Le politologue Hasni Abidi estime que la guerre pourrait être coûteuse pour Israël s’il veut remplir cette mission. Question de survie, le régime iranien ne mesurera pas sa riposte.
Directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève, Hasni Abidi a coordonné la rédaction de l’ouvrage collectif Le Moyen-Orient selon Donald Trump. Il est bien placé pour décortiquer les enjeux de la guerre entre Israël et l’Iran.
Dans l’entendement israélien, l’objectif d’éradication du programme nucléaire iranien implique-t-il idéalement un changement de régime à Téhéran?
Dans la guerre en cours, il ne s’agit plus de priver l’Iran de son programme nucléaire. Nous assistons à un changement de la doctrine israélienne. Renforcés par leurs victoires, au Liban avec l’anéantissement du Hezbollah, en Syrie avec le changement de régime, les Israéliens l’ont fait évoluer. Elle dépasse aujourd’hui les frappes sur les sites nucléaires; elle vise aussi le régime. La durée de l’opération, l’élargissement des cibles, la vidéo de Benjamin Netanyahou à destination du peuple iranien montre qu’Israël va désormais plus loin: il veut aussi affaiblir le régime. C’est le scénario idéal pour provoquer des manifestations ou une contestation de l’intérieur. Le changement de régime à Téhéran n’est plus un tabou. C’est un objectif non avoué du gouvernement israélien mais néanmoins un de ses objectifs.
Un affaiblissement du régime iranien pourrait-il effectivement favoriser soit une «révolution de palais», soit une révolte populaire?
C’est un scénario très coûteux pour Israël, pour les pays de la région, pour les Etats-Unis. Cela implique d’intensifier les frappes aériennes, de bombarder les villes, d’épuiser la société iranienne, et de pousser la population à manifester. Pour les Israéliens, il faut absolument faire comprendre aux Iraniens que c’est le régime des mollahs qui est responsable de leur situation. Israël est-il prêt à subir le coût d’une guerre qui s’inscrive dans la durée, avec des conséquences importantes sur la politique israélienne, sur les capacités de résistance de son armée? Les Iraniens ont probablement compris qu’il est question désormais d’un changement de régime. Les dirigeants ne font d’ailleurs pas la distinction entre le régime et le programme nucléaire. Pour eux, celui-ci est une priorité absolue. Ils sont convaincus que posséder la bombe nucléaire ou arriver au seuil nucléaire est la seule assurance vie pour sanctuariser leur régime, la seule arme pour dissuader les Américains, les Israéliens ou d’autres de les attaquer. Les deux sont liés. C’est aussi la raison pour laquelle les Iraniens ne mesureront pas l’ampleur de leur riposte. Elle pourrait toucher, comme on l’a déjà vu, des objectifs civils à l’intérieur d’Israël. Une autre question porte sur les intérêts stratégiques américains qui englobent aussi ceux des Etats du Golfe. L’Iran entretient de bonnes relations avec eux aujourd’hui. Il n’a donc pas intérêt à les impliquer dans cette guerre. Mais si Israël continue à tenter de déstabiliser le régime de Téhéran, il ne pourra pas souffrir cela sans réagir. Dans ce cas, on pourrait assister à une logique suicidaire de la part du pouvoir iranien.
«Israël est-il prêt à subir le coût d’une guerre dans la durée pour affaiblir le régime iranien?»
Comment expliquer que les Etats-Unis adoptent jusqu’à présent une position de retrait? Vise-t-elle à permettre encore une négociation?
L’attitude de Donald Trump se situe à plusieurs niveaux. Un niveau destiné à son audience en tant que président venu pour «mettre fin au chaos laissé par son prédécesseur», chaos illustré par la multiplication de foyers de tensions dans le monde. Il n’a donc pas intérêt à revendiquer une quelconque participation dans la guerre actuelle. Le secrétaire d’Etat Marco Rubio s’est précipité pour affirmer que l’Amérique est étrangère à cette opération. Un deuxième niveau part du principe qu’aucune opération militaire israélienne de cette envergure ne peut s’organiser sans le soutien des Etats-Unis, sur tous les plans. Un exemple: convaincre la Jordanie et d’autres pays qui disposent de bases de ravitaillement de pouvoir les utiliser. Ce ne sont pas les Israéliens, ce sont les Américains qui ont fait ce travail. Mais ils ne veulent pas être perçus comme des belligérants pour ne pas fâcher l’opinion publique. Rappelons que Donald Trump ne veut pas apparaître comme un homme de guerre. Il veut aussi pouvoir jouer un rôle si les Iraniens, affaiblis, se résignaient à retourner à la table des négociations. Enfin, troisième niveau, Donald Trump lors de sa visite en mai dans la région s’est engagé auprès de ses alliés –l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Qatar– à plaider en faveur d’une désescalade parce qu’il n’est pas dans l’intérêt des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie saoudite, de voir s’accroître des tensions qui contrarieraient les projets faramineux du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, l’Exposition universelle de 2030, la Coupe du monde de football en 2034, et son accession au pouvoir.
L’Iran conserve-t-il des moyens pour mettre Israël en difficulté?
Les historiens nous diront comment les Iraniens ont été pris de court et comment ils ont sous-évalué la volonté et la capacité d’Israël à ne pas attendre un feu vert américain pour les attaquer et à assurer leur propre sécurité. Le 7-Octobre constitue pour les Israéliens l’équivalent du 11-Septembre pour les Américains. Le 11-Septembre a fait sauter toutes les digues et a permis aux Etats-Unis de frapper où ils veulent au nom de la protection des Etats-Unis. Israël opère de la même manière. Le 7-Octobre offre une caution à Israël pour établir un nouveau paradigme: déclarer des guerres, préventives ou non, afin d’assurer sa sécurité ou de punir tous ceux qui auraient l’intention de nuire à ses intérêts. C’est une nouvelle spirale de terribles violences parce que, à partir de cette doctrine, chaque Etat peut s’arroger le droit de frapper où il veut au nom de la prévention. L’attaque israélienne contre l’Iran légitime l’«opération militaire spéciale» de la Russie en Ukraine en 2022. Car rien ne justifiait, au regard du droit international, qu’Israël agisse de la sorte.
Israël retrouve-t-il une sorte d’impunité? Les Etats européens, de plus en plus critiques de l’action d’Israël à Gaza, se sentent obligés de cautionner le droit d’Israël à se défendre…
Non seulement de cautionner mais aussi de soutenir Israël. Nous avons évoqué l’affaiblissement des proxys (NDLR: groupes armés alliés) de l’Iran, à la périphérie. Israël procède maintenant à l’attaque du centre. Il faut rappeler que cette guerre désormais directe entre Israël et l’Iran trouve ses origines non seulement dans le programme nucléaire mais aussi dans le 7-Octobre et le soutien dont a bénéficié le Hamas de la part du Hezbollah. Sans l’attaque du Hamas et la réponse disproportionnée d’Israël à Gaza, l’Iran ne se serait pas engagé de façon aussi importante dans le conflit via ses proxys. Aujourd’hui, Israël saisit l’opportunité de l’affaiblissement de l’Iran à un moment choisi. Certains Etats européens réclamaient la suspension de l’accord d’association entre Israël et l’Union européenne. Les opinions publiques se retournaient contre Israël pour sa façon de mener la guerre à Gaza. Le président Emmanuel Macron et Mohammed ben Salmane s’apprêtaient à plaider à New York pour la relance de la solution à deux Etats entre Israël et la Palestine, une initiative qui dérangeait énormément Benjamin Netanyahou mais aussi Donald Trump. L’opération israélienne en Iran vise également à torpiller les prémices d’une relance d’un processus de paix basé sur la légalité internationale. La preuve, Emmanuel Macron a annulé la conférence alors qu’il aurait fallu, au contraire, la maintenir pour démontrer qu’une dynamique de négociation est encore possible. Or, qu’observe-t-on? Israël s’assure le soutien de la communauté internationale contre l’Iran. Continuer à travailler pour que la guerre à Gaza cesse aurait enlevé à Téhéran tout alibi pour justifier sa politique. Il ne faut pas oublier que l’Iran a plutôt bonne cote dans le monde arabe. Les populations estiment que l’Iran et les Houthis du Yémen sont les seuls acteurs à défendre la cause palestinienne.
«En cas de forte déstabilisation, on pourrait assister à une logique suicidaire de la part du pouvoir iranien.»
Les Palestiniens sont-ils à nouveau les victimes indirectes de cette «diversion»?
C’est une double peine. D’abord parce que le conflit des Palestiniens s’inscrit plutôt dans un contexte national d’occupation et de recouvrement de droits. Ils ne sont pas les représentants de l’Iran ou d’autres Etats. Ensuite, parce que les Etats qui s’apprêtaient à plaider en faveur d’une trêve humanitaire ou à relancer la solution à deux Etats ne mettent plus ces sujets en priorité dans leur agenda.