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Netanyahou, Poutine, Trump: la loi, c’est eux? «Certains Etats font tout pour ne jamais être jugés»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Mandats d’arrêt, frappes préventives, crimes de guerre: alors que Poutine, Trump et Netanyahou défient la loi, l’ONU semble plus que jamais ignorée. L’Union européenne, qui s’accroche au droit international, est-elle éjectée du ring géopolitique face à la rapidité des coups délivrés par les puissants?

Des crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine. D’autres par Israël à Gaza. Les premiers sous la direction de Poutine. Les seconds dictés par Netanyahou. Deux hommes sous mandat d’arrêt international. Et pourtant, les deux personnages continuent de diriger et de voyager. Au centre, Trump, qui feinte tous ses procès, veut se positionner en faiseur de paix. Mais il bombarde l’Iran sans en avertir le Conseil de sécurité de l’ONU. Et dénigre toutes ses autres organisations sœurs.

Une question, dès lors: entre-t-on dans une nouvelle ère, où la loi de la jungle, celle du plus fort, l’emporte sur toutes les conventions internationales? Celle où les alertes quotidiennes de l’ONU ressemblent à autant de bouteilles lancées à la mer? Celle où la Cour internationale de justice prononce des peines qui ne seront jamais exécutées? Celle où, finalement, la force militaire octroie l’immunité pénale?

1. Le droit international, de moins en moins invoqué

Pour Olivier Corten, juriste à l’ULB, «non seulement le cadre de référence n’est plus respecté. Mais en plus, il n’est plus invoqué. En ce sens, il y a de quoi s’inquiéter.» La volonté des Etats de s’expliquer suite à des violations graves et manifestes semble s’amoindrir, selon l’expert. «Dans la justification d’Israël ou des Etats-Unis, par exemple, il est difficile d’identifier un argument juridique qui tient la route. Or, même Poutine, après l’invasion de l’Ukraine, a fait « l’effort » de fournir une argumentation juridique au conseil de sécurité de l’ONU. Peu convaincante, certes, mais qui avait le mérite d’exister.»

«Non seulement le cadre de référence du droit international n’est plus respecté. Mais en plus, il n’est plus invoqué.»

Le lendemain des attaques sur le nucléaire iranien, les Etats-Unis ont toutefois invoqué la «légitime défense collective» en soutien à Israël. «L’argument ne tient pas la route, mais il demeure important que les Etats-Unis aient considéré utile de s’appuyer sur une règle juridique, salue Frédéric Dopagne, professeur de droit international (UCLouvain). Cela signifie aussi que l’interdiction de principe de rouler à la force dans les relations internationales reste pertinente à leurs yeux.»

Pour Louis le Hardÿ de Beaulieu, professeur à l’Ecole des sciences politiques et sociales de l’UCLouvain, il faut toutefois reconnaître que le droit international, sous ses différentes formes, est secoué par des pouvoirs forts. Mais «beaucoup de gens, y compris importants, ne respectent pas le code de la route. Faut-il pour autant conclure qu’il n’existe plus, qu’il est inutile ou qu’il faudrait le supprimer?», illustre-t-il.

2. Le droit international, jamais parfaitement respecté

D’après le spécialiste, si les violations actuelles semblent s’accumuler à un rythme élevé, conserver une vision diachronique est important. «Le droit international existait déjà en 1914 et 1940. Il connaît donc des périodes plus difficiles que d’autres. Ce n’est pas pour autant qu’il disparaît. Au contraire, il évolue, il s’adapte aux réalités du temps long. Sa principale carence est qu’il n’est pas régulé par des gendarmes; il reste lié aux bonnes volontés de chaque Etat.»

A raison, la densification des événements géopolitiques actuels interpelle le rôle réel du droit international. «Mais ce dernier englobe aussi d’autres éléments, comme le droit des relations diplomatiques et consulaires, le droit de l’air, etc.», rappelle Louis le Hardÿ de Beaulieu

«Ce n’est pas encore la loi de la jungle. Le fait que les puissants utilisent la force pour servir leurs propres intérêts n’est pas neuf.»

Par ailleurs, «on n’a jamais connu un monde où le droit international –même durant son âge d’or dans les années 90– représentait l’alpha et l’oméga de l’action des Etats, et où les sanctions seraient efficaces et systématiques en cas de violation», souligne Frédéric Dopagne. La réalité est que la souveraineté de chaque Etat détermine le socle de la société actuelle. Et donc, pour le spécialiste, «il ne me semble pas qu’on bascule entièrement dans une nouvelle ère, dans laquelle les institutions internationales ne seraient plus du tout respectées et où le système juridique mondial serait en train de s’effondrer. Ce n’est pas encore la loi de la jungle. Le fait que les puissants utilisent la force pour servir leurs propres intérêts n’est pas neuf

Olivier Corten abonde. «Des violations graves ont déjà eu lieu à de nombreuses reprises dans l’histoire: guerre en Irak, ex-Yougoslavie, etc. Par ailleurs, de plus en plus d’Etats mobilisent le droit international dans leurs discours au Conseil de sécurité de l’ONU, positive-t-il. Les Etats du sud, en général les plus faibles, vont presque systématiquement l’invoquer.»

Pour la guerre en ex-Yougoslavie, ajoute Louis le Hardÿ de Beaulieu, «il a fallu des années pour mettre le grappin sur les responsables. Un jour ou l’autre, le vent tourne, même en interne. Parfois, les auteurs de crimes de guerre peuvent avoir à rendre des comptes devant leur propre justice nationale.»

3. Le droit international, souvent contourné

A court terme, le sentiment dominant dessine une forme d’impunité face aux faits. «Certains Etats font tout pour essayer de ne pas être jugés, insiste Olivier Corten. En droit international, le juge n’est compétent que si l’Etat l’a accepté. Les Etats-Unis, par exemple, ne se sont pas rendus à la Cour pénale internationale, qui poursuit les individus pour crimes graves. Ils n’ont pas, non plus, accepté la compétence générale de la Cour internationale de justice, qui règle les différends entre Etats. En somme, ils font tout pour ne pas être jugés. Et quand bien même ils le seraient, ce n’est pas pour autant qu’ils respecteront la décision. Ils détiennent une position de force qui leur permet, au cas par cas, de contourner la loi.»

«Les Etats-Unis font tout pour ne pas être jugés. Quand bien même ils le seraient, ce n’est pas pour autant qu’ils respecteront la décision.»

A plus long terme, le risque est que de plus en plus d’Etats se prévalent également de ce type d’arguments. Et mettent à mal un système de sécurité collective. La Russie, par exemple, a longtemps tenu un discours très strict quant à l’interdiction d’agression. Cette parole a évolué suite à la guerre en Irak. Quand les Etats-Unis invoquent des arguments fallacieux pour y intervenir en 2003, cela ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd d’un Poutine qui, en 2008, envahit la Géorgie, et l’Ukraine en 2014. Avec un nouvel argument fourni aux Occidentaux: qui êtes-vous pour nous critiquer? Ce danger de «pandémie» du non-respect du droit international créerait une insécurité plus globale. «Ces coups de canif au contrat créent des précédents et qui deviennent des justifications pour de nouvelles agressions», remarque Olivier Corten.   

Cette contagion est inquiétante, reconnaît Frédéric Dopagne, «mais je n’irais pas jusqu’à dire que le droit international, ses mécanismes, ses institutions soient totalement écartés par les Etats, ni par la Chine, qui viole aussi le droit international en mer de Chine méridionale. On reste toujours dans le deux poids, deux mesures.»

4. L’ONU, encore respectée?

Au centre de ces passes d’armes, une organisation, celle des Nations Unies, semble particulièrement démunie, ignorée, invisibilisée. Depuis le début de la guerre en Ukraine, ses centaines d’appels à l’apaisement ne trouvent aucun destinataire. «Actuellement, l’organisation est effectivement sur la touche, déplore Frédéric Dopagne, qui pointe un problème structurel. L’ONU n’est que la somme des Etats membres et de ce qu’ils daignent bien faire. En ce sens, la composition du conseil et le droit de véto bloquent souvent la mécanique. Pour Gaza, l’ONU est clairement réduite à l’impuissance. Le constat est très amer.»

En cause, surtout l’administration Trump, qui suit le but déjà affiché par l’équipe néo-conservatrice de George W. Bush, à savoir s’émanciper des Nations Unies. «Les déclarations officielles de Trump n’invoquent plus du tout le droit international. C’est inquiétant, car auparavant, les présidents américains y faisaient souvent référence», observe Olivier Corten, ajoutant que sur le long terme, les Etats-Unis ont besoin de l’ONU. «L’Otan, -qui est surtout dissuasive- ne leur suffit pas. L’ONU, elle, est active dans un tas de domaines (Unesco, OMS, Unicef, etc.). «D’ailleurs Trump, qui aime se retirer de traités, ne dit curieusement pas qu’il veut se retirer de l’ONU, qui reste un espace de discussions nécessaire entre Etats», fait-il remarquer.

«La question est aussi de savoir si les institutions onusiennes, imaginées en 1945, sont encore adaptées au monde d’aujourd’hui.»

Pour que l’ONU soit efficace, complète Louis le Hardÿ de Beaulieu, «il faut une volonté commune. Or, celle-ci est inexistante. La question est aussi de savoir si les institutions onusiennes, imaginées en 1945, sont encore adaptées au monde d’aujourd’hui. L’émergence des Brics (NDLR: Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), par exemple, bouscule le modèle actuel.»

Malgré tout, l’une des principales vertus de l’ONU consiste à assurer un lieu de rencontres et de dialogues, même informels, entre Etats, ce qui n’est pas négligeable. «A la veille de la Seconde Guerre mondiale, les principaux protagonistes n’étaient d’ailleurs pas représentés à la Société des Nations, ancêtre de l’ONU. On connaît la suite», retrace le spécialiste.

5. L’Union européenne, larguée?

Une autre entité semble spectatrice dans les échanges de coups actuels: l’Union européenne. En s’attachant irrémédiablement au droit international et aux procédures, est-elle de la sorte éjectée du jeu géopolitique, face à d’autres grandes puissances qui agissent rapidement, sans foi ni loi? «On se focalise sur les agissements des Etats-Unis, mais les pays du Sud gardent un discours beaucoup plus légaliste que l’Europe, qui reste fort divisée, relève Olivier Corten. En adoptant le conformisme, l’Europe est en réalité davantage en phase avec la majorité des membres de l’ONU, dont la Chine, même si cette dernière est parfois hypocrite.»  

Le fait que l’Europe s’accroche coûte que coûte à sa ligne humaniste «est une de ses qualités», juge Louis le Hardÿ de Beaulieu, qui cite l’un des pères fondateurs de l’UE, Jean Monnet: «Nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes».

«Sur un ring de catch, oui, l’UE peut apparaître faible. Mais à condition qu’elle reste fidèle à son projet d’origine, l’Europe est sans doute l’un des plus beaux instruments de recomposition d’une société internationale stable et prévisible pour demain.»

Pour le spécialiste, «sur un ring de catch, oui, l’UE peut apparaître faible.» Néanmoins, et à condition qu’elle reste fidèle à son projet d’origine, «l’Europe est sans doute l’un des plus beaux instruments de recomposition d’une société internationale stable et prévisible pour demain. Soit l’inverse de ce que veulent faire certains grands dirigeants internationaux aujourd’hui, c’est-à-dire entretenir une politique de coups imprévisibles.»

L’Europe fait face à un choix d’orientation politique fondamentale, estime Frédéric Dopagne. Doit-elle abandonner la promotion des droits de l’homme pour s’engager dans des rapports de force plus arides? Ou, à l’inverse, jouer la carte de la justice internationale, ce qui tend à la singulariser? «A terme, la deuxième option est la seule voie durable à emprunter. Evidemment, il est très difficile de résister face à des puissances qui agissent vite. Lorsque l’UE appelle au respect du droit international à Gaza, les propos peuvent paraître faibles ou incantatoires, et c’est pour cela qu’elle doit hausser le ton sur certains dossiers. Par exemple, via une éventuelle suspension d’association avec Israël.»

6. Légitimité, légalité, guerre préventive: le grand télescopage 

Justement, l’aspect légal, ces derniers temps, est régulièrement remplacé par l’argument de légitime défense. Ou de guerre préventive, telle qu’invoquée par Israël pour justifier ses frappes en Iran. «Le télescopage entre légitimité et légalité est la porte ouverte à tout et n’importe quoi», avertit Louis le Hardÿ de Beaulieu.

De fait, la légitime défense, pour être légitime, doit répondre à un certain nombre de critères, déterminés dans l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Elle inclut notamment la nécessité qu’un Etat soit attaqué par un autre.

Au sein de celle-ci, la légitime défense préemptive se distingue de la préventive. La première consiste à faire l’objet d’une menace imminente (ex: Pearl Harbor). La seconde est une action de prévention à long terme (ex: Israël veut anéantir le programme nucléaire iranien). «Or, pour que la défense soit légitime, il faut qu’elle soit proportionnée à l’attaque. Ajuster une action de guerre préventive par rapport à une attaque qui n’est pas encore survenue est délicat. Il ne suffit pas de dire que l’Iran fait peser un risque nucléaire sur Israël. Si les USA s’autorisent une guerre préventive, que pourront-ils dire à la Russie si elle attaque les pays baltes, si faible que soit l’argument de Poutine?», se questionne Louis le Hardÿ de Beaulieu. A nouveau, le risque de «contagion»…

Dès lors, si les frappes israélo-américaines en Iran peuvent apparaître légitimes sous certains aspects (l’Iran inscrit noir sur blanc dans sa constitution vouloir rayer de la carte l’Etat hébreu), «la motivation militaire est différente de la légalité internationale, distingue Frédéric Dopagne. En ce sens, il y a consensus entre juristes pour dire qu’une guerre préventive n’est généralement pas autorisée. Dans le cas des frappes américaines et israéliennes en Iran, on est clairement dans un cas d’invocation abusive de la légitime défense, estime-t-il. La menace était trop lointaine et non imminente.»

«Il y a consensus entre juristes pour dire qu’une guerre préventive n’est généralement pas autorisée.»

D’aucuns jugeront que ces règles-là ne sont plus en phase avec la réalité des conflits actuels. L’Iran est en violation de ses obligations internationales, projette la menace sur Israël via ses proxys que sont le Hezbollah et le Hamas, et développe illégalement un programme d’enrichissement d’uranium contraire au traité de non-prolifération qu’il a signé. Le pays est une menace indéniable.

A cet égard, si l’Iran se dote de l’arme atomique, l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats ou la Turquie seraient eux aussi bien tentés de faire de même pour «sanctuariser» leur territoire et préserver leur statut de puissance régionale face à une nouvelle menace. C’est précisément ce risque de «nucléarisation» du Moyen-Orient qui est jugé ingérable par les experts. Le risque de «contagion», encore lui…

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