Le bombardement du dépôt de pétrole de Shahran, au nord-ouest de Téhéran, un des stigmates de la guerre, nombreux dans la capitale. © GETTY

Reportage à Téhéran, sous les bombes: «Au moins, si je meurs, je mourrai belle»

Des milliers d’habitants tentent de survivre en quittant Téhéran plongée dans le chaos. Témoignages dans l’exode de civils qui contestent la façon dont Israël voudrait les «libérer».

Mahbub erre depuis des heures dans la gare routière, incapable de trouver un bus ou un taxi pour quitter la capitale iranienne peuplée de treize millions d’habitants. Les mains tremblantes, le regard inquiet toujours tourné vers le ciel, cette jeune serveuse de 28 ans souhaite regagner sa ville natale de Noor, située au nord, au bord de la mer Caspienne. Depuis le 13 juin, Téhéran est sous le feu nourri des bombardements israéliens. Des colonnes de fumée font apparaître et disparaître les gratte-ciel. Comme des dizaines de familles munies de leurs valises, Mahbub voit passer de nombreux taxis ou chauffeurs refusant les courses. Les bus aussi sont tous complets. «A chaque heure qui passe, de nouveaux quartiers de Téhéran sont pris pour cible. Que cela se produise à quelques rues de chez nous et non dans la nôtre est un pur hasard. Je ne veux pas attendre que ça tombe sur ma tête», lâche-t-elle.

Au terminal ouest, près de la place Azadi, un important mouvement de foule fait jaillir quelques cris. Des parents, enfants et sacs sous le bras, s’empressent de trouver une place à chaque arrivée d’un nouveau véhicule. Mahbub semble submergée par la peur et se cache le visage entre les mains à chaque refus de chauffeurs sursollicités. «Ma tête est sur le point d’exploser de douleur. Je n’ai pas dormi depuis des jours avec tous ces bombardements. Chaque pensée qui me vient à l’esprit est très sombre. Notre avenir, c’est la guerre?», demande-t-elle désespérément.

«Toutes ces explosions ont anéanti instantanément de nombreuses vies innocentes. Tant de rêves évanouis en quelques secondes. Tant d’investissements détruits. Je ne souhaiterais pas une telle misère, même à mon ennemi. Qu’avons-nous fait de mal, nous, le peuple? Israël traite nos précieuses vies comme si elles n’avaient aucune valeur avec leurs bombes vulgaires», s’emporte Mahbub avant de fondre en larmes. Après une bonne heure, elle finit enfin par trouver une place qu’elle paiera plus du double des tarifs habituels.

Des torrents dans les rues de Téhéran

Dehors, des torrents d’eaux usées emportent des cadavres de chiens, de chats et d’oiseaux tués dans les bombardements de quartiers où les canalisations ont cédé. Les forces de police, le Croissant-Rouge, les pompiers et les ambulances font des allers-retours constants dans une grande cacophonie pour évacuer les corps humains et les blessés. Des policiers empêchent la population de filmer ou de photographier les destructions. Chaque Iranien muni d’une caméra ou d’un appareil photo est interpellé, créant une atmosphère doublement angoissante.

Au nord-ouest de Téhéran, dans le quartier de Shahran, Israël a fait sauter le dépôt pétrolier. Les immeubles et maisons du quartier sont grises de poussière, comme enneigés. Les carreaux des vitres sont soit fissurés, soit carrément brisés. Arian, un habitant de 32 ans, est l’un des rares à être resté. Le regard hébété, le jeune homme raconte que le bruit et la secousse de l’explosion ont été si intenses que tous les panneaux de signalisation se sont couchés. «Cela fait plus de douze heures que le dépôt pétrolier brûle. Quartier après quartier, les maisons et les voitures sont jonchées de poussières noirâtres. Israël dit vouloir nous libérer de la dictature, mais tout le monde ici les maudit, car ils sont responsables de ce chaos. Aujourd’hui, chacun tente, à sa manière, de sauver sa peau.» 

Arian ne veut pas laisser sa boutique aux pillards et dit vouloir rester. Jusqu’à quand ? «J’espère que les bombes cesseront de pleuvoir, mais je crains que ça n’arrivera pas.» Une explosion retentit au loin. Arian sursaute puis se ravise. «J’aimerais pouvoir quitter le pays. Mais les routes aériennes sont fermées. J’ai entendu dire que les frontières terrestres avec la Turquie sont prises d’assaut. Je vais peut-être traverser la frontière avec la Turquie par Bazargan jusqu’à ce que la situation se calme. Au diable mon magasin et ma maison! Aujourd’hui, j’ai l’impression que ma vie compte plus que tout.»

«Netanyahou prétend faire le bien ici, mais regardez! Mes enfants sont traumatisés.»

Des hébergements offerts

Au nord de Téhéran, de monstrueux embouteillages se sont formés. Depuis samedi matin, les Téhéranais ont envahi les autoroutes menant aux provinces de Mâzandarân (nord-est) et de Gilan (nord-ouest) relativement épargnées par les bombardements israéliens. Une queue immense de véhicules est bloquée sous un soleil déclinant. Les coffres et toits sont chargés de provisions et de bagages. Angoissés par le bruit sourd des explosions au loin, des pères de famille ouvrent leurs portières et passent une tête pour tenter de savoir pourquoi la circulation est paralysée. La tension et la peur crispent les visages et tordent les estomacs. Pour ne rien arranger, la police iranienne a dressé des checkpoints à l’entrée des grandes artères en sortie de la capitale ainsi qu’à l’entrée de toutes les grandes villes du pays. Les coffres sont inspectés ainsi que les téléphones en cas de soupçon. La chasse aux espions israéliens et aux saboteurs est lancée.

La population, même farouchement opposée à la République islamique, semble surtout blâmer Israël pour ses destructions et crimes contre les civils. Dans les embouteillages, un automobiliste fulmine à haute voix: «Netanyahou prétend faire le bien ici, mais regardez!» Il pointe deux petites têtes dissimulées derrière la vitre de sa vieille Saipa surchargée. «Mes enfants sont traumatisés et vous me demandez sérieusement si je suis heureux de ce qu’Israël fait à l’Iran? Mais êtes-vous fou?», s’emporte-t-il.

Un homme corpulent sort d’une Peugeot grise. Habib, 50 ans, est également enragé par notre question. «Maudits soient tous les responsables de ces bombardements! Nos vies ont basculé depuis vendredi. Alors ça y est, nous sommes des déplacés de guerre? C’est ça qu’Israël ambitionne pour nous?», fulmine-t-il. L’homme cultive des légumes sous serre dans le sud-est de Téhéran. Avec son épouse et ses deux fils, ils vont aller vivre chez un ami à Qazvin, plus au nord. «Ni les examens scolaires que mes enfants devaient passer ni mes récoltes ne comptent plus que nos vies. Aujourd’hui, nous pensons seulement à rester vivants et cela n’était plus compatible avec le fait de rester chez nous.» Sur les réseaux sociaux, plusieurs âmes généreuses proposent le gîte et le couvert à des familles sans solution d’hébergement et voulant fuir Téhéran. Ces soutiens ont soulevé une vague de remerciements, rare élément positif.

Retour à l’extrémité nord-est du cœur de Téhéran, dans le quartier de Nobonyad. Donya, 19 ans, a déménagé en raison de la présence de sites militaires non loin de son habitation familiale. Cette étudiante en économie dit avoir été saisie d’effroi par les nombreux bombardements ayant pulvérisé des bâtiments et des vies juste à proximité de son lieu de vie. «Israël prétend cibler des zones militaires. Mais il bombarde toute la ville: les bureaux du gouvernement et les immeubles résidentiels. Chaque recoin de Téhéran est désormais la cible de frappes aériennes, et ils ont entraîné tout l’Iran dans la violence et un bain de sang. Je hais Netanyahou.» Derrière sa frange châtain clair, de petits yeux et des sourcils fins et clairsemés, la jeune femme dit craindre pour sa vie, plus que jamais auparavant. D’un geste, elle sort un rouge à lèvres de son sac et, en riant, lance: «Au moins, si je meurs, je mourrai belle.»

Tooba Moshiri et Quentin Muller

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