoignent pour dire que l’Otan doit se préparer à une attaque russe à l’horizon 2028. Vous pensez la même chose?

Je suis un peu partagé. D’un côté, c’est un scénario qui peut être réel. De l’autre, il peut s’agir d’une sorte de pression de ces pays sur leurs opinions nationales, afin de les préparer à consentir à l’augmentation des budgets de Défense. Ce qui peut entraîner la coupure des budgets sociaux, etc. Pour justifier l’augmentation des dépenses liées à la Défense, il faut faire un peu peur. Et cette crainte peut parfois être un peu exagérée. Le but est de faire sentir la réalité de la menace, sans quoi la population a tendance à se reposer sur ses lauriers.  

Il est donc peu probable que la Russie attaque un autre pays en entier?

Poutine mène une guerre réelle en Ukraine, qui concentre tous les moyens militaires russes. Il est également en guerre froide avec l’Azerbaïdjan. Des têtes brûlées en Russie disent qu’il faut y ouvrir un front. Mais Poutine ne peut pas le faire, car il n’a simplement pas assez de forces disponibles.

Concernant les pays baltes, la situation est différente. L’Estonie est un tout petit pays, qui n’a pas de profondeur stratégique, à peine 1,3 million d’habitants et 45.000 kilomètres carrés. Ce n’est pas l’Ukraine et ses 600.000 kilomètres carrés. Le menace peut être réelle.

Oserait-il mettre un pied dans l’Otan?

Une partie de l’Estonie peut être envahie facilement. La ville de Narva, russophone, à la frontière, serait une première cible privilégiée. Il est très aisé de franchir la rivière qui la sépare avec la Russie. Envahir l’entièreté du territoire, c’est moins probable. Poutine mettra toujours l’accent sur le fait qu’une partie du pays, à la frontière, est russophone et lui appartient. Il n’a pas besoin d’envahir tout un pays, il lui suffit de mettre un pied dedans.

«Poutine mettra toujours l’accent sur le fait qu’une partie d’un pays, à la frontière, est russophone et lui appartient. Il n’a pas besoin d’envahir tout le pays, il lui suffit de mettre un pied dedans. »

Car l’Otan ne peut pas ne pas réagir en cas de volonté d’invasion totale. En revanche, s’il prend juste la région de Narva, l’Alliance pourrait hésiter quant à la nécessité d’une réaction commune. Dans cette situation, elle se demanderait certainement si la défense d’une petite ville estonienne vaut une troisième guerre mondiale. C’est dans ce genre de brèche que Poutine veut s’engouffrer.

(1) L’ombre des légendes: un ex-commandant du KGB raconte (Ed. Istya & Cie, 2025)

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