«Phase zéro» d’une guerre Russie-Otan: «On soupçonne un nombre important de troupes russes à la frontière estonienne» © Getty Images

«Phase zéro» d’une guerre Russie-Otan: «On soupçonne un nombre important de troupes russes à la frontière estonienne»

Le 10 octobre 2025, l’Estonie a fermé sa portion routière dite «Saatse Boot» après l’apparition de soldats russes armés avec des masques à gaz sur la chaussée côté russe. Le 19 septembre, trois MiG-31 ont violé son espace aérien estonien pendant douze minutes. De nombreux observateurs pointe une «phase zéro» de la guerre.

Le 10 octobre, la police et le service des gardes-frontières estonien ont diffusé des images montrant sept hommes armés, visages couverts, debout au milieu de la route sur le tronçon russe de la «Saatse Boot», à l’est de l’Estonie. C’est un passage avec une singularité géographique, où la route pénètre en Russie sur un peu plus d’un kilomètre avant de revenir en Estonie. Les civils sont autorisés à la traverser à condition de ne pas s’arrêter. La présence de patrouilles russes y est connue, mais des stationnements de militaires non identifiables, alignés le long de la chaussée, l’est moins.

L’Institute for the Study of War (ISW), think tank américain, y voit une continuité dans ce qu’il appelle la «phase zéro» de la guerre: «La Russie accélère son processus de conditionnement informationnel et psychologique dans le cadre de sa préparation à une possible guerre avec l’Otan». L’institut ajoute que l’observation de «petits hommes verts» non identifiés dans le voisinage immédiat d’un Etat de l’Alliance constitue un premier cas signalé dans cette campagne. La référence renvoie à un répertoire connu depuis l’annexion de la Crimée en 2014: silhouettes sans insigne, signaux calibrés, tests de procédure et d’attention.

Le politologue spécialiste de géopolitique et professeur à l’ULiège Michel Hermans y voit une menace à ne pas minimiser, un rappel de l’annexion de la Crimée qui avait commencé par ces épisodes furtifs. «Il ne faut pas faire le jeu de la Russie qui consiste à effrayer l’Occident. On soupçonne un nombre important de troupes russes, habillées différemment, masques à gaz, sans insignes, à la frontière estonienne. La stratégie est de déclencher des réactions européennes et d’en observer les réactions. Je ne pense pas que, dès demain, Poutine soit prêt à envahir l’Estonie. Il n’a pas les troupes suffisantes. Mais c’est un scénario envisageable dans le futur. Aujourd’hui, en Estonie, il existe une prise de conscience de cette «phase zéro», et cela se traduit par des réactions des responsables plus calculées, qui minimisent parfois les événements, se sachant protégés par les pays européens, mais aussi par la volonté de ne pas montrer de signes de panique favorables aux Russes. L’enjeu est aussi de ne pas faire paniquer une partie de la population plus russophile

Meelis Saarepuu, chef des gardes-frontières du sud de l’Estonie, s’est pourtant montré inquiet par la situation dans les médias publics estoniens: «L’activité du côté russe est nettement plus intense que d’habitude. A un moment, ils ont formé une ligne en travers de la route. Pour nous, c’était clairement dangereux, nous avons donc décidé de fermer temporairement cette zone pour éviter des risques pour les civils». Le lendemain de cet événement, Igor Taro, ministre de l’Intérieur estonien, a indiqué dans ces mêmes médias que «l’unité a quitté la zone. La situation a retrouvé son calme. La menace directe de guerre n’est plus». De son côté, le ministre estonien des Affaires étrangères, Margus Tsahkna, relativise: «Soyons clairs, rien de grave ne se passe à la frontière. Les Russes agissent de façon plus affirmée et visible qu’auparavant, mais la situation reste sous contrôle».

Un événement loin d’être isolé

Pour Michel Hermans, s’il devait y avoir une attaque de la Russie, ce serait sur les pays baltes, et sur le pays avec lequel elle partage une frontière directe. «L’Estonie est le premier choix, cite-t-il. De par sa position sur la mer et sa frontière commune à la Russie. Avec la Lituanie et la Lettonie, ce sont trois pays extrêmement importants pour gagner le contrôle des mers. On parle à juste titre de « phase zéro » aujourd’hui, comme on en parlait pour la Crimée en 2014. A cette époque, Poutine niait toute volonté d’invasion de l’Ukraine ou de prise de la Crimée, mais des signes indiquaient le contraire. S’il faut se méfier des signes d’escalade, c’est parce que le président russe conserve de la rancœur quant à l’adhésion des pays baltes à l’Union européenne et à l’Otan. Cela a été vécu par des Russes comme une promesse non tenue, une forme d’ »annexion » européenne de territoires de l’ex-URSS.»

Si la moindre présence russe affole l’Estonie, c’est qu’il y a un passif. Le 19 septembre dernier, trois MiG-31 russes sont entrés dans l’espace aérien estonien au-dessus du golfe de Finlande près de Vaindloo, sans plan de vol, transpondeurs coupés, sans contact radio. Des F-35 italiens ont décollé d’Ämari, pendant que la Finlande et la Suède faisaient décoller leurs chasseurs d’alerte. L’incursion a duré douze minutes et a mis le pays en état d’urgence pendant ce court laps de temps. Tallinn a alors saisi l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord, qui prévoit que «les Parties se consulteront chaque fois que, de l’avis de l’une d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des Parties sera menacée».

Le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, dit prendre la situation estonienne et la menace russe au sérieux: «L’Otan a réagi immédiatement pour intercepter les appareils russes. C’est un nouvel exemple du comportement imprudent de la Russie et de la capacité de l’Otan à répondre. Ce que font les Russes n’est pas acceptable. Intentionnel ou non, c’est au minimum imprudent, et cela doit cesser, absolument».

Au-delà de ces deux faits, le théâtre baltique cumule des pressions techniques. Au printemps 2024, la compagnie aérienne finlandaise Finnair a suspendu ses vols pendant un mois vers Tartu (Estonie) en raison d’interférences satellites, avant de rétablir des procédures d’approche qui n’utilisent pas le GPS. Les autorités estoniennes et finlandaises signalent presque quotidiennement des perturbations en mer Baltique, alors que Moscou dément toute implication.

Profondeur défensive balte

En réponse à cette dynamique d’événements ambigus entre la Russie et l’Otan, l’Estonie met en avant des moyens territoriaux, des aménagements défensifs et des renforts alliés à calendrier lisible. La Ligue de défense estonienne (Kaitseliit), créée en 1918 et réactivée en 1991, revendique aujourd’hui plus de 30.000 volontaires, un peu plus de 2,2% de la population.

Réparties par districts, ouvertes aux femmes comme aux hommes, ces unités sont formées pour des missions locales et de patrouilles le long des zones sensibles. D’après la communication officielle de l’armée estonienne, ce maillage vise la proximité d’effectifs formés au niveau communal et l’appui aux autorités civiles en cas d’incident aux frontières, de tentative de sabotage frontière, ou de «crises hybrides».

Le long de la frontière de 294 kilomètres que partage l’Estonie avec la Russie, Tallinn travaille, avec Riga et Vilnius, à une «ligne de défense balte». Les annonces publiques détaillent des obstacles antimobilité, des positions préparées et, côté estonien, la construction de 600 bunkers à la frontière. Les responsables baltes présentent cet ensemble comme «un moyen de canaliser les axes, de ralentir une progression éventuelle et de gagner du temps pour les décisions nationales et alliées».

Dans cette logique de «phase zéro», la Belgique a déployé 200 militaires belges fin juillet 2025 en Lituanie à la demande de l’Allemagne. La composition annoncée comprend un escadron de reconnaissance (environ 100), une task-force d’artillerie (70), une dizaine d’officiers d’état-major et une dizaine de spécialistes (logistique, médical, police militaire). Le stationnement des militaires belges est prévu jusqu’au 31 janvier 2026.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire