La présidente de la Commisison européenne ouvre la porte à une suspension partielle de l’Accord d’association. Les initiatives de la population et de la société civile se multiplient.
Dans son discours sur l’état de l’Union le 10 septembre, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a ouvert la porte à une suspension partielle de l’Accord d’association qui lie l’UE à Israël. L’attitude du gouvernement de Benjamin Netanyahou irrite de plus en plus, y compris parmi les traditionnels partenaires de l’Etat hébreu. Le lancement, le 16 septembre, de l’offensive terrestre sur Gaza-City dans le cadre d’une opération visant à réoccuper toute la bande de Gaza et l’attaque, le 9 septembre, des négociateurs du Hamas à Doha au Qatar, sans même une concertation préalable avec les Etats-Unis, ont accru un peu plus encore ce sentiment.
Pas étonnant, dès lors, que les actions se multiplient, notamment en Europe, parmi la population et des acteurs de la société civile pour dénoncer la politique d’Israël. Si certaines sont spectaculaires et symboliques (les perturbations du Tour cycliste d’Espagne en raison de la présence de l’équipe Israel Premier Tech), d’autres sont infondées et contre-productives (l’annulation par la direction du Gent Festival van Vlaanderen du concert de l’orchestre philarmonique de Munich dirigé par un chef israélien). Certaines enfin ont une justification argumentée et auront potentiellement une véritable incidence (la décision du comité éthique du Fonds souverain norvégien de se désengager de onze entreprises israéliennes et de l’entreprise américaine Caterpillar, dont des engins sont utilisés pour détruire des propriétés palestiniennes).
«Obtenir une suspension partielle de l’accord sur le volet commercial serait déjà un pas dans la bonne direction.»
C’est aussi sur le plan économique et commercial que l’Union européenne pourrait adopter sa première mesure de rétorsion à l’encontre du gouvernement israélien. Directrice générale d’Amnesty International Belgique, Carine Thibaut en décrypte les enjeux.

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Comment Amnesty International a-t-elle reçu la proposition d’Ursula von der Leyen d’étudier une suspension partielle de l’Accord d’association avec Israël?
Cette proposition a constitué une bonne surprise. Mais on n’y est pas encore. Plusieurs Etats défendent la suspension partielle de l’Accord d’association, une décision essentielle parce que le premier partenaire commercial d’Israël est l’Europe. Selon l’article 2 de l’accord entre Israël et l’Union européenne, les contractants sont censés respecter les droits humains. Sur ce point, tous les voyants sont au rouge pour démontrer que le gouvernement israélien ne le fait pas. Amnesty demande la suspension totale de l’accord mais obtenir une suspension partielle, surtout sur le volet commercial, serait déjà un pas dans la bonne direction parce qu’elle pourrait peser sur le gouvernement de Benjamin Netanyahou. Il faut savoir qu’une suspension partielle est possible à la majorité qualifiée tandis qu’une suspension complète requiert l’unanimité. Celle-ci est quasi impossible dans le contexte actuel. Il faudra néanmoins voir si une majorité qualifiée peut se dessiner au sein de l’Union pour décider la suspension partielle. La situation s’aggrave sur le terrain. Or, depuis presque deux ans qu’a commencé l’offensive israélienne à Gaza, on a vu beaucoup de mots et peu d’actions. Pour la première fois cependant, la Commission européenne appelle très concrètement à cette suspension.
Peser sur l’aspect commercial et économique peut-il être un outil pour infléchir la position du gouvernement israélien?
Amnesty International affirme que ce qui se passe aujourd’hui à Gaza est un génocide. La Cour internationale de justice a dit qu’il y avait un risque réel de génocide à Gaza en janvier 2024 et elle a rappelé que l’occupation des territoires palestiniens était illégale. En tant qu’Etat qui a signé en 1948 la Convention pour la prévention et la répression du génocide, la Belgique est tenue d’agir. Cette obligation incombe aussi à l’Union européenne. Celle-ci doit tout mettre en œuvre pour mettre fin au génocide. Face à ce constat, il y a deux hypothèses. Soit on dit juste qu’il y a une violation du droit international, et on ne fait rien. Soit on est capable de prendre des sanctions. L’Union européenne entretient une relation spécifique avec Israël à travers l’Accord d’association, qui lui octroie des facilités pour pouvoir vendre ses produits sur le territoire européen. Le suspendre, c’est envoyer un message très clair au gouvernement Netanyahou. Pour nous, ce n’est pas la seule chose qu’il faut faire. Les Etats doivent se mettre en conformité avec le droit international. Mais ce serait un signal fort envoyé à tous les Etats et aux entreprises. Les pays ont aussi la responsabilité de prévenir leurs sociétés qu’elles ne peuvent pas contribuer d’une manière ou d’une autre au maintien d’une occupation illégale. Il est évident qu’une suspension de cet accord va peser. Cela a déjà pesé. Au moment où ont été lancées les premières discussions indiquant que l’UE allait analyser le respect par le gouvernement israélien de l’article 2 de l’accord, tout à coup, un peu plus d’aide humanitaire est entrée dans la bande de Gaza. Il faut utiliser tous les leviers qui sont en notre possession pour pouvoir faire sentir au gouvernement israélien, je dis bien au gouvernement israélien, qu’il a dépassé toutes les lignes rouges. Des experts affirment souvent que Benjamin Netanyahou est de plus en plus isolé sur la scène internationale. En réalité, cet isolement ne se traduit par aucune mesure concrète. L’UE doit être cohérente avec elle-même.

Quel rôle peuvent jouer les sanctions prises au plan national par les Etats, comme la Belgique?
C’est essentiel. Il est important d’agir à l’échelon de l’Union européenne mais cela ne doit pas empêcher les avancées dans chaque pays membre. Ce sont bien les Etats qui ont signé les conventions qui permettent d’utiliser le droit international comme boussole. Ce que la Belgique, l’Espagne, l’Irlande, la Slovénie ont décidé, et peut-être bientôt les Pays-Bas qui sont en discussion avec la Belgique, est important. Les Etats doivent se mettre en conformité avec leurs obligations internationales. Un des exemples est l’interdiction de l’importation et de l’exportation des produits issus des colonies. Il est très clair qu’il faut une interdire les produits, services et investissements issus des colonies illégales au regard du droit international. Pour l’instant, la décision de la Belgique, de l’Irlande et de la Slovénie dans ce domaine reste limitée aux produits. Amnesty plaide pour qu’ils incluent les services et les investissements, et pas seulement les importations mais aussi les exportations. Le fait que certains Etats se positionnent déjà sur la question aide à faire avancer le thème au plan européen. L’idée est d’essayer de créer un effet domino en ayant de plus en plus d’Etats qui prennent certaines dispositions. Même chose pour l’embargo sur les armes. Toutes les actions prises par un Etat ont un effet sur d’autres pays membres de l’UE, et par ricochet sur l’UE. Un Etat ne peut pas se retrancher derrière l’Union européenne pour ne rien faire. Il a des leviers sur l’interdiction de l’importation des produits, services et investissements issus des colonies illégales, sur la poursuite des auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, concernant les binationaux ou même les Israéliens au nom de la compétence universelle. Un Etat a un large éventail de possibilités pour envoyer un message clair aux Israéliens. C’est ainsi que nous espérons créer un effet d’entraînement parce que ce n’est pas du côté des Etats-Unis que l’on aura des actions.
Que vous inspirent les décisions du gouvernement belge?
Le plus intéressant dans la décision du gouvernement belge réside dans les sanctions. Nous sommes heureux de voir que la Belgique va clarifier, sous réserve des textes qui en préciseront les modalités, l’embargo sur les armes. Il est prévu de regarder le transit et l’exportation, d’harmoniser les politiques avec les Régions, de travailler sur le survol de l’espace aérien… C’est une décision importante. Sur l’interdiction de l’importation des produits issus des colonies, il manque, selon nous, la partie services et investissements, un élément essentiel. Il faudrait donc étendre le spectre de la mesure. Envoyer un message, même si nous aurions voulu qu’il soit plus large, aux parquets en leur demandant de poursuivre toute personne soupçonnée d’être responsable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et génocide, est aussi un élément important. De même que la réduction des services consulaires aux colons. Tout n’est pas parfait dans ce paquet de décisions mais il existe. Notre sentiment peut se formuler par «enfin», mais c’est clairement «trop tard» et «insuffisant» au vu de la gravité de la situation à Gaza. Il faudrait encore aller plus loin et renforcer ce dispositif. Une mesure absente dans ces sanctions, c’est l’obligation de la Belgique d’informer ses entreprises qu’elles ne peuvent pas maintenir des liens avec une occupation illégale. Cela étant, c’est déjà un premier pas, réel, qui doit permettre à la Belgique et au ministre des Affaires étrangères, Maxime Prévot, de plaider au niveau européen pour l’adoption de mesures de l’Union sur les produits, services et investissements des colonies et sur l’embargo sur les armes. L’Espagne a pris des dispositions relativement similaires à celles de la Belgique avec une mesure supplémentaire, l’interdiction d’accès aux ports espagnols, pour se ravitailler en carburant, des bateaux qui transportent du matériel militaire à destination d’Israël. Il y a un effet d’entraînement.
«Depuis presque deux ans qu’a commencé l’offensive israélienne à Gaza, on a vu beaucoup de mots et peu d’actions.»
Quelle utilité peuvent avoir les actions de la société civile?
Toutes les actions qui demandent à nos Etats d’agir face au génocide en cours sont essentielles. C’est cette mobilisation, avec la présence de 110.000 personnes en juin et 120.000 en septembre dans les rues de Bruxelles, qui a aussi amené le gouvernement belge à avancer. On perçoit que les gens, que ce soit en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles, se sentent responsables du message de l’après-Seconde Guerre mondiale disant «plus jamais cela». Amnesty International n’appelle pas au boycott. Mais on dit aux personnes d’agir en fonction de leur conscience tout en rappelant que toute l’opinion publique israélienne n’est pas derrière Benjamin Netanyahou, ne soutient pas l’idée d’une opération terrestre qui s’étend à Gaza, et n’est pas favorable au refus de négocier un cessez-le-feu et la libération des otages, tout comme la communauté juive dans le monde a des positions différentes de celles du gouvernement israélien.

Certains prônent la fin de l’exemption de visa pour les Israéliens venant en Europe au risque, peut-être, de favoriser une forme de punition collective. Quelle est votre position à ce sujet?
Amnesty prône d’arrêter l’exemption de demande de visa pour les Israéliens. Dans la situation actuelle, des Israéliens qui vivent dans les territoires palestiniens occupés ont accès à l’Union européenne sans visa alors qu’un Palestinien ne bénéficie pas de cet avantage. Adopter cette disposition n’empêcherait pas que le visa soit octroyé. Donc, ce ne serait pas une punition collective. L’exemption de visa est un privilège. Je pense que ce serait une mesure qui aurait de l’effet même s’il serait difficile de le mesurer. Il n’est pas encore assez clair pour l’opinion publique israélienne, dans une société il est vrai complexe, que la communauté internationale regarde ce qui se passe à Gaza d’une tout autre manière que les médias israéliens. Quelque chose doit aussi bouger là, qui peut aider à augmenter la prise de conscience que ce n’est pas acceptable.
Cette addition de mesures pourrait produire des résultats, selon vous?
Elle peut produire des résultats. Et même si ce n’est pas le cas, elle nous met en cohérence avec nos valeurs et nos principes. Je ne peux pas assurer que le gouvernement Netanyahou changera d’opinion. Mais la vraie question de fond est: si on ne prend pas ces mesures, on assiste à un génocide en cours, et c’est tout? Si on prend des mesures, on envoie au moins un message clair, y compris à ceux qui, dans l’opinion publique israélienne, sont très critiques par rapport à la politique du gouvernement Netanyahou à Gaza.