L’accord de cessez-le-feu entre New Delhi et Islamabad laisse les problèmes de fond pendants. L’utilisation de l’eau de l’Indus et de ses affluents déterminera l’avenir des relations entre les deux pays.
Les armes se sont tues entre le Pakistan et l’Inde après une semaine d’attaques et de répliques consécutives à un attentat ayant tué 26 civils, essentiellement des touristes, le 22 avril dans la localité de Pahalgam au Cachemire indien. L’attaque a été attribuée par New Delhi à des groupes cachemiris propakistanais. Après quelques derniers échanges de tirs, le calme est effectivement revenu dans les parties pakistanaise et indienne de ce territoire disputé par les deux pays depuis leur indépendance en 1947. Mais la situation reste fragile. Pour preuve, en fin de semaine, l’Inde n’avait pas rétabli sa participation au Traité des eaux de l’Indus, datant de 1960, qu’elle a suspendue aux premières heures des tensions.
L’eau est un enjeu de plus en plus grand dans les relations entre l’Inde et le Pakistan. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, sait qu’il dispose là d’une arme redoutable pour affaiblir son voisin, dont l’agriculture, l’alimentation de sa population et la survie même dépendent de l’eau de rivières qui prennent leur source ou traversent le Cachemire indien. Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), en France, et spécialiste des questions politiques liées à l’eau, Franck Galland détaille les tenants et les aboutissants de cet enjeu crucial.
«On estime que 25 des plus grandes villes indiennes manqueront d’eau à l’horizon 2030.»
Que stipule le Traité de l’Indus sur le partage des eaux signé par le Pakistan et l’Inde en 1960?
Le Traité des eaux de l’Indus a été voulu par Dwight Eisenhower, président des Etats-Unis, à l’époque pour calmer les tensions qui ne cessaient de croître entre l’Inde et le Pakistan, deux Etats nouvellement indépendants de la puissance tutélaire, la Grande-Bretagne. Il fut signé sous la médiation de la Banque mondiale. Il répartit les six grands fleuves du bassin de l’Indus. A l’Inde, ce qu’on appelle les «rivières orientales», Ravi, Beas et Sutlej; au Pakistan, les «rivières occidentales», Indus, Jhelum et Chenab. Parmi ces trois rivières qui «reviennent» au Pakistan, l’Indus prend sa source au Tibet, en territoire chinois, traverse ensuite le Jammu-et-Cachemire, le Cachemire indien, avant d’arriver au Pakistan; et les rivières Jhelum et Chenab prennent leur source en Inde. L’Inde dispose ainsi sur le Pakistan d’une capacité d’hydrodomination qu’encadre ce traité. Dans le détail, le traité établit que l’Inde ne peut utiliser les rivières occidentales qu’avec un usage restreint. Elle peut s’en servir à des fins d’irrigation, d’hydroélectricité, pour l’eau à usage domestique, mais en aucun cas elle ne doit en altérer le flux, détourner ou stocker de l’eau de manière significative. C’est bien là que réside actuellement le problème, car l’Inde a décidé d’utiliser l’eau comme une arme pour faire pression sur le Pakistan. Or, le système d’irrigation du Pakistan, qui est le plus vaste du monde avec 200.000 kilomètres de canaux, est alimenté à 90% par les eaux de l’Indus et de ses affluents. Le bassin de l’Indus couvre également à lui seul 65% de la superficie du Pakistan, dont la totalité de la province agricole du Pendjab. Le Pakistan est ainsi clairement à la merci d’une réduction du débit des rivières entrant sur son territoire, ce qui semble être le cas actuellement sur la rivière Chenab.
Techniquement, l’Inde est-elle en mesure de «couper l’eau» au Pakistan, comme elle l’en a menacé, ou peut-elle «seulement» réduire le débit de l’Indus?
Pour réduire une alimentation en eau, il faut des barrages. L’Inde dispose de barrages sur la Chenab. Elle a également un projet de barrage, qui inquiète énormément le Pakistan, sur un affluent de la Jhelum, le projet Kishanganga. Quand des ouvrages sont en construction ou déjà construits, cela donne effectivement une possibilité de réduire ce débit. Mais un barrage est fait pour résister à une certaine pression hydraulique. Réduire fortement le flux d’eau sortant est techniquement dangereux et provoquerait de fortes inondations en amont. Et au-delà, un risque de rupture du barrage. Cette tension hydromilitaire intervient par ailleurs dans un contexte où se conjuguent les effets du changement climatique et une explosion de la demande en eau. Les enjeux démographiques n’étaient pas les mêmes en 1960. L’Inde compte désormais 1,43 milliard d’habitants. Elle a dépassé la Chine et est le pays le plus peuplé du monde. Et le Pakistan ne représente «que» 241 millions de personnes, mais c’est quand même le cinquième pays au monde en nombre d’habitants. Pour alimenter en eau ces populations et satisfaire leurs usages, il faut mobiliser de plus en plus d’eau dans la péninsule indienne.
«L’Inde est elle-même menacée par la position hydrodominante en devenir de la Chine.»
Quels sont les enjeux pour l’Inde?
L’Inde recourt actuellement à l’arme de l’eau parce qu’elle n’a pas d’autre choix que de mobiliser de nouvelles masses d’eaux de surface. Pendant des années, elle a pompé allègrement dans ses nappes phréatiques, dont le potentiel a été fortement réduit. Aujourd’hui, on estime que 25 des plus grandes villes indiennes manqueront d’eau à l’horizon 2030. Pour répondre à ce défi, le Premier ministre Narendra Modi a fait de l’eau un sujet de sécurité nationale depuis une dizaine d’années. Etape par étape, nous croyons qu’il s’achemine vers une renégociation du Traité de l’Indus. Le mouvement a commencé en 2019 quand il a révoqué l’autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire en plaçant cette province sous la tutelle directe de New Delhi. Du jour au lendemain, le Pakistan qui croyait disposer en quelque sorte d’un Etat tampon, s’est retrouvé face à une région placée sous le contrôle direct de l’armée indienne. Islamabad y a vu immédiatement une menace pour son alimentation en eau. De surcroît, l’Inde est elle-même menacée par la position hydrodominante en devenir de la Chine. L’Indus n’est pas un fleuve essentiel à l’alimentation en eau de l’Inde. Il l’est pour le Pakistan. L’Inde est en revanche dépendante du Brahmapoutre, qui est une véritable artère fémorale. Or, celui-ci prend sa source au Tibet chinois. Sur fond de rivalités sino-indiennes, l’eau du Brahmapoutre est donc devenue un enjeu stratégique entre les deux pays. L’Inde craint les conséquences des projets de grands barrages de la Chine sur le fleuve, ainsi que la menace d’un possible transfert d’eau destiné à alimenter la partie nord-est de la Chine; venant compléter les deux dérivations existantes utilisant les eaux du Yangtze, le fleuve Bleu, pour alimenter la région de Pékin. Car en Chine, l’eau est également devenue un sujet de sécurité nationale sur fond des conséquences du changement climatique.
Jusqu’où pourrait aller Narendra Modi?
En 2016, lorsqu’il y a eu une attaque au Cachemire indien contre une base militaire, Narendra Modi avait affirmé: «Oui, l’arme de l’eau peut être utilisée, mais l’eau ne peut pas couler avec le sang.» C’est une phrase lourde de sens. Les autorités indiennes comme pakistanaises doivent se dire que l’eau est un sujet bien trop important pour que l’on n’arrive pas à trouver des solutions communes. S’il y avait effectivement une réduction du débit sur la rivière Chenab à l’entrée du territoire pakistanais, Islamabad introduirait à n’en pas douter une saisine du Conseil de sécurité de l’ONU en vertu de l’article 35 de la Charte des Nations unies invoquant une menace pour la paix et la sécurité internationale, comme l’Egypte l’a fait envers l’Ethiopie, qui poursuit la construction de son grand barrage Renaissance sur le Nil bleu. Un grand pays, membre permanent du Conseil de sécurité, peut également avoir tout intérêt à proposer sa médiation, la Chine. Elle est un partenaire stratégique du Pakistan. Elle regarde l’Inde avec une volonté de coopération, mais aussi avec circonspection quant à l’augmentation de ses dépenses militaires. Aussi, je verrais bien la Chine s’impliquer dans le dossier soit directement, soit via l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui inclut l’Inde et le Pakistan. Depuis quelques années, à chaque forum de l’OCS, les questions hydropolitiques sont abordées. C’est un fait nouveau. Avant, on ne parlait que de questions de défense régionale et de lutte contre les trafics. L’eau est ainsi devenue un sujet de sécurité collective.
Le Pakistan pourrait-il supporter une diminution du débit des «rivières orientales»?
Vu les besoins pour sa population, son agriculture, ses centrales hydroélectriques, ses centrales nucléaires, le Pakistan ne peut pas se permettre une réduction du débit des fleuves qui entrent sur son territoire. Mais il peut chercher à développer d’autres ressources en eau, par exemple grâce au dessalement. Pour limiter le contentieux avec l’Inde concernant les eaux de l’Indus, les Pakistanais pourraient ainsi convenir d’une gestion concertée des données techniques d’exploitation des barrages, permettant de légères réductions de débit programmées, en échange de quoi ils bénéficieraient d’un grand programme d’investissement pour la construction de nouvelles stations de dessalement sur leurs côtes de la mer d’Oman, offrant ainsi une compensation et la diminution de la dépendance stratégique du Pakistan à l’égard du bassin de l’Indus. Il est du reste intéressant de noter qu’une première station de dessalement a récemment été construite et financée par la Chine, à Karachi, dans le cadre du programme des Routes de la soie.