Rupert Murdoch assis dans le bureau ovale non loin de Donald Trump, le 3 février 2025. © AFP via Getty Images

Le vieux crocodile face au président: pourquoi Donald Trump et le magnat des médias Rupert Murdoch s’affrontent en coulisses

Donald Trump veut faire plier le Wall Street Journal ainsi que le vieux magnat de la presse Rupert Murdoch. Mais dans ce bras de fer, il s’est heurté à un adversaire à sa mesure.

Début février, alors que le président fraîchement investi recevait dans le Bureau ovale, un vieil homme au visage ridé restait silencieux sur une chaise, contre le mur. Les mains croisées, il observait la scène depuis sa place, à côté du rideau doré. Tel un figurant qui détonnait dans cette mise en scène grandiloquente. Il fallut attendre dix minutes avant que Donald Trump n’interrompe le récit de ses succès passés et à venir pour que, d’un geste désinvolte, il désigne l’invité. «Au fait, déclara-t-il, c’est le légendaire Rupert Murdoch». Un «type incroyable», une «classe à part», ajouta Trump. Puis il revint à la géopolitique.

Rien ne fut dit sur les raisons de la présence du magnat des médias à la Maison-Blanche. Mais une chose était limpide dans cette saynète: qui tenait les rênes. Quelques mois plus tard, Trump fut détrompé.

Lutte de pouvoir entre deux titans

Rupert Murdoch, âgé de 94 ans, a montré au président les limites de son emprise. Malgré une tentative d’intervention directe, le Wall Street Journal a publié un scoop exposant les liens étroits entre Trump et le délinquant sexuel Jeffrey Epstein.

A l’occasion du cinquantième anniversaire de celui-ci, le président, alors magnat de l’immobilier, aurait rédigé une contribution grivoise destinée à un livre-cadeau, révélait le journal. Trump affirme que la lettre est un faux. Il a intenté une action en dommages et intérêts de dix milliards de dollars contre l’entreprise de Murdoch et contre Murdoch lui-même.

«J’ai 94 ans, et je ne me laisserai pas intimider.»

«Je vais lui exploser le cul devant les tribunaux, et à son torchon de troisième zone aussi», a-t-il menacé. Mais son adversaire ne cède pas. «J’ai 94 ans, et je ne me laisserai pas intimider», aurait-il confié à des proches. Un affrontement entre deux géants, d’une intensité rare.

Murdoch est président émérite de News Corp., société mère du célèbre quotidien économique. Officiellement, son fils Lachlan dirige l’empire de presse ainsi que la branche télévisée Fox Corp. Mais dans les moments décisifs, rien ne se fait sans l’aval du patriarche. C’est donc à lui, et non à son fils, que Trump a téléphoné pour tenter de bloquer la publication.

Une relation de plus de 50 ans

Ils se connaissent depuis plus d’un demi-siècle. En 1976, l’Australien Murdoch acquit le tabloïd New York Post, accédant ainsi au rang d’acteur influent sur le marché américain de la presse. A la même époque, un jeune promoteur immobilier –Donald J. Trump– cherchait à se faire un nom localement, alimentant volontiers les colonnes des chroniqueurs mondains. Ce fut le point de départ d’une convergence d’intérêts, qui culmina des décennies plus tard dans une relation symbiotique entre Fox News, la chaîne conservatrice de Murdoch, et le président Maga.

La victoire de Trump en 2016 ouvrit au géant de la presse l’accès direct au pouvoir. Il appelait au moins une fois par semaine l’aile ouest sans passer par le chef de cabinet. «Murdoch à l’appareil», annonçait sa voix grave, marquée d’un léger accent, au téléphone du président.

Mais cette entente cordiale ne se noua jamais en relation amicale, même si chacun employait ce mot en public, allant parfois jusqu’à se donner l’accolade. «Rupert hait Donald Trump», affirme Michael Wolff, auteur d’ouvrages sur les deux hommes.

Plusieurs épisodes montrent que le patron méthodique des médias n’éprouve que peu d’estime pour le promoteur devenu candidat. En 2015, lorsque Trump lança sa campagne en attaquant des migrants mexicains prétendument criminels, Murdoch ne dissimula pas son agacement. «Quand Donald Trump cessera-t-il d’embarrasser ses amis, sans parler du pays entier?», interrogea-t-il sur Twitter.
L’enthousiasme du public de Fox News pour ce candidat hors système contraignit néanmoins le fondateur à infléchir sa ligne. Le scénario se répéta. Depuis la réélection de Trump, Murdoch cherche à renouer le contact, bien qu’il ait donné, après l’assaut du Capitole en 2021, la consigne interne d’en faire une «non-personne».

Quelques jours seulement avant la parution du scoop Epstein dans le Journal, Rupert et Lachlan furent aperçus dans la loge présidentielle du stade MetLife à New York, lors de la finale de la Fifa.

Murdoch demeure avant tout un homme d’affaires. Et donc, selon Wolff, «le maître absolu de la realpolitik». Mais celui qui a fait fortune grâce au sensationnalisme et à l’ingérence politique, en Australie, au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis, nourrit une autre passion. «Dans son cœur, c’est un journaliste sérieux», déclara l’ancien dirigeant de Fox, Preston Padden, au Guardian: «Et c’est cela que représente le Wall Street Journal

«Selon des sources internes, Murdoch n’entrave pas le travail des journalistes, même lorsque ceux-ci vont à l’encontre de ses intérêts immédiats.»

Le sérieux est en effet l’essence même du quotidien économique, réputé pour ses révélations majeures qu’il défend avec fermeté. Selon des sources internes, Murdoch n’entrave pas le travail des journalistes, même lorsque ceux-ci vont à l’encontre de ses intérêts immédiats. Lorsque le Journal révéla le scandale de fraude de la start-up Theranos, le patriarche ne broncha pas, bien qu’il fût alors, avec un investissement de 125 millions de dollars, son principal actionnaire individuel. L’intervention d’Elizabeth Holmes, fondatrice de Theranos et icône déchue, échoua à faire retirer l’article. Murdoch lui aurait répondu qu’il ne le pouvait simplement pas, relata David Folkenflik, journaliste à NPR et auteur de Murdoch’s World – The Last of the Old Media Empires, dans un podcast. «Pas dans le sens où il ne pouvait pas, mais où il ne le ferait pas.»

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Une attaque résolument personnelle

A en juger par la colère de Trump, Murdoch l’a manifestement éconduit avec une fermeté comparable. Le président américain ne se contente pas de réclamer des dommages et intérêts démesurés: il tente aussi de contraindre, dans un délai très court, le magnat à témoigner sous serment. Il fonde sa demande notamment sur l’âge de Murdoch –94 ans– et sur son état de santé supposé, qui pourrait, selon lui, l’empêcher de comparaître lors du procès à venir. Une attaque résolument personnelle. Les juristes n’accordent guère de crédit ni à cette requête, ni à la plainte elle-même.

Selon Joseph Azam, ancien Senior Vice President chez News Corp. et juriste, le Wall Street Journal mène ses enquêtes avec suffisamment de rigueur pour ne pas se laisser abuser par de fausses informations. Si Trump agit en dépit de ses chances quasi nulles, c’est pour deux raisons, estime Joseph Azam: d’une part, il cherche à détourner l’attention et à imposer une nouvelle lecture des faits. «Quand vous engagez une procédure en diffamation aux Etats-Unis, rien ne vous oblige à être honnête ou exact», ironise-t-il. D’autre part, Trump a souvent obtenu par le passé un règlement amiable par la seule menace ou le dépôt d’une plainte.

«Quand tu t’attaques à Rupert Murdoch et au Wall Street Journal, autrement dit à quelques-uns des meilleurs avocats spécialisés en droit des médias dans le monde, les règles ne sont pas les mêmes.»

Depuis sa réélection, cette stratégie intimidante porte davantage ses fruits. Ses avocats ont soutiré des montants à sept chiffres aux maisons mères de X, ABC, CBS et Facebook, bien que les affaires reposaient, selon les spécialistes, sur des bases juridiques fragiles. Mais News Corp. ne se laissera pas manipuler aussi facilement, affirme Joseph Azam: «Quand tu t’attaques à Rupert Murdoch et au Wall Street Journal, autrement dit à quelques-uns des meilleurs avocats spécialisés en droit des médias dans le monde, les règles ne sont pas les mêmes.»

Trump finira par se désister, prédit Anthony Scaramucci, son ex-directeur éphémère de la communication, devenu critique virulent et animateur de podcast. Il n’aurait aucun intérêt à voir les pièces versées au dossier rendues publiques: elles pourraient révéler d’autres éléments embarrassants.

Si Trump veut enrayer la mécanique, il trouvera le moyen de le faire

Le président américain dispose d’autres leviers: par la régulation, son administration peut rendre la vie d’un entrepreneur plus simple ou plus pénible. Murdoch en a tiré avantage lorsque les autorités ont rapidement validé la vente de ses studios 21st Century Fox et d’autres actifs à Disney. Trump voulait simplement s’assurer que l’éditeur conservateur maintiendrait le contrôle de Fox News. Lorsque Murdoch le lui confirma, il lui lança: «Bon courage, mon pote», selon le récit de David Folkenflik. Fox News, chaîne câblée, et les journaux résistent davantage aux pressions que les réseaux de diffusion comme ABC. Mais si le président souhaite saboter le fonctionnement, il saura comment s’y prendre.

Certains analystes estiment que les deux prédateurs finiront par enterrer la hache de guerre. Ils restent interdépendants. «Ils ont un vrai intérêt à se réconcilier pour que leur relation fonctionne», déclarait un ancien collaborateur de Trump, cité par le Washington Post.

«Rien n’exclut que leur affrontement, cette fois, dégénère. L’occupant de la Maison-Blanche adopte de plus en plus les manières d’un souverain absolu.»

Leur longue relation, faite d’alliances et de tensions, appuie cette hypothèse. Rien n’exclut toutefois que leur affrontement, cette fois, dégénère. L’occupant de la Maison-Blanche adopte de plus en plus les manières d’un souverain absolu. L’autre, depuis qu’il a hérité à un peu plus de 20 ans du petit journal de son père à Adélaïde, a vu passer en 73 ans bon nombre de dirigeants. Lui est resté. Murdoch, «il s’en fout de Donald Trump», tranche Anthony Scaramucci.

Sa plus cuisante défaite, Murdoch ne la doit ni à un ennemi ni à un rival, mais à sa propre famille. Le patriarche souhaitait priver trois de ses enfants –James, Elisabeth et Prudence– de toute influence future sur l’empire. L’aîné, Lachlan, en phase avec ses positions politiques, devait hériter du contrôle exclusif. Un tribunal a bloqué ce projet. La saga successorale s’est poursuivie.

En parallèle, Murdoch mène une bataille où bien plus que ses intérêts personnels sont en jeu. L’écrivaine et journaliste Tina Braun ne croit pas que «le vieux crocodile» cédera, comme d’autres avant lui. Elle y voit «une ironie savoureuse»: la défense de la liberté de la presse face à Trump repose désormais entre les mains du «Dark Vador des médias», ce Jedi passé du côté obscur dans Star Wars.

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