Arte diffuse, ce mercredi, un film très fouillé sur le mouvement d’extrême gauche, responsable, en 1978, de la mort d’Aldo Moro, le leader de la Démocratie chrétienne. Le Vif/ L’Express a rencontré trois anciens « brigadistes » interrogés dans ce film.
C’est une cité à l’italienne. Quelques HLM des faubourgs de Reggio Emilia (Nord), dont les habitants vivent au rythme lent des habitudes provinciales. A chacun ses horaires, ses soucis, son passé. Celui de Prospero Gallinari, l’un des « anciens » du quartier, n’est guère secret et ne choque plus grand monde : dans une autre vie, une autre Italie, il y a bien longtemps en tout cas, ce paisible sexagénaire, employé dans une entreprise de cartonnage, fut membre des Brigades rouges (BR). Un « terroriste », donc. Un meurtrier, aussi : en 1978, il participa à l’enlèvement et à l’assassinat d’Aldo Moro, le leader du parti au pouvoir, la Démocratie chrétienne.
Gallinari, fils de paysans entré en politique par le Parti communiste, a connu la clandestinité, les procès, la prison, puis la réinsertion. Le voici aujourd’hui dans l’appartement qu’il occupe avec sa compagne. A droite, le salon, un téléviseur. A gauche, la cuisine, des dessins d’enfants sur le frigo. C’est ici, à cette table, qu’il s’est confessé au réalisateur français Mosco Levi Boucault, auteur du film Ils étaient les Brigades Rouges (voir encadré). Ce témoignage, ainsi que ceux de trois autres ex-activistes, aide à mesurer l’effervescence idéologique des « années de plomb » et à retracer l’itinéraire de ces hommes, de la simple militance à l’ultraviolence.
Interrogé par Le Vif/L’Express, Gallinari dit avoir accepté de se livrer ainsi par « souci de vérité ». Pour en finir, notamment, avec les théories du complot évoquant l’intervention, dans l’ombre des BR, de la CIA ou d’autres services. « Tout cela est faux, tranche-t-il. Notre histoire est 100 % italienne. Le pays n’a rien fait pour l’étudier et chercher à comprendre pourquoi il y a eu jusqu’à 54 organisations de lutte armée. » Cette histoire, lui-même l’a vécue au front d’un improbable « processus révolutionnaire ». Des années durant, ses compatriotes lui ont même imputé l’exécution d’Aldo Moro, le 9 mai 1978, après cinquante-cinq jours de détention. « Ce n’était pas moi, précise-t-il, mais cela ne m’empêche pas d’assumer ma culpabilité dans cette opération, ni dans celles, très nombreuses, l’ayant précédée. »
Une partie de sa mission, au sein du commando d’une dizaine de personnes, consistait à garder l’otage dans un appartement romain. La geôle – une sorte de couloir dissimulé derrière une bibliothèque – était si mal aérée, de nuit, que Gallinari autorisa Aldo Moro à dormir la porte ouverte. Les jours suivants, il lui donna des livres sur le mouvement ouvrier, ainsi qu’une bible et l’enregistrement d’une messe. « Nos relations étaient aussi respectueuses que possible dans ces conditions », assure-t-il.
L’ancien brigadiste s’exprime en pédagogue, soucieux d’expliquer le « pourquoi » avant le « comment ». Jamais il ne cède à la nostalgie. Jamais, non plus, il ne prononce le mot « remords ». « J’assume mon parcours, dit-il. Bien sûr, j’ai fait des erreurs et nous avons perdu. Bien sûr, la situation a changé, tout comme ma manière de voir les choses. Mais les valeurs humaines, culturelles, politiques m’ayant conduit à faire certains choix restent identiques. »
Etonnant destin que celui de cet homme : l’Italie de sa jeunesse était celle des conflits sociaux et de l’affairisme ; celle de ses 61 ans souffre du vide culturel et du berlusconisme. « Quand je vois tout cela, poursuit-il, je me trouve chanceux. Au moins, j’ai pu garder la tête haute. Le monde dans lequel j’ai vécu était un volcan, où il était possible de rêver l’impossible. »
Raffaele Fiore, un ancien ouvrier originaire des Pouilles, a cessé de rêver, lui aussi. Il est vrai que son casier judiciaire le renvoie à une réalité très concrète : il dirigea la colonne turinoise des BR et fit partie, le 16 mars 1978, du groupe chargé d’enlever Aldo Moro à Rome. C’est lui, ce jour-là, qui a extrait le politicien de sa voiture, alors que les cinq membres de l’escorte tombaient sous les balles du commando.
Plus de trente-trois ans ont passé. Ce colosse à la voix grave travaille à la réinsertion de jeunes délinquants. Nous le rencontrons dans une trattoria des environs de Plaisance, en Emilie-Romagne. Dans la salle, personne ne le reconnaît, mais il ne cherche ni la discrétion ni le pardon. « Je voudrais juste qu’il y ait une vraie réflexion historique, lance-t-il. En Italie, les gens font des amalgames terribles. Pour eux, les BR incarnent tout le mal de cette époque. Par ignorance, on nous attribue des attentats – Bologne, Milan, Bresciaà – imputables à l’extrême droite. »
Fiore ne nie pas pour autant ses propres responsabilités. A l’entendre, les hommes tués ou blessés par les BR (carabiniers, magistrats, élusà) l’ont été pour ce qu’ils représentaient, non en tant qu’individus. Comme Gallinari, il paraît un peu hors du temps, riche d’un vécu trop lointain pour être compris de la jeunesse actuelle. Comme Gallinari, il concède des « erreurs », pas de remords : « Vous savez, il est facile de dire : »Je me suis trompé », mais ce serait nier une vérité. A 19 ans, je suis entré dans les BR avec passion. Tout ce qui a précédé l’affaire Moro avait un sens politique. Par la suite, le mouvement est devenu comme une secte, il s’est refermé sur lui-même. »
Valerio Morucci, le troisième des quatre témoins du film, a un tout autre profil. Comme les deux premiers, cet écrivain de 62 ans a participé au rapt. Mais avec une différence majeure : lui s’est opposé à l’exécution. Aujourd’hui encore, ce recul demeure. « Cette génération s’est noyée dans le sang », lâche-t-il dans le film. « L’erreur a été de suivre une idéologie, précise-t-il au Vif/L’Express. Bien sûr, il est indispensable de tenir compte du contexte dans lequel nous avons fait certains choix, mais le fait de suivre ainsi une idéologie mène toujours au fanatisme. »
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL PHILIPPE BROUSSARD
Une enquête de référence
Le film en deux parties de Mosco Levi Boucault, programmé sur Arte le 28 septembre au soir et déjà disponible en DVD (Arte éditions), est sans doute l’un des plus complets jamais réalisés sur les premières années des Brigades rouges (période 1970-1978). Le réalisateur a consacré trois ans à sa fabrication, multipliant les rencontres, en Italie, avec quatre ex-membres de cette organisation. Un seul intervenant s’est arrêté en route : Mario Moretti, l’un des leaders historiques. Après avoir commencé à se livrer, il a brusquement cessé. « Il voulait avoir le contrôle éditorial sur le film et c’était hors de question », indique le réalisateur.
Les trois autres, eux, ont continué à se « confesser », décryptant le processus social et politique qui les a conduits à la lutte armée puis à l’enlèvement d’Aldo Moro, en 1978. L’ensemble donne une £uvre saisissante, limpide dans son déroulé, rythmée par des images d’époque. Le public italien, souvent hostile aux apparitions médiatiques des anciens activistes, devra patienter pour juger sur pièce : à ce jour, aucune chaîne de télévision transalpine n’a acquis les droits de transmission.