Il y a un an, une frappe israélienne tuait Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, dont le désarmement réclamé par Washington n’est pas acquis. Le risque de guerre civile ajoute une dose de peur. Reportage.
Perchée à plus de 1.200 mètres d’altitude, Kfarchouba, petite cité escarpée du Sud-Liban, a des airs de bout du monde. La bourgade, qui tutoie la ligne de retrait tracée par l’ONU en 2000 –frontière floue entre le pays du Cèdre, Israël et les hauteurs du Golan– vit à l’ombre de trois collines occupées par l’armée israélienne depuis le début des années 1970, et dont les positions sont visibles à l’œil nu. Une géographie qui en a fait un des points chauds de la région. Ses ruelles portent encore les stigmates de la guerre qui a opposé l’armée israélienne au Hezbollah pendant des mois, entre combats acharnés, frappes aériennes et incursions terrestres. Résultat, des quartiers entiers sont à terre.
C’est dans ce décor de désolation que Karam Abdoul Fateh, la soixantaine, s’affaire. Entre les ruines de trois demeures familiales qui surplombaient la plaine voisine, il repeint les planches d’un préfabriqué en plein aménagement. Il a investi dans ce logement de fortune 10.000 dollars, seul, «sans l’aide de personne». L’homme garde un souvenir amer de son départ de Kfarchouba. C’était dans le courant de l’année 2024: alors qu’il prenait soin de ses plantations en contrebas, il a aperçu un lance-roquettes appartenant à l’organisation chiite du Hezbollah. «J’ai compris que je devais partir immédiatement, et ne revenir qu’à la fin des hostilités. C’est la dernière fois que j’ai vu ma maison.»
Revenu sur site après le cessez-le-feu, il a l’impression de bâtir sur des sables mouvants et s’interroge sur le bien-fondé d’une reconstruction plus coûteuse que ce modeste préfabriqué. «Je ne sais pas pour combien de temps ce que j’élève tiendra debout. Mais nous n’avons pas le choix, c’est un devoir, nous ne voulons pas abandonner nos terres. Je loge actuellement chez des proches, sur les hauteurs du village. Heureusement, les combattants [du Hezbollah] ne sont pas entrés dans cette maison… Toutes les demeures où ils ont pénétré ont été ensuite détruites.»
Dans ce village majoritairement sunnite, la question de l’enracinement régional du Hezbollah chiite divise. Si certains habitants voient dans le parti-milice la seule force capable de défendre le Sud-Liban –un sentiment qui s’enracine dans les retraits israéliens de 2000 et dans la guerre de 2006, quand la résistance était célébrée comme le rempart contre l’occupation–, d’autres ne cachent pas leur méfiance, voire leur aversion pour ses combattants. Karam, lui-même, a eu maille à partir avec certains d’entre eux, un accrochage dans le centre du village avec des combattants du Parti de Dieu qui lui valut par la suite d’être interrogé par la Sûreté générale libanaise. «Nous avons besoin d’un Etat fort, lâche-t-il d’un ton grave, que les partis arrêtent de jouer la carte de leur survie, et qu’ils rendent enfin service à ce pays.»
Incursions et angoisses persistantes
A quelques centaines de mètres, dans une ancienne bâtisse encore debout, trois générations sont réunies autour d’un narguilé dans le salon familial. Sur les téléphones, des vidéos défilent: on y voit des soldats israéliens, parfois en très gros plan, dans les rues du village. A bord de blindés, de tanks, parfois à pied, ils ont mené, selon les habitants, un grand nombre d’incursions dans les semaines qui ont suivi le cessez-le-feu. «Nous les prenions en photo malgré leurs menaces, cela les énervait. Un drone est descendu du ciel et a lancé des grenades», se souviennent-ils. Si ces intrusions ont cessé ces derniers mois et si les habitants –du moins ceux qui le peuvent– tentent de reprendre une vie normale, l’accroissement significatif des frappes israéliennes au Liban ces dernières semaines ravive une anxiété particulière. Et si le cessez-le-feu a été respecté côté libanais (une seule violation rapportée contre plus de 4.500 côté israélien), beaucoup redoutent qu’une nouvelle offensive de l’Etat hébreu ne finisse par se concrétiser, tôt ou tard.
Car la pression ne cesse de monter: si le Hezbollah a, au moins en grande partie, retiré son armement lourd du Sud sous la supervision de l’armée nationale, les exigences israéliennes et américaines pour un désarmement total du parti chiite se font chaque jour plus pressantes. Le Parti de Dieu, lui, ne semble pas disposé à s’exécuter. Parallèlement, les récentes déclarations de Benjamin Netanyahou, brandissant une carte messianique d’un «Grand Israël» englobant non seulement la Palestine occupée mais aussi des pans du Liban, de la Syrie, de la Jordanie et même de l’Egypte, nourrissent une extrême inquiétude. «Même si les armes étaient rendues, nous craignons que rien n’arrête les Israéliens. Est-ce vraiment la question des armes qui est en jeu? Nous sommes beaucoup à en douter», affirme Mohammad.
Des décennies de troubles
Zahia Khassab, 97 ans, écoute attentivement ses petits-enfants débattre. La doyenne, que les siens décrivent fièrement comme «plus âgée que l’Etat d’Israël», n’a rien perdu de sa mémoire. Pour elle, la question du Hezbollah «n’est qu’un épisode de plus» dans une vie marquée par d’interminables guerres. «Notre existence a été, depuis 1948, une succession de souffrances. Les destructions de nos maisons, les exils, les retours et les reconstructions, puis les destructions encore. J’ai perdu ma demeure à cinq reprises. Des terres qui nous appartiennent, et pour lesquelles nous possédons des titres de propriété, ont été volées par Israël. J’y avais planté des oliviers quand j’étais jeune, je m’en souviens comme si c’était hier. Je n’ai jamais pu y retourner», se lamente-t-elle. «Le Hezbollah n’existait pas à cette époque, rappelle sarcastiquement une personne dans l’assistance. Elle se tourne vers ses enfants: Ma vie a été gâchée. Mon fils venait tout juste de naître que je devais me cacher avec lui dans la montagne. Je ne veux pas que les futures générations aient à revivre cela.»
Un peu plus loin, le maire du village, Kassem Kadri, considère lui aussi que les offensives israéliennes successives dépassent la question du Hezbollah. Parfaitement francophone, l’édile de 81 ans aux yeux clairs et au sourire timide, évoque des présences militaires continues depuis plus d’un demi-siècle: «Il y a des Syriens, des Palestiniens, mais aussi des combattants irakiens ou libyens aux côtés de ces derniers, l’occupation israélienne… Depuis 1958, notre terre est un champ de bataille quasi permanent.»
Mais, jamais lors des guerres qui avaient pris à la gorge Kfarchouba dans le passé il n’avait connu un tel niveau de destruction. Et il entend chaque jour les craintes des habitants quant au futur proche du village: «Bien sûr, tout le monde est inquiet ici. Nous vivons l’occupation d’une partie de nos terres depuis des décennies, et nous avons peur que cela n’empire. Nous considérons que le seul rempart aux velléités israéliennes est de faire corps derrière l’Etat et son armée. Mais cela ne pourra se faire sans une pression internationale sur Israël.» Les villageois se tournent vers leurs téléphones. L’information vient tout juste de tomber: à quelques dizaines de kilomètres de là, à Bint Jbeil, une double frappe israélienne vient de faucher une famille entière de cinq personnes, dont des enfants. «Un massacre», commentent collectivement les habitants de Kfarchouba.
Un sentiment d’abandon
Cette peur d’être visés sans préavis, beaucoup d’habitants du Sud-Liban disent la porter comme un fardeau. A quelques dizaines de kilomètres plus au nord, dans les faubourgs de Nabatieh, grande ville chiite du sud, Rasha et Maryam sont venues porter assistance à une proche. Le 15 septembre, une frappe israélienne a détruit l’appartement voisin de leur amie, blessant une dizaine de personnes dans l’immeuble. A l’intérieur, tout est sens dessus dessous. «L’appartement avait été marqué par l’armée israélienne sur une carte pendant la guerre, avec un ordre d’évacuation. Depuis, il était inoccupé. Ils ont fini par bombarder un an plus tard, sans avertissement», assure la locataire, encore sous le choc de la déflagration. Rasha et Maryam, abattues, tranchent: «Ce cessez-le-feu est unilatéral. Nous ne nous sentons pas en sécurité, comment vivre dignement avec la peur au ventre?»
Si les locataires de l’immeuble, de toute évidence, ne semblent pas être des membres du Parti de Dieu, le centre de Nabatieh, lui, en est un fief incontestable. Juchés sur des deux-roues ou des tuk-tuks, ses membres ratissent le centre-ville, contrôlent les personnes qu’ils considèrent comme suspectes. De quoi remettre sérieusement en doute la reprise en main du Sud-Liban par l’armée. Dans un local associatif de la ville, un groupe de parole réunit des artistes venus d’horizons différents. Entre des murs ornés d’œuvres rappelant la guerre, la parole se libère. La seule évocation du rôle et de la présence de l’armée libanaise provoque un éclat de rire général. Mohamed, un peintre de 41 ans, prend la parole: «Depuis la guerre civile dans les années 1980, nous sommes presque un territoire détaché du reste du pays. Quand il n’y a pas d’Etat fort, autre chose naît derrière.»
A ses côtés, Delal Abou Zeinab, 32 ans, raconte son quotidien avec amertume. Pour elle, la reprise en main du pays par l’armée libanaise n’est que poudre aux yeux: «L’Etat libanais s’arrête à la frontière du Sud. Et notre vie est peut-être pire que pendant la guerre, plus personne ne s’intéresse à nous…» «On n’a pas vu l’armée pendant la guerre. La résistance [les combattants du Hezbollah] est remontée vers le nord en respectant les termes du cessez-le-feu, mais ici, en réalité, personne n’est venu. Nous voulons un Etat fort, souhaitons ne pas être sous le contrôle d’une milice, mais des questions persistent: nous refusons un Etat qui n’assume pas l’idée de nous défendre, de défendre le pays, et de résister», coupe un jeune photojournaliste.
Delal Abou Zeinab reprend: «Je viens d’une famille mixte sunnite et chiite, nous nous aimons, nous sommes tous des Libanais. Rien ne nous pousse à la confrontation interne, mais des mains anonymes nous montent les uns contre les autres ces derniers mois.»
«Nous voulons un Etat fort, nous ne souhaitons ne pas être sous le contrôle d’une milice.»
La peur d’un conflit interne
Des craintes qui ont un écho particulier au Liban, notamment depuis les propos du vice-président du conseil politique du Hezbollah, qui a déclaré récemment que «le gouvernement libanais ne pourrait pas retirer les armes de la résistance sans verser de sang». Car le Parti de Dieu, qui malgré ces déclarations martiales mène toujours des négociations avec l’Etat libanais autour d’un désarmement improbable, semble acculé. Terriblement affaibli sur le plan militaire, il navigue à vue et joue sa survie politique. Dans ce contexte, les pressions internationales se sont intensifiées ces dernières semaines. Le sénateur américain Lindsey Graham a averti que le désarmement de la formation chiite n’était «pas négociable», allant jusqu’à affirmer que Washington pourrait donner son feu vert à Israël pour «faire ce qu’il a besoin de faire» si le Hezbollah refusait de remettre ses armes lourdes à l’armée libanaise. Le scénario d’un ultimatum de 60 jours a même circulé, alimentant la nervosité dans les rangs de la résistance.
C’est dans ce climat brûlant que le Hezbollah a organisé, pour l’une des premières fois depuis le cessez-le-feu, un rassemblement public d’ampleur dans son fief de la banlieue sud de Beyrouth. Des milliers de partisans, visiblement peu intimidés par la possibilité d’une frappe surprise de l’aviation israélienne, ont afflué sur le site, et ont assisté à un court défilé de combattants cagoulés mais non armés. Le discours du secrétaire général, Naïm Kassem, projeté sur de grands écrans, a créé la surprise. Dans une adresse inattendue, il a appelé l’Arabie saoudite, ennemi historique de l’axe pro-iranien, à «ouvrir une nouvelle page» avec la résistance. Un geste qui traduit les tensions internes au sein du parti: entre une aile pragmatique, soucieuse de préserver son ancrage politique au Liban, et une autre plus radicale, refusant toute concession.
Dans la foule, les traits sont tirés, les conversations empreintes de doutes. «C’est très dur, nous sommes à un tournant et nous le savons», commente Ali (prénom d’emprunt), la trentaine, venu «chercher des réponses». Phénomène impensable du temps du charismatique Hassan Nasrallah, tué il y a un an, des dizaines de personnes quittent la place avant la fin du discours de Kassem. A la sortie, un petit groupe discute. «Le discours du cheikh Naïm était très clair. Il a envoyé un message pour que chacun comprenne: la résistance est là pour rester. Si vous voulez négocier, nous sommes prêts à le faire. Si vous ne le voulez pas, peu importe, la résistance demeure», affirme l’un d’eux, une larme tatouée au coin de l’œil.
«L’Iran a laissé Gaza être rasée et Nasrallah se faire tuer.»
L’abandon de l’Iran
Un camarade renchérit: «Quand je vois un Etat libanais impassible, alors que nous sommes attaqués chaque jour dans le Sud, dans la Bekaa, ailleurs… Sur quelle base faudrait-il retirer les armes de la résistance? Pour contenir Israël? Pour tracer des frontières? Bien sûr que nous soutenons le cheikh Naïm, il agit dans notre intérêt. Mais si l’Etat veut retirer les armes, le principe de base doit être: pourquoi? Protégez-moi d’abord. Montrez-moi que vous me défendez, alors nous pourrons discuter.»
Plus tard, devant le mausolée de Hassan Nasrallah, à l’abri des oreilles indiscrètes, Ali se confie: «Nous ne pouvons pas nous résoudre à obéir au diktat israélien après ce qu’ils nous ont fait, ce qu’ils ont fait aux Palestiniens. Ce n’est pas possible. Si le Hezbollah rend ses armes, alors le Liban déjà vulnérable sera définitivement perdu. C’est une triste réalité mais chaque Libanais le sait.» Avant de conclure, il baisse la voix: «Nous sommes très marqués par l’abandon de l’Iran, qui a frappé Israël quand sa stabilité était menacée, mais qui a laissé Gaza être rasée et Nasrallah se faire tuer. Car de tout l’axe de la résistance, nous sommes ceux qui avons subi le plus de pertes. Le Hezbollah a agi, mais pas avec force, parce qu’il ne voulait pas que tout le pays en paie le prix. Voilà le résultat.»
(1) Prénom d’emprunt pour des raisons de sécurité.