Une manifestation, le 2 octobre à Santiago du Chili, pour réclamer la vérité sur la disparition de Julia Chuñil.
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Propriétaires terriens contre défenseurs de l’environnement: la disparition de Julia Chuñil conserve tous ses mystères au Chili

Le Vif

L’opacité de l’enquête sur le sort de la représentante de la communauté mapuche depuis le 8 novembre 2024 interroge les relations entre propriétaires terriens et défenseurs de l’environnement.

Par Hippolyte Radisson, à Santiago du Chili

«Où est Julia Chuñil?» La question a envahi les murs des villes chiliennes depuis quelques mois. Elle s’inscrit sur des affiches aux côtés du portrait de cette représentante mapuche, la communauté autochtone la plus importante du pays, dont on a perdue la trace il y a un an, le 8 novembre 2024. «Un an de disparition forcée, un an d’injustice», dénonce sa petite-fille Lyssette Sánchez, tunique et bandeau traditionnels pourpres, lors d’une manifestation dans la capitale, Santiago, mi-octobre. «Ma grand-mère est victime de l’Etat et des grands propriétaires terriens qui viennent envahir nos territoires», poursuit-elle. Membre de la communauté Putreguel, Julia Chuñil, 72 ans au moment des faits, a disparu avec son chien Chulito à Máfil, dans la région de Los Ríos, au sud du Chili. Elle quittait son domicile pour surveiller son bétail, et n’est jamais revenue. Depuis 2015, elle vivait avec sa famille sur une partie d’un terrain de 900 hectares appartenant au gérant d’une société forestière, Juan Carlos Morstadt. Une forêt primaire posée sur un terrain accidenté, ponctué de collines.

«Julia appartient à la famille qui habitait à cet endroit depuis des temps immémoriaux», retrace l’avocate des proches de la septuagénaire, Karina Riquelme. Une zone dans laquelle se trouve un cimetière mapuche. Elle revendiquait ces terrains, comme nombre de communautés autochtones face aux expropriations menées au XXe siècle avec l’appui de l’Etat. «Le terrain a été acquis en 2011 pour plus de 1.000 millions de pesos (environ un million d’euros) par la Conadi, l’organisme qui restitue aux communautés indigènes des terres accaparées. Il était destiné à la communauté Blanco Lépine, qui venait de plus loin. Cette dernière l’a finalement refusé en raison de son isolement et de l’absence d’eau. Le propriétaire n’a pas remboursé la Conadi alors que le terrain lui a été rendu», précise Sebastián Benfeld, le président d’Escazú Ahora. Cette organisation de défense de l’environnement a accompagné la famille dans la procédure judiciaire. Selon le rapport qu’elle a fourni aux enquêteurs, Julia Chuñil vivait initialement à côté du terrain en litige et a saisi la Conadi pour le réclamer.

Enregistrement téléphonique

Si la thèse d’une disparition accidentelle a d’abord été étudiée par les enquêteurs de la PDI (police d’investigations) et les carabineros, elle ne tient plus la corde. Les soupçons se sont vite portés vers Juan Carlos Morstadt. «Julia et sa famille ont commencé à être la cible de menaces de la part du propriétaire, qui voulait leur départ. Et d’actes d’intimidation, comme la coupure d’une route», détaille Sebastián Benfeld. «Mon client nie l’existence de ces menaces, rétorque son avocate, Carole Montory. S’il avait voulu chasser cette famille de son terrain, il aurait facilement pu intenter une action civile. Ce qu’il n’a pas fait.»

La révélation du contenu d’un enregistrement téléphonique fin septembre par l’avocate de la famille de Julia Chuñil a amplifié l’indignation collective. Elle affirme que le propriétaire a prononcé les mots «ils l’ont brûlée». «L’information a fuité à la suite d’une erreur du parquet. Une enquête est menée pour en connaître l’origine», relate une source judiciaire. «Mon client n’a pas commis les faits et n’a jamais reconnu quoi que ce soit, défend Carole Montory. Dès les premiers jours, circulait une rumeur pointant une possible implication des enfants de Julia Chuñil. Nous n’avons malheureusement pas accès aux audios, mais il est possible qu’il évoquait cette rumeur.»

«Les enquêteurs n’ont rien fait de cet audio. Les investigations se sont, à l’inverse, dirigées vers nous, la famille. Ils tentent un montage pour nous inculper», se désolait Pablo San Martín, l’un des fils de Julia Chuñil, début octobre. C’est l’autre piste explorée: celle d’un meurtre intrafamilial. Quelques jours avant sa disparition, Julia Chuñil a signé un contrat avec son fils Pablo pour lui céder un terrain de 2,9 hectares dont elle garderait l’usufruit jusqu’à sa mort. «C’est très courant chez les mapuches. Cela permet de solliciter des aides», soutient l’avocate de la famille. Et d’ajouter: «Pablo ne vit même pas à la campagne, il a sa maison en ville. L’interprétation est classiste: le latifundiste se bat pour 900 hectares et pense que les enfants, parce qu’ils sont mapuches et pauvres, tueront pour trois hectares?»

Plusieurs médias évoquent la découverte de traces de sang pouvant impliquer la famille, et d’un conflit interne rapporté par un témoin protégé. «Les rapports d’expertise excluent la présence de sang de Julia dans la maison des enfants et de sang de l’un des enfants dans la charrette qu’utilisait Julia», balaie l’avocate.

«Les membres des peuples originaires sont les plus visés par les agressions envers les défenseurs environnementaux.»

Une militante active

Une dernière allégation de l’autorité judiciaire a été perçue comme un affront par la famille. «Il n’existe aucune preuve permettant d’affirmer que [Julia Chuñil] ait exercé une activité politique ou militante organisée», a déclaré mi-octobre dans une interview au média La Segunda la procureure régionale de Los Ríos, chargée de l’affaire. Une prise de parole rare, de celle qui n’a pas organisé de conférence de presse malgré la résonance de l’affaire. Le parquet n’a d’ailleurs pas souhaité répondre à nos questions. Le manque de transparence est dénoncé par les deux parties, qui disent n’avoir toujours pas accès au dossier.

Par son action de protection des terres et de représentation de sa communauté, Julia Chuñil était bien une militante, selon Escazú Ahora. «Nous n’avons aucun doute qu’elle était une défenseure de l’environnement», a même affirmé le ministre de la Justice Jaime Gajardo, contredisant le parquet. Une qualification importante, car plusieurs activistes mapuches ont perdu la vie sur fond de conflits environnementaux. En 2016, par exemple, Macarena Valdés, 32 ans, mobilisée contre un projet hydroélectrique, est morte dans des circonstances encore troubles. D’après Escazú Ahora, «les membres des peuples originaires sont les plus visés par les agressions envers les défenseurs environnementaux». L’enquête fait l’objet de l’attention de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui a sommé les autorités de «re doubler d’efforts» en juillet, ou encore du président socialiste Gabriel Boric lui-même. Ce dernier souhaite que «toute la vérité soit faite».

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