L’attaque par drones de l’aviation russe jusqu’à des milliers de kilomètres de l’Ukraine est une vraie prouesse. Mais elle risque d’avoir un effet plus psychologique que militaire.
Les Ukrainiens n’ont pas la puissance de feu des Russes, mais ils ont des idées, de l’inventivité, de l’audace, du courage. La démonstration en a été faite à plusieurs reprises au cours des 40 mois que compte le conflit. L’opération «Toile d’araignée» menée le 1er juin en a été l’illustration suprême.
Au moyen de 117 drones FPV (Fight person view) prépositionnés et pilotés à distance, le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU), les services secrets, a réussi à attaquer quatre bases aériennes, dont l’une est située à 1.800 kilomètres (celle d’Olenia, dans la région de Mourmansk) et une autre à 4.600 kilomètres (celle de Belaïa, près d’Irkoutsk, en Sibérie) du territoire ukrainien. Cette mission a nécessité des mois de préparation, une infiltration d’agents en différents endroits de Russie, et une logistique sophistiquée. Les drones auraient été installés dans des conteneurs en bois, eux-mêmes dissimulés dans des poids lourds. Ils auraient été extraits par le sommet des remorques. Les camions étant garés dans un rayon de quinze kilomètres de leur cible, les drones auraient ainsi échappé à la défense antiaérienne russe. «Jusqu’ici, seul le Mossad (NDLR: le service de renseignement extérieur israélien) était capable de monter des opérations aussi complexes en territoire ennemi. Maintenant, c’est notre tour», s’est félicité Vladlen Nikitine, le fondateur d’un des principaux fabricants de drones ukrainiens, UkrAviaKos Tech.
Quelles peuvent être les implications d’une opération de ce type? Change-t-elle le contexte des relations entre l’Ukraine et la Russie? Revue des tenants et des aboutissants de cette «Toile d’araignée» en compagnie de Sven Biscop, directeur du programme «L’Europe dans le monde» à l’Institut royal Egmont pour les relations internationales.
«Jusqu’ici, seul le Mossad était capable de monter des opérations aussi complexes en territoire ennemi.»
1. Quel est l’impact de l’opération?
D’après les informations transmises par l’armée ukrainienne (les autorités russes ont fait état des attaques «terroristes» mais sans en établir de bilan), 41 avions ont été endommagés et treize de ceux-ci ont été détruits. Cela représenterait 34% des bombardiers stratégiques de la Russie pour un coût avancé de quelque sept milliards de dollars (6,14 milliards d’euros). La perte des bombardiers Tu-95 et Tu-22M3, en plus grand nombre dans l’aviation russe, est moins dommageable que celle annoncée mais pas confirmée d’un avion de commandement A-50, dont la fabrication nécessite des années. Pour le porte-parole de l’armée ukrainienne Iouri Ihnat, s’exprimant le 6 juin, les capacités de la flotte russe sont notablement amoindries.
Sven Biscop estime cependant que «militairement, l’opération « Toile d’araignée » ne changera pas la donne sur le champ de bataille en Ukraine. Mais c’est un grand coup du renseignement ukrainien. C’est une honte pour la Russie que les Ukrainiens puissent détruire des avions de sa flotte sur des bases très éloignées de l’Ukraine.» L’expert de l’Institut royal Egmont considère donc plus conséquentes les répercussions de cette mission sur le moral des Russes. Le coup psychologique n’est pas anodin. «Le message adressé à Vladimir Poutine est important. Le président russe pense qu’il est en train de gagner militairement. Cette opération lui donne une preuve supplémentaire que tout ce qu’il fera sera très cher payé et que le coût des avancées russes sur le terrain sera extrêmement élevé. Dans un premier temps, ce succès ukrainien ne poussera pas Vladimir Poutine à sincèrement négocier. Il l’amènera plutôt à vouloir se venger. Mais à plus long terme, on peut espérer qu’il influencera peut-être son calcul de la balance entre les gains potentiels de la poursuite de la guerre et ses coûts. On n’est cependant loin d’en être certain parce que jusqu’à présent, Poutine a été prêt à accepter un prix énorme pour des gains relativement limités», analyse Sven Biscop.
Dans la même perspective du renforcement de la position militaire de l’Ukraine, certains ont cru voir un atout majeur dans l’autorisation, donnée par l’Allemagne et les Etats-Unis à Kiev, d’utiliser sur le sol russe des missiles à longue portée. Le chercheur de l’Institut royal Egmont le relativise: «C’est un renfort pour l’Ukraine. Mais cela ne va pas changer non plus la donne. La Russie dispose d’un avantage démographique. On essaie de le compenser en armant l’Ukraine. Mais cet apport n’est pas suffisant pour libérer le territoire ukrainien conquis. Le bénéfice maximal qu’on puisse espérer tirer de ces armements est que l’Ukraine tienne le front tel qu’il est actuellement. Et qu’elle ne concède pas davantage de territoires aux Russes.»
2. Quelle réplique?
En vertu du contexte militaire en Ukraine et des informations sur la mobilisation de troupes à ses frontières, on peut se demander si la vengeance du président russe ne se traduira pas par une nouvelle offensive majeure de son armée, par exemple dans la région de Soumy, théâtre ces dernières semaines d’incursions russes. Le directeur Europe de l’Institut Egmont n’y croit pas. «Si les Russes menaient une nouvelle offensive d’envergure, c’est qu’ils l’auraient planifiée depuis un certain temps. L’instinct de Vladimir Poutine le poussera à continuer à frapper l’Ukraine plutôt qu’à se lancer dans une nouvelle offensive, étant donné qu’en parallèle, se tiennent quand même des négociations.» La réponse la plus probable à «Toile d’araignée» consisterait donc à intensifier les vagues d’attaques combinées entre missiles et drones (jusqu’à 100 missiles et 300 drones certaines nuits) que mène la Russie depuis quelques semaines. Le contexte de vraies-fausses négociations et d’illusion de conflit gelé convient en effet parfaitement à l’heure actuelle au maître du Kremlin.
«L’armée russe avance petit à petit en plusieurs zones du territoire ukrainien, au prix d’un coût élevé. Dans l’entendement de Poutine, la Russie est en train de gagner et le temps joue en sa faveur, décrypte Sven Biscop. Il estime toujours que les Occidentaux craqueront à un moment et pousseront l’Ukraine à accepter les demandes russes. Les Occidentaux doivent être clairs dans leur message. Ils doivent rappeler qu’ils ne laisseront jamais tomber les Ukrainiens, d’autant plus que les Européens ont assuré que l’Ukraine sera membre de l’Union européenne. Mais il est difficile pour les Occidentaux d’être aussi clairs. Parce que certains gouvernements européens sont prorusses et que, dans d’autres Etats, des partis prorusses ont acquis un poids non négligeable. Et parce que pour Donald Trump, l’important n’est pas le destin de l’Ukraine, mais bien la normalisation des relations des Etats-Unis avec la Russie. Ce climat renforce Poutine dans sa détermination, pour le moment, à poursuivre le conflit plutôt qu’à négocier.»
«Cette opération montre à Vladimir Poutine que tout ce qu’il fera à l’Ukraine sera très cher payé.»
3. Une coalition salutaire?
Conforter le soutien à l’Ukraine, c’est un des objectifs de la coalition des volontaires mise en place au moment où Donald Trump a annoncé mettre fin à l’aide américaine à Kiev. Le président des Etats-Unis est revenu sur sa décision. Mais cette perspective n’a pas pour autant disparu, loin de là. «La question n’est pas de savoir s’ils la maintiendront ou pas mais s’ils la retireront progressivement ou de façon abrupte. Les Européens doivent se préparer à soutenir, seuls, l’Ukraine en espérant que dans certains domaines, notamment le renseignement, où ils sont dépendants des Américains, ils pourront compter sur leur réseau. Mais en matière d’équipements, de munitions…, l’aide militaire directe des Etats-Unis aura inéluctablement une fin», souligne Sven Biscop.
Avec cette nouvelle donne en point de mire, le rapprochement observé entre la France, la Pologne, l’Allemagne et le Royaume-Uni est bienvenu. Il s’est notamment manifesté par une visite commune du président français et de ses alliés Premiers ministres à Kiev, le 12 mai. «Ces quatre pays sont le noyau de la coalition des volontaires. Militairement et politiquement, ils représentent les quatre plus grandes puissances européennes et incluent les deux seuls Etats européens dotés de l’arme nucléaire. Le consensus entre les quatre est un élément important pour la suite du conflit, rappelle le directeur Europe de l’Institut Egmont. Il faut que d’autres Etats s’y joignent. La Belgique, les Pays-Bas, les pays scandinaves, les pays Baltes, ont déjà pris position en ce sens. Mais il y en a d’autres. Par ailleurs, l’Union européenne a tout de même pris une position forte. Elle a dit qu’elle continuerait le processus d’adhésion de l’Ukraine, qu’elle poursuivrait l’aide militaire à Kiev, y compris après un potentiel cessez-le-feu, qu’elle maintiendrait les sanctions contre la Russie, et qu’elle déciderait si et quand elle les retirerait. Il n’y aura pas de démilitarisation de l’Ukraine et l’Union lui assurera une garantie de sécurité. C’est tout de même une ligne forte. il faut la tenir. D’autant plus que Donald Trump est, probablement, prêt à faire des concessions à Vladimir Poutine au détriment de l’Ukraine. Et si c’est au détriment de l’Ukraine, ce sera au détriment de la sécurité de l’Europe.»
«Dans l’entendement de Poutine, la Russie est en train de gagner et le temps joue en sa faveur.»
Ce soutien européen renforcé est aussi essentiel en raison de la fin de non-recevoir opposée à la demande de l’Ukraine d’adhérer à l’Otan. Le nouveau locataire de la Maison-Blanche a fermé la porte à cette éventualité. Ironie de l’histoire, comme le rappelle en substance Sven Biscop, en 2008, ce sont les Américains qui avaient forcé les Européens à accepter la candidature de l’Ukraine à laquelle ils étaient opposés. Ceux-ci craignaient les réactions de la Russie de Vladimir Poutine… L’invitation lancée au président Volodymyr Zelensky de participer au sommet de l’Otan des 24 et 25 juin à La Haye vaudra surtout par sa charge symbolique. «Le défi sera de trouver un langage qui exprime un soutien assez fort à l’Ukraine pour ne pas donner l’impression au président russe qu’on commence à laisser tomber Kiev. Avec l’administration Trump, ce ne sera pas aisé», juge l’expert.
4. Quelle négociation?
La deuxième séquence de négociations entre Russes et Ukrainiens, organisées à Istanbul depuis leur relance sous l’impulsion des Etats-Unis, n’a pas produit de progrès le 2 juin. Au contraire. Le mémorandum de revendications présenté par Moscou confirme la position maximaliste de Vladimir Poutine. Il demande par exemple le retrait des troupes ukrainiennes des oblasts de Louhansk, Donetsk, Zaporijia et Kherson, aujourd’hui partiellement occupés par l’armée russe, avant tout cessez-le-feu, et par la suite, la reconnaissance juridique internationale du caractère russe de ces territoires ainsi que de la Crimée.
Une perspective inacceptable pour les Ukrainiens qui fait douter de la réelle volonté de Moscou de négocier. «La Russie entretient l’illusion d’une négociation pour faire croire à Donald Trump qu’une issue est possible, confirme Sven Biscop. Mais en réalité, la position de Vladimir Poutine ne bouge pas d’un iota. Il est important de le souligner parce qu’en Belgique, certains de mes collègues prétendent que ce sont les Occidentaux qui ferment la porte à la négociation et que si ceux-ci faisaient une offre sincère, Vladimir Poutine serait prêt à terminer cette guerre. Or, c’est tout le contraire. C’est Poutine qui ne veut pas négocier. C’est lui qui n’est pas sincère.» Combien de mois les Ukrainiens devront-ils encore subir les souffrances de ce conflit avant d’espérer vivre en paix?