L’œuvre Monument de l’artiste Manaf Halbouni, trois bus rappelant la résistance syrienne, a été créée sur une place de Dresde, emblème des destructions de la Seconde Guerre mondiale. © GETTY

Conflits

«Il faudrait armer davantage l’Europe parce qu’elle porterait les valeurs de la paix dans le monde…»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Autrice de Les Désirs guerriers de la modernité, Déborah V. Brosteaux dénonce l’hypocrisie des Occidentaux qui exercent la violence en feignant de ne pas y être liés. «Ce prétendu pacifisme devient une manière de légitimer la guerre».

Chercheuse en philosophie à l’ULB et membre du Centre de recherche sur l’expérience de guerre (Creg), Déborah V. Brosteaux publie Les Désirs guerriers de la modernité (1), une plongée dans les affects qui animent les êtres humains face aux conflits, «entre anesthésie et frénésie». En cette période où ils redoublent, cette étude apporte un regard utile sur nos comportements.

Vous évoquez trois affects exprimés par les humains modernes face à la guerre: la mise à distance, l’effacement, l’attrait. A propos du premier, vous indiquez que les modernes ont tendance à prétendre que «la guerre est en dehors d’eux». Et vous liez cela à l’histoire coloniale. Comment ce processus s’est-il développé?

Les sociétés européennes et américaines se sont réclamées, à travers l’histoire coloniale, de valeurs humanistes et pacifiques tout en se construisant sur l’asservissement d’autres peuples. C’est l’idée qu’on aurait colonisé au nom de la civilisation, au nom d’une lutte contre la soi-disant barbarie des autres. Il y a quelque chose de très moderne dans cette façon de se bâtir une existence politique sur des rapports guerriers tout en se présentant soi-même comme incarnation de la paix et du progrès, donc en ayant le sentiment que la guerre est hors de nous. Ce prétendu pacifisme devient même une manière de la légitimer.

««La répartition entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas est au cœur des violences de guerre occidentales.»
Déborah V. Brosteaux, chercheuse en philosophie. © ROMAIN GARCIN

Est-ce une façon aussi de mettre à distance les victimes, de la colonisation et, aujourd’hui, des guerres?

La philosophe Simone Weil parle d’un art de «mettre à part»: exercer la violence tout en faisant comme si on n’y était pas lié, comme si ce n’était pas notre affaire. Le sentiment d’avoir les mains propres. On retrouvait notamment une telle propension dans les discours de George W. Bush, qui justifiait ses guerres dites «contre le terrorisme» (en Afghanistan, en Irak…) en affirmant que si la nation américaine est menacée, c’est justement parce qu’elle incarne la vie, la liberté, la démocratie. Dans les discours et programmes actuels pour le renforcement massif des armées en Europe, on retrouve quelque chose de similaire: il faudrait armer davantage l’Europe parce qu’elle représenterait la démocratie et parce qu’elle porterait les valeurs de la paix dans le monde. Il est très impressionnant de voir que ce discours cohabite avec une grande inaction et de multiples complicités dans le génocide à Gaza. Prenons un exemple parmi beaucoup d’autres. Début mai, l’ULiège a conclu un partenariat avec le groupe français Thales autour de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour le guidage de roquettes. La rectrice de l’université, Anne-Sophie Nyssen, a justifié cette décision en assurant qu’elle vise à «mettre les sciences au centre de l’intérêt général, tout en fixant des balises éthiques». Pour le ministre régional de l’Economie Pierre-Yves Jeholet, le but est, outre la création d’emplois, de défendre nos démocraties face aux menaces qui pèsent sur elles. Or, Thales est une multinationale connue, comme l’a retracé le politologue Christophe Wasinski, pour collaborer avec l’industrie israélienne d’armement, avec l’agence de l’Union européenne Frontex, qui traque les migrants, et dont les roquettes ont été utilisées contre des civils notamment en Papouasie occidentale et au Nigeria. On voit donc qu’en affirmant s’armer pour défendre la paix et la démocratie, on occulte un partenariat avec des acteurs qui font tout l’inverse.

L’utilisation de nouvelles technologies n’encourage-t-elle pas aussi une mise à distance de la guerre?

En journalisme, on invoque parfois la loi du «mort au kilomètre», l’idée que plus c’est loin, moins on éprouve d’empathie. On peut rencontrer cette même idée au sujet de technologies telles que les drones de guerre: plus les effets de la violence sont mis à distance, plus celle-ci s’exercerait dans l’indifférence. Mais je crois qu’il faut aller beaucoup plus loin, car l’empathie ne dépend pas seulement de distances objectives. Nos affects sont aussi régulés socialement et politiquement. Quand des personnes non blanches sont tuées par la police en Belgique, il y a la plupart du temps une indifférence sociétale énorme. Or, cela se passe dans nos quartiers, nos villes… Spatialement, c’est donc très proche de nous. Mais, et cela nous ramène à notre héritage colonial et à la violence raciale qui continue de structurer nos sociétés, nous faisons le tri entre les vies dignes d’être pleurées et celles auxquelles nous accordons moins de valeur. La philosophe américaine Judith Butler montre que cette répartition entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas est au cœur des violences de guerre occidentales. Pour affronter ce problème, il ne suffit pas de prôner abstraitement des normes égalitaires. Il faut encore se demander comment de telles répartitions prennent place en nous, et sont devenues constitutives de notre sensibilité. Pour revenir aux technologies, celles-ci peuvent en effet contribuer à façonner les émotions et à réguler socialement nos affects. Lors de la première guerre du Golfe, en 1991, le gouvernement américain avait appuyé ses discours sur la «guerre propre» en diffusant largement, dans les médias, les vidéos de frappes de missiles guidés à distance. Il y a tout un imaginaire de la guerre technologique qui se fabrique là, dans lequel les victimes ne sont pas montrées, ou réduites à de simples dommages collatéraux.

L’invasion russe de l’Ukraine a-t-elle réinstallé une proximité de la guerre pour les Européens?

Bien sûr. En revanche, je pense qu’il faut regarder avec prudence les discours qui annoncent, avec la guerre en Ukraine, la fin du rêve de paix européenne, comme si on avait auparavant baissé la garde par pacifisme et qu’il fallait à cette occasion redevenir plus guerriers, se remobiliser militairement. Ces discours rejouent le type de déni moderne que j’évoquais, oubliant que les Européens n’ont en réalité jamais cessé de mener des guerres ou de s’en rendre complices. A un autre niveau, il faut aussi constater que face à cette guerre tellement longue, nos affects fluctuent. On a vu notre capacité à reléguer à nouveau le sort des Ukrainiens au loin. Ce mouvement s’explique notamment par la sortie de l’état de choc, par un traitement médiatique qui attire une attention énorme sur une situation à un moment donné avant de passer à autre chose… Sur une même guerre, peuvent se succéder des rapports d’éloignement et de proximité. Parfois encore, il est clair qu’on s’inquiète moins des Ukrainiens que de la manière dont la guerre affectera notre situation. Cela traduit une forme d’éloignement. En revanche, les Ukrainiens ont été identifiés comme un peuple européen blanc. Cela alimente le sentiment de proximité. Donc, ce sont des dynamiques à plusieurs vitesses.

La manifestation en faveur de la Palestine le 15 juin à Bruxelles, un «élan de solidarité populaire d’une rare intensité». © GETTY

Une proximité culturelle?

Oui, mais qui en l’occurrence se fonde aussi sur une dimension raciste. On l’a vu dans le traitement des réfugiés. Beaucoup ont soulevé le prisme racial à l’œuvre dans le choix d’organiser à grande échelle l’accueil des réfugiés d’Ukraine, de la part d’Etats qui mènent simultanément des politiques radicales de non-accueil pour les ressortissants des pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Ces politiques à deux vitesses prolongent des manières différentes d’être engagés dans la guerre. Là où leurs engagements en Syrie, au Mali, en Afghanistan ou encore au Yémen, où les Houtis sont combattus par l’Arabie saoudite avec des armes belges, allemandes, françaises…, consistent à s’impliquer dans la guerre tout en assumant le moins de responsabilité possible face aux effets qu’elle entraîne, l’accueil des réfugiés ukrainiens s’inscrit dans une politique de mobilisation active qui se prolonge sur notre propre sol. Relever ces dimensions problématiques ne retire bien sûr rien à la valeur de ces efforts de solidarité envers les Ukrainiens.

Vous évoquez aussi l’effacement de la guerre, en citant notamment la tendance qu’ont eu les Allemands à occulter les effets des bombardements alliés sur les villes lors de la Seconde Guerre mondiale au moment de la reconstruction.

L’expérience de la destruction vécue par tant de civils européens suite aux bombardements aériens de la Seconde Guerre mondiale peut être une ressource pour établir des liens avec le vécu de ceux qui doivent fuir leurs villes bombardées aujourd’hui. Mais nous avons en partie été coupés de cette histoire, car nous avons hérité de l’esprit de la Reconstruction, qui consistait à tourner le dos au passé, aux ruines, pour regarder vers l’avant. Cet esprit de renouveau a produit un effacement, matériel mais aussi psychique. On peut résister à cet effacement. Il y a eu un cas assez frappant à Dresde en 2017, quand sur une des places qui avait été complètement bombardée durant la Seconde Guerre mondiale, un artiste germano-syrien, Manaf Halbouni, a créé une œuvre en hommage aux trois bus qui avaient été dressés pour servir de barricade à Alep. Sa volonté était d’établir un lien entre les ruines présentes de la Syrie et les ruines passées de l’Allemagne. En arrière-fond, il y avait aussi un appel aux Européens alors que l’Union connaissait une crise de l’accueil des réfugiés. Une manière de connecter des espaces là où prévalait la production d’une séparation.

«La répartition entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas est au cœur des violences de guerre occidentales.»

Les mobilisations en faveur des Palestiniens ne démontrent-elles pas que la fabrique de telles séparations, dans certaines circonstances, est déjouée?

Oui et non. D’un côté, il y a un élan de solidarité populaire d’une rare intensité envers les Palestiniens. Qu’on pense, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, à l’impressionnante action de désobéissance civile de masse «Stop Arming Israël» qui a rassemblé un millier d’activistes en Belgique le 23 juin. Ou aux rassemblements à la Bourse à Bruxelles qui ont lieu chaque jour depuis maintenant 20 mois. Pourtant, le génocide à Gaza n’en finit pas. A cela s’ajoute maintenant la guerre lancée par Israël contre l’Iran, avec déjà des centaines de morts. Il y a un travail constant des militants pour cartographier les complicités européennes dans la guerre contre les Palestiniens, mais il existe aussi des efforts constants pour perpétuer ces complicités, pour «mettre à part» comme disait Simone Weil. On ne pourra pas dire que les atrocités de cette guerre étaient trop «lointaines» pour qu’on en prenne la mesure. Elles sont sans cesse filmées, photographiées par les journalistes palestiniens et les civils. Elles sont diffusées en temps réel sur les réseaux sociaux. Elles sont abondamment documentées. On est face à un génocide ultravisible. En même temps, on voit bien que cette visibilité ne suffit pas. On a assisté récemment à un tournant dans les prises de parole publiques de certains dirigeants et dans les médias, notamment en ce qui concerne la qualification de génocide. La question qui se pose quand même est «comment se fait-il que cela ne vient que maintenant»? Il aura fallu pour cela une stupéfiante aptitude à ne pas prendre de responsabilités. Si les Etats-Unis avaient arrêté de livrer des armes, si l’Allemagne avait refusé qu’elles transitent en continu sur son territoire, si l’Union européenne avait mis en place des sanctions ou un boycott à une série d’échelles, Israël n’aurait pas pu continuer à tuer les civils palestiniens en masse. Pourtant, les mouvements pour la Palestine ne cessent de déjouer cet art de la séparation et de l’irresponsabilité complice. Ce qu’il faut, ce sont des relais politiques à la hauteur de cette dignité politique et de cette intelligence populaire.

Qu’en est-il de ce que vous identifiez dans votre livre comme les «attraits» de la guerre?

Il y a un paradoxe. Tout le monde est toujours contre la guerre. En même temps, les situations de guerre produisent une excitation, une sorte de fascination. On le voit dans les discours sur la mobilisation européenne après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dans la manière dont les métaphores guerrières s’invitent dans des situations comme la crise du Covid… Cette ambivalence ne raconte-t-elle pas aussi quelque chose de notre histoire guerrière? Lors de la Première Guerre mondiale, on trouve beaucoup de traces et de mises en mots de l’enthousiasme guerrier. Mais plus encore que ce sentiment, c’est l’effet de choc qui est le plus souvent cité. Une rupture dans le temps. Il y a le temps de la paix, ses lenteurs, ses crises. Et puis, la guerre fait rupture. Il y a une fascination très moderne pour ce moment de la coupure avec la temporalité routinière de la paix. La guerre va apporter plus de connexions, les relations personnelles s’intensifient, la production s’accélère, l’économie s’emballe… Autant d’éléments qui participent de cette fascination pour la guerre.

(1) Les Désirs guerriers de la modernité, par Déborah V. Brosteaux, Seuil, 224 p.

© DR

 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire