Une manifestante devant les policiers, le 28 août, à Jakarta: le rose est devenu le symbole de la résistance au pouvoir. © Getty Images

Pourquoi la révolte populaire menace le pouvoir du président Prabowo Subianto en Indonésie

Une allocation de logement que s’étaient octroyée les parlementaires a déclenché la contestation. Elle vise désormais la répression de la police et l’autoritarisme du pouvoir.

Une femme d’âge moyen, vêtue d’un hijab rose, agite le drapeau rouge et blanc de l’Indonésie. Ce 28 août, elle se tient en première ligne face aux policiers antiémeutes casqués, boucliers levés, devant le Parlement de Jakarta. Sous la pluie, elle crie sa colère contre l’injustice et sa déception envers le gouvernement. La «ibu berjilbab pink» («la femme au voile rose») est devenue virale: en quelques jours, son image s’impose comme le symbole d’un peuple en colère.

La couleur de son hijab est reprise partout comme signe de ralliement du mouvement antigouvernemental qui a éclaté fin août et embrase désormais l’archipel indonésien, première économie d’Asie du Sud-Est et pays le plus peuplé de la région (283 millions d’habitants). Sur les réseaux sociaux, des millions d’Indonésiens publient du contenu auréolé d’un fond rose. Le 3 septembre, des centaines de femmes arborant du rose défilent dans la capitale: elles brandissent des balais symbolisant leur désir de «balayer la saleté de l’Etat, du militarisme et de la répression policière».

Deux jours plus tôt, l’Alliance des femmes indonésiennes (IWA), une coalition de groupes civiques dirigés par des femmes, avait renoncé à manifester, redoutant une répression violente. La crainte n’était pas infondée: depuis le début du mouvement, émaillé de heurts, au moins dix personnes ont été tuées, certaines sous les coups de la police, selon des associations de défense des droits humains. Plus de 1.000 ont été blessées, 3.000 arrêtées et une vingtaine ont disparu sans laisser de traces, «introuvables», s’inquiète une ONG locale.

«Le gouvernement assure que l’économie va bien. Mais sur le terrain, les gens peinent à joindre les deux bouts.»

Privilège indu

Le 1er septembre, l’ONU a réclamé l’ouverture d’une enquête sur la mort des personnes lors des manifestations réprimées par les forces de sécurité. La veille, le président indonésien Prabowo Subianto, même s’il avait concédé certaines revendications de la rue, notamment l’annulation de la hausse décriée des indemnités aux élus, a déclaré que l’armée et la police resteraient fermes face à la violence, martelant que certains troubles portaient des signes de «trahison» et de «terrorisme». Arrivé au pouvoir il y a moins d’un an, l’ancien général âgé de 73 ans est confronté à la pire crise depuis sa prise de fonction en octobre 2024.

Les rassemblements ont d’abord été pacifiques. Le 25 août, des étudiants et syndicalistes se sont réunis devant le Parlement de Jakarta pour dénoncer une décision jugée scandaleuse: une allocation logement de 50 millions de roupies (2.600 euros) accordée aux législateurs, près de dix fois le salaire minimum dans la capitale. Un privilège intolérable pour une population confrontée à la stagnation des salaires, à un chômage des plus élevés de la région (4,71%) et aux vagues de licenciements qui frappent tous les secteurs, du manufacturier au technologique, en passant par les industries traditionnelles.

«C’est très difficile pour les jeunes de trouver un emploi», souligne Yoes C. Kenawas, chercheur à l’université catholique Atma Jaya, à Jakarta. «Le gouvernement assure que l’économie va bien, avec une croissance de 5,12%. Mais sur le terrain, les gens peinent à joindre les deux bouts et les prix ne cessent d’augmenter. Quand les gens ont appris que les parlementaires toucheraient des primes pour le logement, leur sang n’a fait qu’un tour.» Puis un tournant dramatique est intervenu trois jours plus tard, le 28 août, lorsque Affan Kurniawan, 21 ans, a été tué par la police. La scène, filmée et que toute l’Indonésie a vue, montre le jeune conducteur de taxi-moto, reconnaissable à sa veste verte, percuté puis écrasé par un véhicule blindé. Cette mort brutale a profondément bouleversé la société indonésienne. 

La police indonésienne est accusée de mesures répressives excessives face aux protestataires. © Getty Images

Manifestants insultés

Affan Kurniawan faisait partie des quelque trois millions de chauffeurs-livreurs en ligne, les «ojol». Des travailleurs précaires n’ont souvent d’autre choix que ce métier pour survivre. Affan incarnait le quotidien de millions d’Indonésiens. «Le manque d’empathie, voire l’arrogance, de certains parlementaires a mis de l’huile sur le feu», précise Yoes C. Kenawas. Insultant, l’élu Ahmad Sahroni a déclaré que les manifestants demandant la dissolution du Parlement étaient «les plus stupides du monde».

«Il n’y a aucune justification à augmenter les privilèges des députés alors que les gens ordinaires ont du mal à s’en sortir. Et en plus des allocations logement, on apprend qu’ils reçoivent même une allocation pour le riz, c’est n’importe quoi, s’indigne Justine Zebedeus, qui habite Jakarta. Tout le monde est en colère, pas seulement les classes populaires, mais aussi les classes moyennes et les plus aisées», ajoute cette cadre d’entreprise. 

Né autour des difficultés économiques, ce mouvement de protestation s’est transformé en révolte contre les brutalités policières. La défiance envers les forces de l’ordre s’était accrue au fil des années, exacerbée par des abus récurrents et impunis, notamment par la tragédie de Kanjuruhan en 2022, lorsque des tirs de gaz lacrymogènes dans un stade à Malang avaient provoqué une bousculade faisant 135 morts. «Les récentes brutalités policières, loin d’être des incidents isolés, sont le reflet du fait que la violence de la police est désormais une partie intégrante de la vie quotidienne des Indonésiens, écrit dans The Conversation le politologue Aniello Iannone, qui enseigne à l’université Diponegoro, à Semarang. La forme la plus troublante du mal n’est pas son excès spectaculaire, mais sa répétition routinière. Or, en Indonésie, les brutalités policières ne constituent pas des cas extraordinaires mais, plutôt, des manifestations habituelles du fonctionnement de l’institution.» Après la mort du jeune Affan Kurniawan, ce ressentiment longtemps contenu a éclaté.

Prabowo Subianto, le président indonésien contesté moins d’un an après son intronisation. © GETTY IMAGES

Résidences parlementaires pillées

La contestation s’est vite étendue à d’autres grandes villes –Java, Bandung, Cirebon, Yogyakarta, Solo, Surabaya– ainsi qu’aux îles de Bornéo (Pontianak), de Sumatra (Medan), des Célèbes (Makassar, Gorontalo), de Lombok (Mataram) et même à la touristique Bali (Denpasar). Cocktails Molotov, canons à eau et gaz lacrymogènes: dans plusieurs provinces, de violents affrontements éclatent entre manifestants et forces antiémeutes, et des bâtiments publics sont pris d’assaut. A Makassar, l’incendie du parlement local a fait trois morts, piégés par les flammes, tandis qu’un homme, confondu avec un agent infiltré, a été battu à mort. A Yogyakarta, le corps d’un étudiant, couvert de sévices, est retrouvé sans vie. Dans la capitale Jakarta, le week-end des 30 et 31 août s’est transformé en chaos: voitures brûlées, abribus vandalisés et résidences de parlementaires, notamment celles de ceux qui avaient raillé les manifestants comme Ahmad Sahroni, pillées.

Sabrina Citra, descendue dans la rue au lendemain de la mort du jeune taxi-moto, n’est pas surprise par l’ampleur du mouvement. La jeune femme de 26 ans explique que, depuis le début du mandat de Prabowo Subianto, les conditions de vie se sont détériorées à un rythme inquiétant. Beaucoup de personnes doivent cumuler deux ou trois emplois pour tenter de faire face à l’inflation, dit-elle, dénonçant «les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé» opérées au profit du programme de repas gratuits dans les cantines scolaires, lancé en début d’année à un coût faramineux et déjà marqué par des défaillances –intoxications alimentaires, manque de transparence et problèmes logistiques. Elle déplore par ailleurs «l’augmentation des dépenses publiques consacrées à la sécurité nationale (avions de chasse, sous-marins).»

Mais, comme beaucoup de manifestants, Sabrina Citra redoute surtout la volonté affichée du président, ancien général et chef des forces spéciales, d’accroître l’influence de l’armée. Une inquiétude renforcée par un projet de loi adopté en catimini fin mars, qui permet aux militaires de cumuler leur fonction et d’occuper des postes civils. Soit un retour à une pratique controversée héritée de l’ère du dictateur Suharto (1967-1998), dont Prabowo Subianto est le gendre.

Au sein des organisations de la société civile, les actes de vandalisme et de pillage, qui ont émaillé un mouvement initialement pacifique, suscitent des interrogations. Certains soupçonnent un coup monté ou, à tout le moins, des violences encouragées pour justifier une répression plus sévère. Comment un mouvement pourtant spontané a-t-il pu coordonner le pillage des demeures de politiciens, alors que ces derniers étaient absents et que leurs résidences auraient dû être bien protégées? «C’est louche, j’ai du mal à y croire», confie Efraim Aloysius, du groupe prodémocratie Bijak Memantau. 

«La violence de la police est désormais une partie intégrante de la vie quotidienne des Indonésiens.»

Des violences questionnées

Pour Sabrina Citra, le déclenchement des violences n’a rien de fortuit: «Ma mère m’a dit que ces tactiques rappellent ce qui s’est passé en 1998», lors des troubles civils qui avaient servi de justification à l’armée, alors dirigée par Prabowo Subianto, pour réprimer les militants prodémocratie. Le politologue Yoes C. Kenawas établit également un parallèle avec l’année 1998, qui a secoué l’Indonésie avant la chute du dictateur Suharto. Certaines personnes en civil, suspectées d’appartenir à l’armée, avaient alors contribué à provoquer les émeutes, indique le spécialiste. L’universitaire insiste également sur le passé de Prabowo, accusé à l’époque d’enlèvements et de tortures de militants prodémocratie, et souligne que l’ancien général, ayant grandi sous l’«Ordre nouveau», est toujours soupçonné de vouloir restaurer l’ancien régime: «Il a besoin de montrer que le gouvernement est fort.» 

Les organisations de la société civile réclament «17+8» revendications: 17 à court-terme (qui devaient être réalisées avant le 5 septembre) et huit à long terme (d’ici le 31 août 2026). En réaction, le gouvernement indonésien n’a pris que quelques mesures, comme la suppression des allocations de logement des parlementaires et la promesse d’enquêter sur les violences policières. Ces derniers jours, les rues sont plus calmes. Mais le ressentiment demeure: la population estime que seules des réformes structurelles profondes pourront réellement apaiser la crise. 

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