Les violences observées après le meurtre de trois fillettes à Southport ont été en partie organisées par des groupes radicaux d’extrême droite. Un premier défi de taille pour le nouveau Premier ministre.
Le 30 juillet, trois fillettes de 6, 7 et 9 ans sont tuées et cinq autres grièvement blessées par des coups de couteau alors qu’elles participent à un cours de danse dans la ville de Southport, au nord-ouest de l’Angleterre. Leur agresseur présumé a 17 ans et ses «motivations» sont inconnues. Le meurtre provoque un choc légitime dans tout le Royaume-Uni.
Les premières sont blanches, leur meurtrier est noir, né à Cardiff, au Pays de Galles, de parents d’origine rwandaise. Les ingrédients sont réunis pour attiser la haine des étrangers. Elle l’est d’autant plus que des groupes diffusent sur les réseaux sociaux l’idée que le responsable de cette horreur est un immigré arrivé récemment en Grande-Bretagne à bord d’une embarcation qui a traversé la Manche, et qu’il est musulman. Fausses informations volontairement répandues. D’après des membres de la communauté rwandaise en Grande-Bretagne, Axel R. n’est pas de la confession dont certains voient en tout pratiquant un terroriste en puissance. Sur le malheur des familles des trois petites victimes qui ont pourtant appelé au calme, se greffe une instrumentalisation politique qui va précipiter dans les rues d’une quarantaine de villes de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord des manifestants remplis de haine contre… les migrants et les musulmans. Comme si la gravité du mal commis, considérée ainsi par la justice puisque l’agresseur a été arrêté et inculpé, ne pouvait pas être appréhendée pour ce qu’elle est et devait nécessairement susciter une réponse qui, hors cadre judiciaire, ajoute une nouvelle violence à la violence.
Des hôtels qui accueillent des candidats à l’asile et des mosquées sont pris pour cible. Des policiers responsables du maintien de l’ordre, surtout, sont attaqués par les plus déchaînés des manifestants. Certains de ceux-ci sont-ils rompus à ces pratiques? Des groupes d’extrême droite sont ostensiblement à la manœuvre. Des spécialistes de cette mouvance, y compris RésistanceS, l’Observatoire belge de l’extrême droite, pointent le rôle de l’English Defence League (EDL), fondée en 2009 sur une rhétorique anti-islam, mais tombée en désuétude depuis une dizaine d’années, selon certains qui nient son implication. Des médias en Grande-Bretagne évoquent aussi le rôle d’un ancien dirigeant de l’EDL, Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, qui aurait organisé la mobilisation après le drame de Southport depuis un hôtel de Chypre. Il séjournerait dans l’île méditerranéenne pour échapper à la justice alors qu’il a été inculpé en novembre 2023 pour ne pas avoir respecté une injonction d’«exclusion de zone» à une manifestation contre l’islam.
L’impact de cette instrumentalisation politique s’avère en tout cas impressionnante. Les violences ont entraîné l’arrestation de près de 500 personnes. Le gouvernement formé par le Premier ministre travailliste Keir Starmer à l’issue des élections législatives du 4 juillet est confronté à une première et particulièrement grave crise. Quelles peuvent en être les conséquences? Eléments de réponse avec Richard Davis, professeur de civilisation britannique à l’université Bordeaux-Montaigne.
L’instrumentalisation par l’extrême droite du drame de Southport est-elle évidente?
La vague de manifestations a dû être organisée d’une façon ou d’une autre. Une partie des actions est spontanée. Des habitants des villes où elles ont lieu sortent de chez eux pour exprimer leur mécontentement. Mais il y a aussi pas mal de personnes qui se déplacent et s’organisent en groupes. Il existe forcément des mouvements qui les structurent. Des groupes d’extrême droite «profitent» des meurtres des trois fillettes. Ils ont dû mettre en place ces moyens de mobilisation anticipativement. Mais comme cela se fait via les réseaux sociaux, il est difficile de voir exactement comment ils fonctionnent.
Après les meurtres, Nigel Farage, le leader du parti Reform UK, a posté une vidéo dans laquelle il questionnait la police sur la possibilité qu’elle cache des informations à propos de l’auteur. Porte-t-il une responsabilité dans les événements?
Il y a des responsabilités indirectes. Je ne dis pas que Nigel Farage a appelé à manifester et à s’en prendre aux policiers. Mais présenter le débat de façon très agressive comme il l’a fait n’a pas contribué à l’apaisement. Depuis le Brexit et peut-être un peu avant, on entend de plus en plus ce genre de discours xénophobes, racistes. Ces sentiments-là ont toujours existé. Mais auparavant, beaucoup de gens se retenaient. Nigel Farage fait partie de ceux qui incitent à libérer ce genre de discours. Pour moi, c’est de l’incitation à la haine. Cette appréciation peut sans doute être nuancée. Il sait bien qu’il y a des limites et que s’il va trop loin, il sera condamné par la justice. Donc, il fait toujours en sorte de se placer du bon côté de la loi, mais de justesse. Globalement, une parole anti-immigrés, raciste, xénophobe tend à se délier de plus en plus.
Reform UK, le parti de Nigel Farage qui a tout de même obtenu 14,29% des voix lors des élections législatives du 4 juillet, fonde-t-il son programme sur le rejet de l’immigration?
C’est le fond de son programme: une politique anti-immigration, la xénophobie… Par rapport à l’idée que le Royaume-Uni a choisi la modération pour diriger le gouvernement en la personne de Keir Starmer –il est le chef du Parti travailliste mais il est surtout centriste–, la réalité est un peu différente si l’on regarde les résultats de plus près. Reform UK et un certain nombre de responsables de l’aile droite du Parti conservateur ont des discours très anti-immigrés. Cette tendance est aussi encouragée par les médias. Certains jouent un rôle important. Ils alimentent ce sentiment que «tout est la faute des immigrés». Avec une obsession sur ce qui se passe dans la Manche avec les pauvres migrants qui tentent de la franchir pour rejoindre le Royaume-Uni. Cela étant, le Royaume-Uni est confronté à un réel problème d’immigration. Des centaines de milliers de migrants arrivent chaque année. Mais cela a aussi des avantages. Des emplois sont occupés par les immigrés parce que l’économie en a besoin.
«Nigel Farage fait partie de ceux qui incitent à libérer ce genre de discours xénophobe.»
Un des slogans des partisans du Brexit était que le Royaume-Uni allait reprendre le contrôle de l’immigration en sortant de l’Union européenne. Est-ce un aveu d’échec?
Oui, clairement. Le «Take back control» était un non-sens. Quand les Brexiters disaient «contrôler», ils voulaient dire limiter le nombre d’immigrés. Malgré des gouvernements successifs qui ont tenu ce discours de limitation de l’immigration à quelques dizaines de milliers par an, les chiffres sont restés au niveau des centaines de milliers d’arrivées. C’est un échec. Mais je pense que c’est presque impossible à appliquer. Si on l’appliquait, l’économie en souffrirait. Il y a une part d’hypocrisie dans le discours des gouvernements. Ils disent qu’ils vont limiter l’immigration à des niveaux plus raisonnables. Mais ils ne font pas ce qu’il faut pour y arriver.
«Ces émeutes révèlent aussi le fond de violence présent dans certains secteurs de la société britannique.»
La réaction des opposants aux immigrés aurait-elle été la même avec un gouvernement conservateur, ou y a-t-il la volonté d’embarrasser la nouvelle équipe travailliste?
Les réactions hostiles sont concentrées dans quelques quartiers de certaines villes. Il ne fallait d’ailleurs pas être grand clerc pour savoir où elles auraient lieu: essentiellement au nord de l’Angleterre, dans des villes post-industrielles où, depuis des années, les gens se sentent lésés par l’évolution de la société. Ceux qui sortent dans les rues sont à 95% des hommes jeunes. C’est un peu le même public que celui qui assiste aux matchs de foot. Ces gens-là sont un peu à l’écart du monde politique traditionnel, conservateur ou travailliste. Peut-être sont-ils captés maintenant par Nigel Farage qui, justement, les séduit. Ces émeutes révèlent aussi le fond de violence présent dans certains secteurs de la société britannique. De la violence «pure». On l’observe le samedi soir. Les gens boivent trop, ce qui provoque des bagarres dans la plupart des villes en Angleterre.
C’est le premier grand test pour le Premier ministre Keir Starmer. L’immigration est-elle un dossier délicat pour le Parti travailliste?
Oui. Le parti est écartelé sur cette question. Certains travaillistes demandent une réponse très ferme, très autoritaire, très juridique, très policière. Le discours de Keir Starmer, le 4 août, reflétait cette attente et était relativement autoritaire à l’égard des manifestants violents. Mais la gauche du parti, elle, ne sera sans doute pas très contente avec une réaction purement policière. Elle cherchera à trouver des raisons plus profondes à ces violences. Et le Premier ministre sera de toute façon toujours attaqué par les conservateurs parce qu’«il laisse entrer les immigrés». C’est le discours de la droite et de Reform UK. Mais quand on voit la police attaquée, il est difficile pour les conservateurs de prétendre que c’est la faute du gouvernement. Ces images de policiers agressés sont terribles. Cela choque. Souvent, on imagine que les Britanniques sont un peuple plutôt calme, modéré, notamment par rapport à la France qui, elle, vote pour l’extrême droite. «Nous, on n’est pas comme cela», pensent beaucoup de Britanniques. Et pourtant, une partie de la société est violente, comme on le voit depuis quelques jours.