Pour Marc Finaud, chercheur en matière de défense, il est impossible d’évaluer l’ampleur des dommages au programme nucléaire de l’Iran, qui pourrait être tenté de faire comme…Israël.
Les images satellites fournies depuis l’attaque américaine du 22 juin par la société Maxar Technologies montrent six cratères sur le site de Fordo, siège de la plus grande concentration de centrifugeuses du programme nucléaire iranien. C’est le résultat du tir de quatorze bombes GBU-57/B du projet MOP (Massive ordnance penetrator) par sept bombardiers furtifs B-2, une première dans l’histoire militaire américaine. Cette ogive de quelque quatorze tonnes peut pénétrer jusqu’à 60 mètres de profondeur. «Des dégâts monumentaux» en ont résulté, a assuré Donald Trump au terme de l’opération. Ce constat n’éclaire cependant pas complètement sur l’état de l’infrastructure nucléaire iranienne. Marc Finaud, ancien diplomate et chercheur associé au Centre de politique de sécurité de Genève, analyse les conséquences de cette attaque.
Au-delà des déclarations de Washington, peut-on établir une évaluation des destructions occasionnées aux infrastructures nucléaires iraniennes?
C’est un peu tôt. Des dommages aux infrastructures sont visibles en surface. Mais, dans le cas en particulier de l’usine de Fordo, enterrée à 100 mètres de profondeur sous une montagne, les bombes américaines GBU-57 ont certes dû causer des dégâts, mais on n’est pas certain de leur nature. Les seuls experts qui pourront dresser un rapport détaillé seront les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Ils n’ont évidemment pas accès aux sites tant que les affrontements se poursuivent. De surcroît, on a de forts soupçons que les Iraniens s’attendaient à ces frappes et qu’ils ont pris les précautions pour transférer dans des endroits protégés au minimum le stock d’uranium enrichi dont ils disposaient et aussi un certain nombre de centrifugeuses. L’incertitude est encore grande sur les dommages infligés.
Quel pourrait être l’incidence de ces destructions sur le programme nucléaire en lui-même?
Certains commencent déjà à imaginer des scénarios futurs. L’un d’entre eux verrait l’Iran faire ce qu’Israël a mis en œuvre au début de son programme nucléaire, c’est-à-dire fabriquer une bombe secrètement. Les Israéliens avaient obtenu le feu vert des Américains, en vertu d’un accord conclu en 1969 entre le président Richard Nixon et la Première ministre Golda Meir, à condition qu’Israël garde secrète l’information sur la fabrication de la bombe. C’est un exemple, malheureusement, que les Iraniens pourraient suivre. Un autre scénario serait, au contraire, que l’Iran annonce officiellement son retrait du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en arguant que, face à une telle attaque, le seul moyen de se défendre serait de se doter de l’arme nucléaire.
Parce que les Iraniens n’ont jamais reconnu projeter de fabriquer une bombe atomique…
Au contraire, ils ont toujours maintenu que leur programme était pacifique. Hormis pendant une période bien spécifique: ayant compris que leur voisin, l’Irak, avait un programme nucléaire clandestin, ils se sont aussi intéressés à cette option. Mais à partir du moment où Saddam Hussein a été éliminé par les Américains et que le risque n’a plus existé, Téhéran a mis fin à ses recherches. Cela a été confirmé dans un rapport du renseignement américain de 2007. Depuis, malgré l’augmentation du programme d’enrichissement et les ambiguïtés des dirigeants, notamment le fait qu’ils ne voulaient pas donner tous les détails sur leur programme passé, les rapports tant des services américains que de l’AIEA n’ont jamais conclu que l’Iran était engagé dans un programme militaire. Il a fallu le retrait en 2018 des Etats-Unis de l’accord de Vienne de 2015 pour que l’on entre dans une nouvelle phase d’escalade. La situation actuelle est en partie l’héritage de cette décision de Donald Trump. Nous sommes au Moyen-Orient. Dans cette région, il y a une sorte de culture de la revanche. Tout ce que l’Iran a fait, il l’a réalisé en réaction à des actions soit d’Israël –des sabotages, des assassinats ciblés de scientifiques–, soit des Etats-Unis –la réimposition des sanctions–, dans une logique plutôt destinée à créer une pression spécialement sur les Européens pour trouver une médiation avec les Américains. Les Européens ont joué le jeu depuis 2018. Quand Joe Biden a décidé de revenir dans l’accord à partir de 2021, ils ont essayé de négocier une solution. Cela a quasiment réussi puisque les discussions ont été à deux doigts d’aboutir en 2022. Les Européens avaient présenté un «paquet» aux deux parties, les Etats-Unis et l’Iran, qui l’acceptaient plus ou moins. Alors est arrivée la guerre en Ukraine, ce qui a entraîné des complications. Politiquement, il était plus difficile de sceller un accord avec l’Iran, accusée de livrer des drones à la Russie et de s’adonner à une répression interne féroce. Maintenant, les Européens sont complètement marginalisés et écartés par Donald Trump.
«Le danger principal de radiations viendrait du bombardement d’un réacteur nucléaire.»
Une négociation directe entre les Etats-Unis et l’Iran est-elle encore imaginable, comme le réclame le président américain?
Ce n’est pas très clair avec Donald Trump. Il a changé plusieurs fois de position. Il est très influencé par son entourage… Cela étant, il a quand même été élu sur un programme visant à éviter les guerres et à mettre fin à celles dont il accusait les démocrates d’être responsables. En même temps, il est «l’homme du deal». Il a voulu conclure un accord bilatéral, imposer à Téhéran à ses conditions, dont il pensait pouvoir s’attribuer le mérite. Ensuite, il y a eu un engrenage entre Israël et les Etats-Unis. Benjamin Netanyahou a-t-il tordu le bras à Trump? Ou cela était-il coordonné et mis en scène pour faire croire aux Iraniens qu’il y avait une solution diplomatique? C’est difficile à dire. Donald Trump a toujours voulu garder deux fers au feu, agiter la carotte de la négociation et le bâton des frappes militaires. Comme beaucoup d’autres observateurs, j’ai pensé que c’était plutôt de la gesticulation pour obliger les Iraniens à accepter un accord aux conditions américaines. Mais il y a quand même eu cinq rencontres entre Américains et Iraniens. Pouvait-on les prendre au sérieux? Parce que, côté iranien, on avait des experts qui avaient participé à toutes les néociations antérieures, tandis que Donald Trump y envoyait son conseiller, Steve Witkoff, un ancien agent immobilier qui ne connaît absolument rien au sujet, n’a aucune expérience de la négociation et s’était déjà fait rouler dans la farine par Poutine à propos de l’Ukraine… Cette négociation pouvait donc difficilement être prise au sérieux, surtout à partir du moment où les Américains ont laissé entendre que leur objectif était 0% d’enregistrement, une ligne rouge pour les Iraniens.
Pourquoi la possibilité d’enrichir l’uranium était-elle une ligne rouge pour les Iraniens?
Depuis le début des négociations, ils ont voulu continuer à pouvoir enrichir l’uranium, un droit selon eux inaliénable lié au Traité de non-prolifération, alors que cela en est une interprétation un peu abusive. Cette volonté a entretenu le soupçon que l’Iran voulait développer un programme nucléaire militaire. Il a encore été exacerbé à partir de 2019 quand les Iraniens ont répondu au retrait des Etats-Unis de l’accord de Vienne en s’affranchissant des limites les plus importantes de celui-ci –l’enrichissement, les stocks, le nombre de centrifugeuses, etc. Ils sont entrés dans une sorte d’escalade qui, au départ, était logique parce que l’accord était basé sur une forme de réciprocité: puisque les Américains réimposaient des sanctions, ils estimaient être en droit d’enrichir à nouveau l’uranium. Même dans le cadre de l’accord de Vienne, maintenir une capacité d’enrichissement permettait de conserver le savoir-faire pour être capable en cas de besoin de franchir le seuil…
Un soupçon encore conforté par le dernier rapport de l’AIEA publié quelques jours avant l’attaque israélienne?
L’Agence internationale de l’énergie atomique a été confrontée à la mauvaise volonté de coopérer de Téhéran. Les Iraniens ont coupé certaines caméras, ont refusé de répondre à certaines questions sur des matières retrouvées dans des endroits où elles n’étaient pas censées être ou sur des éléments bizarres liés à des programmes antérieurs à 2003. Sur ce dernier point, les Iraniens estimaient que le dossier avait été fermé avec l’accord de 2015 et que l’agence n’avait pas le droit de revenir dessus. Le dernier rapport publié par l’AIEA portait sur le manque de coopération de l’Iran dans ce dossier en affirmant qu’il ne répondait pas à ses obligations de transparence. Les Israéliens ont saisi cette opportunité en arguant que l’AIEA avait dit que l’Iran avait enfreint ses obligations. L’agence n’a pourtant pas affirmé que l’Iran avait un programme nucléaire militaire. Pour Netanyahou, c’était l’aubaine pour lancer les frappes militaires, probablement avec un rapport des services de renseignement israéliens qui ont manipulé les Américains.
Ces attaques contre des sites nucléaires n’entraînent-elles pas un risque majeur de radiations?
Le danger principal viendrait du bombardement d’un réacteur nucléaire. Il n’y en a qu’un en Iran, celui de la centrale, génératrice d’électricité, de Bouchehr, protégé par son dôme de béton, qui peut résister à un crash d’avion. Mais il y a aussi des installations annexes, les piscines de refroidissement. des barres de combustibles, des entrepôts de stockage de matières radioactives… Certaines situées sur le site de la centrale ont été la cible de frappes. Il y a donc un risque réel. Les usines d’enrichissement d’uranium, elles, comprennent des lignes de centrifugeuses, des cylindres tournant à très grande vitesse, qui contiennent du gaz puisque l’uranium a été converti en matière gazeuse, l’hexafluorure. En cas d’explosion, les centrifugeuses seront détruites, libèreront potentiellement ce gaz toxique mais pas dans l’ampleur d’un nuage radioactif comme celui observé après les accidents de Tchernobyl ou de Fukushima. Le gaz restera confiné dans les locaux, sera susceptible de toucher le personnel s’il n’en est pas protégé, mais ce dégagement aura un effet localisé. Parmi les autres installations du programme nucléaire iranien, un réacteur de recherche à Téhéran utilise de l’uranium hautement enrichi, au-delà de 20%. Il a été construit sous le règne du Shah d’Iran avec l’aide des Etats-Unis qui en ont fourni le combustible enrichi jusqu’à la révolution islamique de 1979. Des dégâts à ce réacteur pourrait aussi occasionner des dommages, mais là aussi, localisés.