Changement climatique, vaccin, génocide: nous sommes rentrés dans une ère dominée par le déni dit The Guardian. A quel moment avons-nous échoué à comprendre le monde et l’essence de l’être humain ?
Nous sommes tous, parfois, un peu, dans le déni. Car trouver des façons intelligentes de montrer ou de cacher nos émotions fais partie du fait d’être un humain. Un humain qui est dans l’obligation de composer avec les autres et qui pour cela doit parfois les leurrer. C’est en effet une question de survie et une parade indispensable pour assurer le vivre ensemble en toute civilité. Pour y parvenir, on peut utiliser un sophistiqué langage diplomatique ou un mensonge plus brouillon. L’important est souvent de maintenir l’illusion. Comme le soutient Richard Sennett: « En pratiquant la civilité sociale, vous restez silencieux sur des choses que vous savez pertinemment vraies, mais que vous ne pouvez et ne devez pas dire ».
On peut donc se leurrer soi-même et les autres sans trop de conséquences. Il n’est pas rare que nous gommions certains aspects de nous-mêmes lorsqu’on se présente aux autres. Mais jusqu’à quel point doit-on se taire pour la paix générale? La limite est atteinte lorsque les fadaises deviennent un dogme public. En d’autres termes: quand le déni de la réalité devient du dénialisme. Il est la transformation de la pratique du petit déni quotidien en une toute nouvelle façon de voir le monde. C’est un accomplissement collectif qui construit une vérité nouvelle et que l’on pense « meilleure ». Ou tout du moins plus confortable, quitte à se vautrer très profondément dans le leurre.
Dénialisme, une définition
Dans la psychologie comportementale, le dénialisme est le choix de nier la réalité. Cela vient comme un moyen d’éviter une vérité psychologiquement inconfortable. Le dénialisme est alors une action irrationnelle qui vient comme un rejet de la validité d’une expérience historique ou d’un événement par une personne qui refuse d’accepter une réalité empiriquement vérifiable. Dans le domaine des sciences, le dénialisme est le rejet des faits et des concepts indiscutables et soutenus par le consensus scientifique en faveur des idées radicales et controversées.
Ces dernières années, le terme a été utilisé pour décrire un certain nombre de domaines de « recherches » qui affirment par exemple que l’Holocauste (et d’autres génocides) ne s’est jamais produit, que le changement climatique anthropique (d’origine humaine) est un mythe, ou encore que le sida n’existe pas et que l’évolution est une hérésie scientifique. On notera que ces personnes ne se qualifient pas de dénialistes. Car depuis Freud (ou du moins depuis la vulgarisation de Freud), personne ne veut plus être accusé d’être « dans le déni ». Être étiqueté de dénialiste a donc tout d’une insulte.
Il est parfois plus confortable de ne pas savoir
Le déni quotidien et le dénialisme sont étroitement liés. Ce que les humains font à grande échelle est enraciné dans ce que nous faisons individuellement. Si le déni est un mécanisme courant pour rendre supportable la vie en société, sa version dogmatique est très dangereuse. La preuve par quelques exemples concrets. Comme en Afrique du Sud, ou le président Thabo Mbeki, en poste entre 1999 et 2008, a été influencé des personnes comme Peter Duesberg, qui nient le lien entre VIH et sida (voire l’existence même du VIH) et qui mettent en doute l’efficacité des médicaments antirétroviraux. On a estimé que la réticence de Mbeki à mettre en oeuvre des programmes de traitement nationaux utilisant des antirétroviraux avait coûté la vie à 330 000 personnes. À plus petite échelle, au début de 2017, la communauté somalo-américaine du Minnesota a été frappée par une épidémie de rougeole. C’était là la conséquence directe d’une théorie fumeuse qui disait que le vaccin ROR provoquait l’autisme et qui a poussé les parents de ne pas vacciner leurs enfants.
Pourtant, les effets du dénialisme sont souvent moins directs, mais beaucoup plus insidieux. Par exemple, les négationnistes du changement climatique n’ont pas réussi à contrer le consensus scientifique général qui stipule que le réchauffement est causé par l’activité humaine, mais ils sont parvenus à amoindrir l’impression d’urgence. De quoi rendre moins impérieuses des actions radicales et pourtant nécessaires.
Le dénialisme peut aussi créer un environnement de haine et de suspicion. Dans le cas de déni de génocide, par exemple, on ne cherche pas seulement à renverser des faits historiques irréfutables, on attaque aussi, en passant, ceux qui y ont survécu et leurs descendants. On s’efforce, avec plus ou moins de subtilité, de montrer que les persécutés sont des menteurs pathologiques et fondamentalement dangereux, tout en réhabilitant la réputation des bourreaux.
Les dangers que posent les autres formes de déni peuvent être moins concrets, mais ils ne sont pas moins graves. Le déni de l’évolution, par exemple, n’est pas un appel direct à la haine. Il vise plutôt à susciter une méfiance à l’égard de la science et de la recherche. Cette méfiance va saper l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes tout en donnant plus de poids à d’autres dénégations. Même les dénégations les plus lunatiques, comme ceux qui croient encore que la Terre est plate, contribuent à créer un environnement dans lequel le savoir scientifiquement établi et les tentatives politiques louables sont embourbées dans une suspicion qui sous-entend que tout n’est pas ce qu’il semble être.
Le dénialisme encouragé par les nouvelles technologies
Le dénialisme a été en partie aidé par les nouvelles technologies. À mesure que les informations deviennent plus accessibles, qu’une « recherche » est possible pour quiconque utilise un navigateur Web, on donne aussi accès aux voix les plus marginales et on augmente leur résonnance. Personne ne peut plus être entièrement ostracisé comme un fou. La profusion de voix, la pluralité des opinions et la cacophonie de la controverse induisent le doute sur ce qu’on peut encore croire. Ce n’est aujourd’hui plus tant la création d’une crédibilité scientifique alternative qui prédomine, mais la permission générale de voir le monde comme bon vous semble.
Par exemple, ce n’est pas parce que les négationnistes sont moins nombreux qu’il y a un recul de l’antisémitisme. Ce serait même le contraire. Ceux qui étaient auparavant se « contentait » de nier l’Holocauste, commencent à se rendre compte, ne se sentant plus seul, qu’il serait éventuellement possible de « célébrer publiquement le génocide », de se réjouir « des meilleures heure de l’antisémitisme ». Cette espèce de sentiment de permission générale a pour effet pervers de servir tremplin aux idées les plus moisies. Le Daily Stormer, l’une des publications en ligne les plus importantes de l’extrême droite, illustre bien cette mécanique en alliant avec une agilité certaine le dénialisme et la haine ouverte tout en utilisant l’humour comme ciment. L’idée est d’atteindre le point nauséeux où « les non-endoctrinés ne doivent pas pouvoir dire si nous plaisantons ou non. »
Quand le doute renforce la crédulité
Le dénialisme offre une vision dystopique d’un monde non amarré, dans lequel rien ne peut être tenu pour acquis et où on ne peut faire confiance à personne. Si vous croyez que l’on vous ment en permanence, vous risquez, paradoxalement, d’accepter plus facilement les mensonges des autres. Ou quand le doute renforce la crédulité.
Pour lutter contre cette plaie qu’est le dénialisme, on a introduit certaines lois comme celles qui condamnent le négationnisme. Les dénialistes sont aussi systématiquement exclus des revues savantes et des conférences universitaires. Reste encore la démystification, soit des travaux qui démontent point par point les affirmations dénialistes, même les plus abruties. Tout cela demande patience et travail, sans pour autant obtenir un succès assuré. Si la démarche de siphonner les thèses dénialistes est louable et utile, on déplore néanmoins qu’aucune de ces stratégies ne fonctionne, ou du moins pas complètement.
Car les lois, le discrédit et même une démystification détaillée ne parviennent pas y mettre un terme. Le négationnisme, par exemple, est toujours là, malgré les nombreux ouvrages le détruisant point par point. Pire même, ses partisans trouvent de nouveaux adeptes. Car en cas d’attaque intervient un second ressort: par ces « attaques », on cherche simplement à « faire taire la vérité ». Les dénialistes ainsi terrassés sont des martyrs et maintenir le cap devient de l’héroïsme. Chaque journée où leur théorie vivote est une victoire, tant le temps qui passe est leur allié. Ces derniers n’ont pas peur, à défaut de décrocher la victoire totale, de gagner petit. Le changement climatique se fait de plus en plus aigu, les survivants de l’Holocauste meurent et ne peuvent plus témoigner, et les maladies que l’on pensait vaincues peuvent devenir les pandémies de demain.
Notre seul salut en tant qu’espèce serait l’avènement d’une certaine auto-critique. Comment a-t-on pu transformer nos petits dénis quotidiens en une tentative organisée de plomber notre capacité à comprendre le monde qui nous entoure et à en faire un endroit meilleur ? Une des réponses est que face à la menace de plus en plus concrète de notre humanité, c’est le désespoir qui domine. Or la panique ne fait qu’encourager le dénialisme, d’autant plus qu’il est aussi souvent accompagné d’une certaine apathie. Cette obstination avec laquelle les gens peuvent se cramponner à des notions réfutées pour rejeter la réalité est attestée dans les sciences sociales et dans la recherche neuroscientifique. Et c’est justement cette obstination qui rend le dénialiste si tenace.
Il n’y pas qu’un seul dénialiste
Il existe plusieurs sortes de dénialistes: il y a ceux qui sont sceptiques à l’égard de tout savoir établi et ceux qui ne contestent qu’un type de connaissance. Il y a aussi ceux qui créent des thèses et ceux qui ne font que les suivre passivement. Ils ont par contre tous en commun le désir de croire que quelque chose ne soit pas vrai. Avoir une certaine empathie avec les dénialistes n’est pas une chose facile. C’est pourtant essentiel. Le déni n’est pas forcément de la bêtise, de l’ignorance ou une pathologie. Ce n’est pas non plus la même chose que de mentir. Bien sûr, les dénialistes peuvent être des menteurs stupides et ignorants, mais il en va de même pour chacun d’entre nous. En réalité, ils sont des personnes qui sont dans une situation désespérée. Ce n’est là qu’une réaction malheureuse aux « inconvénients » de nombreuses découvertes issus du savoir moderne.
Dans notre monde moderne, les massacres de masse, la famine de masse, les catastrophes environnementales de masse ne peuvent plus être légitimées publiquement. Mais la nature de l’homme n’a elle guère évolué. De nombreux humains veulent faire les mêmes choses que les humains ont toujours faites. Soit assassiner, voler, détruire et spolier tout en stagnant dans une ignorance béate et une foi inébranlable. Nos désirs secrets étant aujourd’hui devenus indicibles dans le monde moderne, nous sommes bien obligés de prétendre de ne pas désirer ce que nous désirons vraiment. Et c’est là qu’intervient le dénialisme. Il permet de suggérer qu’il n’y a rien à savoir et qu’on ne doit pas s’en inquiéter. C’est une tentative systématique d’empêcher la remise en question et la connaissance. Soit d’être confronté, sans qu’on le veuille, à la vérité. Contrer ce mouvement n’est donc pas seulement un travail difficile – trouver des moyens de discréditer des montagnes de preuves est une mission colossale – mais il implique également de juguler l’expression des désirs enfouis.
Tout le monde peut-être dogmatique et aveugle à ses propres limites
Alors que cette tendance est parfois perçue comme faisant partie d’une attaque post-moderne contre la vérité, la rhétorique du déni et ses plus farouches critiques peuvent l’un comme l’autre être dogmatiques et aveugles à leurs propres limites. En effet, il y a parfois un risque à taire les questions inconfortables ou à avancer l’idée que la vérité pure, libre des intérêts humains, est insaisissable. Les intérêts humains sont rarement, voire jamais, distincts de la manière dont nous observons le monde. Dans cette optique rejeter le déni en tant que tel n’est pas un obstacle à la reconnaissance d’un fondement moral commun; c’est un obstacle à la reconnaissance des différences morales. Un constat qui implique que mettre fin définitivement au dénialisme ne serait pas forcément une bonne nouvelle puisqu’elle mettrait en cause directement ces différences de morales et instaurerait une homogénéité tout aussi dangereuse.
Tous les dénialistes ne reconnaissent d’ailleurs pas toujours ouvertement leurs désirs. Dans certains domaines cela reste tout de même un peu honteux. Le dénialisme, et la multitude d’autres manières qu’ont les humains modernes de faire taire leurs désirs les plus obscurs, empêche de reconnaître le fait troublant que certains d’entre nous pourraient désirer des choses que la plupart d’entre nous considèrent comme moralement répréhensibles.
Par exemple, il est difficile de dire si les négationnistes planétaires aspirent secrètement au chaos, s’ils sont simplement indifférents à ce phénomène, ou encore qu’ils souhaitent désespérément qu’il n’existe pas.
Un nouveau monde en ligne et sans retenue qui séduit chaque jour davantage et la confrontation quotidienne aux nombreux désirs enfouis nous obligent à faire face à des questions peu guillerettes: Qui sommes-nous en tant qu’espèce et comment traitons-nous avec les personnes dont les désirs sont radicalement différents des nôtres?
Répondre à ces questions pourrait ouvrir la voie à une politique dépourvue d’illusion et de mascarade morale. Cela pourrait être une base plus solide pour relancer l’espoir d’une progression de l’être humain. Une évolution qui ne serait non pas fondée sur l’illusion de ce que nous aimerions être, mais sur un compte rendu de ce que nous sommes.