Le Premier ministre veut présenter aux Israéliens une victoire écrasante sur le Hamas. Mais éradiquer le groupe islamiste et libérer les otages est incompatible, estime le politologue Samy Cohen.
Professeur de science politique à Science Po Paris, Samy Cohen est spécialiste des questions de défense et de la société israélienne. Il a publié Tuer ou laisser vivre. Israël et la morale de la guerre (Flammarion, 2025). Il décrypte les enjeux de la décision du gouvernement israélien de contrôler l’ensemble de la bande de Gaza.
Les réserves formulées par le chef d’état-major de l’armée Eyal Zamir sur le plan d’occupation de Gaza décidé par le gouvernement de Benjamin Netanyahou présagent-elles des difficultés pour sa mise en œuvre?
Le chef d’état-major de l’armée Eyal Zamir pense qu’une offensive sur la ville de Gaza produira de nombreux décès dans les rangs de l’armée, risquera la vie des otages et fera beaucoup de tués dans la population civile gazaouie. De surcroît, ce plan nécessite de mobiliser quelque 100.000 réservistes de plus alors qu’aujourd’hui, beaucoup d’entre eux ne répondent pas à l’appel. Il y a un véritable problème de faisabilité et de réussite de ce plan. Le chef d’état-major de l’armée a déclaré: «Nous allons continuer à combattre le Hamas dans Gaza jusqu’à sa défaite»… Mais on ne sait pas ce que cela implique en pratique. Le plan tel qu’il a été voulu par le cabinet de sécurité pose de nombreux problèmes. D’ailleurs, c’est plus une idée qu’un plan: l’idée de conquérir Gaza, de tuer le maximum de membres du Hamas et de libérer les otages. Cela, ce n’est pas un plan militaire. L’armée en est tout à fait consciente. On ne sait pas à ce stade comment le chef d’état-major opérera cette nouvelle phase de l’offensive. Comment s’y prendra-t-il pour éviter, comme il l’a appelé, un «piège mortel»? Je pense qu’il aménagera le plan afin d’éviter, dans la mesure du possible, ce piège.
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Y a-t-il des précédents de tensions aussi grandes entre le pouvoir politique et la hiérarchie militaire dans l’histoire d’Israël?
Il y a eu des précédents, même s’ils n’ont pas été exactement semblables. Les accords de paix d’Oslo de 1993 signés par le Premier ministre Yitzhak Rabin et le chef de l’OLP Yasser Arafat impliquaient un retrait partiel de l’armée de Cisjordanie. Le chef d’état-major de l’époque, Ehud Barak, s’y est opposé au motif qu’il mettrait en danger les colons en Cisjordanie. Finalement, il a avalé son chapeau et a dû se résoudre à appliquer le plan. Autre précédent, au début de la deuxième intifada à la fin de l’année 2000, un désaccord assez profond a émergé entre celui qui était devenu Premier ministre, Ehud Barak, et le chef d’état-major de l’armée, Shaul Mofaz. Le premier était en train de négocier avec Arafat, sous la houlette de Bill Clinton, une résolution du conflit israélo-palestinien. Il voulait alléger les contraintes pesant sur la population palestinienne en Cisjordanie, lever les checkpoints, faire en sorte que leurs conditions de vie soient améliorées. Shaul Mofaz pensait que ces mesures seraient mauvaises pour Israël et pour l’armée. Il a freiné jusqu’au moment où Ehud Barak est tombé aux élections législatives de février 2001. Voilà deux exemples assez probants de divergences entre le pouvoir politique et la hiérarchie de l’armée. Dans le premier, le chef d’état-major de l’armée s’est soumis; dans le deuxième, il a tergiversé jusqu’à la chute du Premier ministre.
«Comment le chef d’état-major de Tsahal s’y prendrq-t-il pour éviter, comme il l’a appelé, un “piège mortel”?»
Le cabinet de sécurité ne comprend pas de ministres anciens généraux. Cela peut-il expliquer le décalage entre la perception du pouvoir politique et celle de l’état-major?
Le gouvernement ne comprend en effet pas de ministres anciens généraux et, donc, capables d’expliquer le point de vue militaire. Cela étant, même si un ancien général avait fait partie du gouvernement, les ministres d’extrême droite l’auraient fait taire ou l’auraient exclu parce qu’ils ne supportent aucune contradiction.
L’influence de ces ministres sur la décision politique est-elle importante?
Elle est vraiment très importante. On leur attribue toutefois une influence excessive, car un autre phénomène plus important encore intervient pour expliquer la position du gouvernement. C’est le calcul politique que Benjamin Netanyahou fait lui-même, indépendamment de ses ministres. Dès le 8 octobre 2023, il a promis de faire en sorte que le Hamas soit vaincu et que les otages soient rapatriés. Vingt-deux mois après le début de la guerre, aucun de ces objectifs n’a été rempli. Il est vital pour lui, s’il veut réussir à l’emporter aux élections législatives de novembre 2026, de ramener à l’opinion publique une image de victoire écrasante contre le Hamas.
Eradiquer le Hamas et libérer les otages, est-ce compatible?
Non, ce n’est absolument pas compatible. Au fur et à mesure que les troupes israéliennes vont avancer, même si elles réussissent à prendre possession de tunnels dans lesquels sont cachés les otages et les miliciens du Hamas, ceux-ci tueront les otages avant de tenter de s’enfuir. C’est évident.
D’anciens généraux, chefs des services du renseignement et de la diplomatie estiment que le Hamas ne représente plus une menace stratégique pour Israël. Pourquoi vouloir continuer à le combattre au risque de mettre en danger la vie des otages?
Benjamin Netanyahou ne fait pas la même analyse que ces généraux. Pour Netanyahou, arriver à un accord avec le Hamas permettant de libérer les otages et impliquant un retrait complet de Tsahal de la bande de Gaza, comme le Hamas l’exige, signifierait un échec. Cela voudrait dire qu’Israël a perdu la guerre contre le Hamas. Cet échec au bout de 22 mois de guerre provoquerait une onde de choc incalculable en Israël. Ces anciens chefs des services du renseignement peuvent affirmer que le Hamas est affaibli et ne représente plus une menace stratégique. L’enjeu n’est pas seulement là. Il est de savoir quel effet politique produirait un accord qui verrait un retour du Hamas dans le contrôle de la bande de Gaza, et donc la reproduction, même à long terme, d’une menace du Hamas sur Israël. Le Hamas n’est pas une organisation qui envisage un jour de faire la paix avec Israël. Son objectif est toujours sa destruction.
«L’idée de conquérir Gaza, tuer le maximum de membres du Hamas et libérer les otages n’est pas un plan militaire.»
Une majorité d’Israéliens s’alignent-ils sur la politique actuelle du gouvernement?
Pour l’instant, les Israéliens sont favorables à un accord de cessez-le-feu qui conduirait à la libération de tous les otages. Mais les sondages ne demandent jamais aux Israéliens: «Etes-vous favorable à un accord de cessez-le-feu impliquant un retrait de l’armée israélienne de la bande de Gaza et le retour du contrôle du Hamas comme avant le 7-Octobre avec les risques qu’il attaque de nouveau Israël?» Si cette question était posée, je ne suis pas sûr que les Israéliens répondraient de manière positive.
Rien n’empêchera-t-il Benjamin Netanyahou de mettre en œuvre son plan d’occupation de Gaza?
Je crois que Netanyahou tiendra bon malgré les pressions, sauf si Donald Trump lui intime l’ordre de tout arrêter. A moins d’une paralysie générale de l’économie, peu probable, les pressions intérieures n’auront pas d’effet sur lui. Benjamin Netanyahou se compare à Winston Churchill. Le Premier ministre britannique, malgré toutes les difficultés qu’il a connues et les attaques de l’Allemagne nazie, est sorti vainqueur de la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Etats-Unis. Netanyahou recherche une victoire churchillienne. Il veut pouvoir revenir devant son peuple en disant: «J’ai tenu bon face aux pressions et j’ai remporté une victoire.»