Le siège de l’entreprise belge Syensqo, spécialisée en chimie, a été paralysé par des activistes propalestiniens, lundi matin. © Elise Legrand

Comment des entreprises basées en Belgique continuent (indirectement) d’armer Israël: «Il y a des trous dans la raquette»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Malgré une interdiction d’exporter des armes à destination d’Israël, certaines entreprises belges (ou actives en Belgique) continuent indirectement de renforcer la capacité militaire de Tsahal. Leur implication se manifeste à divers degrés, notamment via la production de pièces détachées.

«Le génocide débute ici». C’est par ces mots barbouillés à la peinture blanche sur la façade de Syensqo, que les employés de l’entreprise bruxelloise ont été accueillis lundi matin alors qu’ils tentaient de pénétrer sur leur lieu de travail. Dès 7h45, le siège de cette spin-off de Solvay, implantée à deux pas de l’Otan (Haren), a été la cible d’une action de désobéissance civile menée par le collectif «Stop Arming Israël». Plusieurs centaines d’activistes, vêtus de combinaisons blanches et coiffés pour la plupart de keffieh, ont bloqué les différents accès du site durant la matinée. «Nous sommes tous des enfants de Gaza», ont scandé les participants, hissant banderoles, fumigènes et drapeaux aux couleurs palestiniennes.

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Quelques heures plus tôt, c’était l’entrepôt tournaisien d’OIP Land Systems (filiale de l’entreprise israélienne Elbit) qui avait été pris pour cible par le même collectif. Habillés de la même tenue blanche, les 150 militants avaient réussi à pénétrer dans le hangar et à repeindre du matériel militaire avant de prendre la fuite.

Un «embargo» qui remonte à 2009

Cette double action simultanée avait pour objectif de dénoncer la «complicité» d’entreprises belges dans le génocide à Gaza, notamment dans la production de matériel militaire et son transit vers Israël. «Théoriquement, il existe un embargo en Belgique qui interdit d’armer Israël, rappelait un porte-parole du collectif présent sur le site de Syensqo, dissimulé derrière des lunettes noires. Mais cette interdiction est loin d’être respectée en pratique. C’est un filet qui est troué de partout

En 2009, à la suite de l’offensive «Plomb durci» menée par Tsahal à Gaza, la Belgique a en effet interdit l’exportation d’armes vers Israël. Le fédéral et les entités fédérées ont alors adopté une position commune, selon laquelle le pays «s’engage à ne pas octroyer de licences d’exportation d’armes pour des transactions qui renforceraient les capacités militaires d’Israël». Une posture qui prévaut encore aujourd’hui, mais dont l’imprécision permet dans les faits certaines largesses.

Le manque de clarté réside en premier lieu dans la notion d’«armes» visée par l’embargo, pointe Yannick Quéau, directeur du GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité). «Comme il n’existe pas de définition positive de ce qu’est une arme, on fonctionne à partir de listes non-exhaustives», pointe l’expert. Plus largement, les usages (tolérés ou bannis) de ces armes sont également sujets à interprétation. «On peut donc voir des équipements ou des matériaux qui ne sont pas stricto sensu à usage militaire, mais qui le deviennent une fois arrivés à destination, c’est-à-dire en Israël», observe Yannick Quéau.

Une responsabilité diluée?

Par exemple, l’entreprise Syensqo, spécialisée en chimie, produit de la résine composite MTM46, vendue ensuite à l’entreprise franco-israélienne UAV Tactical Systems Ltd. Cette résine se retrouve dans des drones Hermes 450 utilisés par Tsahal, selon «Stop Arming Israël», «pour des frappes létales, y compris contre des civils et des travailleurs humanitaires». Un usage que Syensqo dément. «Nous respectons strictement les lois et réglementations applicables, y compris les accords internationaux qui régissent de nombreux aspects de l’industrie de la défense, assure l’entreprise belge. Toutes les ventes à l’industrie de la défense sont conformes aux cadres réglementaires et aux licences.»

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Or, les chaînes de production à rallonge compliquent généralement le contrôle, par les entreprises belges, de l’utilisation de certaines pièces détachées fabriquées dans leurs locaux. «C’est toujours la question de l’utilisateur final qui est problématique», confirme Nathalie Janne d’Othée, chargée de recherche et de plaidoyer Moyen-Orient au CNCD-11. Ce end user, «qui sert de boussole aux autorités pour délivrer ou non des licences», est difficilement vérifiable, et particulièrement en temps de guerre. «Ca dilue les responsabilités, regrette Yannick Quéau. Or, c’est aux autorités belges de s’assurer que tout ce qui est produit en Belgique ait un usage conforme au droit international, y compris en termes de prévention des risques. La Belgique a la responsabilité de contrôler que, in fine, ces équipements ne sont pas utilisés pour commettre des crimes ou des exactions.»

Se pose également la question des filiales d’entreprises israéliennes implantées en Belgique. L’entreprise tournaisienne OIP Land Systems, par exemple, n’exporte pas directement d’armes vers Israël, mais appartient à Elbit systems, la plus grande entreprise israélienne d’armement. Les recettes financières de la filiale belge contribuent donc indirectement, selon les activistes, à renforcer l’effort de guerre israélien.

Absence d’unité

Dernière difficulté, et non des moindres, à l’application de l’embargo belge: la question du transit des armes. Des drones ou munitions à destination d’Israël peuvent-ils circuler via le sol belge, par exemple via les aéroports ou le port d’Anvers? Le débat est laissé à l’appréciation des Régions. En Flandre et à Bruxelles, le transit d’armes, même sans transbordement (sans être déchargées), est théoriquement sujet à des licences. En Wallonie, ce n’est pas (plus) le cas. En mai 2024, après des révélations confirmant la circulation d’armes israéliennes via l’aéroport de Liège, le ministre-président Elio Di Rupo (PS) avait pourtant pris un arrêté interdisant, sur le sol wallon, tout transit de matériel militaire vers l’Etat hébreu. Un arrêté annulé mi-mai 2025 par le Conseil d’Etat, justifié par un non-respect des procédures légales.

Aujourd’hui, la législation belge apparaît donc «très disparate» sur la problématique du transit, regrette Nathalie Janne d’Othée. «Or, quand ils font face à un génocide, les Etats devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour agir unilatéralement, insiste la chargée de plaidoyer. L’absence d’une législation forte et harmonisée en matière de transit d’armes via le sol belge me semble donc une véritable erreur.» Une divergence régionale qui était justement au centre d’une réunion convoquée lundi matin par le ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot (Les Engagés). Des acteurs des trois Régions, ainsi que les services des douanes, devaient ainsi se rassembler pour «faire le point sur la situation». 

Bref, en l’état, l’interdiction belge d’exportation d’armes vers Israël telle que décrétée en 2009 comporte de nombreux écueils. «Il y a des trous dans la raquette, métaphorise Yannick Quéau. La définition de l’embargo belge implique certaines failles techniques, dans lesquelles des tas d’entreprises parviennent encore à se nicher», résume le directeur du GRIP.

Les 10 entreprises épinglées par «Stop Arming Israël»

– Safran Aeroboosters (Herstal)

BATS (Angleur), OIP Land Systems (Tournai) et OIP Sensor (Audenarde), filiales belges de Elbit systems

BMT Aerospace (Bruges) 

Syensqo (Haren)

Caterpillar (Grimbergen) 

Challenge Handling

SABCA (Bruxelles, Lummen, Gosselies)

Maersk (Anvers)

Scioteq (Courtrai)

Thales

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