De l’éradication du programme nucléaire au renversement du régime: l’objectif de guerre d’Israël en Iran évolue. Chacun lutte pour sa survie, mais il y a des intérêts plus fondamentaux que d’autres.
La confrontation inédite que se livrent depuis le 13 juin Israël et l’Iran relève, dans l’esprit de ses protagonistes, de la guerre existentielle. Existentielle pour l’Etat d’Israël dont la population est hantée par un Holocauste atomique que le développement persistant et en partie secret du programme nucléaire de la République islamique d’Iran rendait, à ses yeux et non sans fondement, de plus en plus tangible et imminent. Existentielle pour le régime iranien dont l’accession au seuil nucléaire fournissait une garantie de survie inespérée, alors qu’il était fragilisé économiquement par les sanctions, et qui s’en voit privé, s’il survit, sur le long terme. Existentielle pour le gouvernement de Benjamin Netanyahou, réchappé de justesse, le 12 juin, d’une motion de censure à la Knesset et de plus en plus critiqué par les Européens pour sa conduite de la guerre à Gaza et soutenu quasi inconditionnellement par son opposition interne et par les dirigeants du Vieux Continent après l’attaque contre Téhéran un jour plus tard…
Le Premier ministre israélien est sans conteste un habile tacticien. Si était établie la conviction que l’Iran était en capacité de fabriquer la bombe nucléaire dans un délai mesuré en jours et de l’ancrer dans un missile capable de frapper Tel-Aviv à une échéance fixée en mois, le moment était on ne peut mieux choisi par Israël pour attaquer la République islamique. Les guerres à Gaza, au Liban, contre les Houthis du Yémen menées depuis le pogrom du Hamas contre les Israéliens le 7 octobre 2023 ont considérablement affaibli ses alliés de la ceinture entourant l’Etat hébreu. L’effondrement du régime de Bachar al-Assad en décembre 2024 du fait notamment des préjudices subis par le partenaire libanais du Hezbollah l’a privée d’un autre allié. Et elle-même a vu sa capacité de représailles militaires amoindrie par deux vagues de bombardements israéliens en avril (à la suite d’une attaque de l’Iran consécutive au pilonnage de son ambassade en Syrie) et en octobre (après des tirs de missiles de l’Iran en représailles à l’assassinat du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, en septembre). Avec un Donald Trump, imperturbable soutien, et des Européens, des Russes et des Chinois impuissants, c’est un boulevard qui s’ouvrait au gouvernement et à l’armée israéliens.
L’Iran a-t-il les moyens de soutenir un affrontement long et dispendieux en missiles?
Quels objectifs?
Une semaine à peine après le début de la guerre, le doute s’installe, comme à Gaza où il n’est pas encore levé après un an et demi de traque des miliciens du Hamas et de massacres de civils, sur les véritables objectifs de guerre de Benjamin Netanyahou. Les premières attaques indiquaient clairement que le programme nucléaire iranien était la priorité. Les suivantes laissent à penser qu’un autre but s’est ajouté à l’opération «Rising Lion»: renverser le régime des mollahs. Mais, comme le souligne Adel El Gammal, professeur de géopolitique de l’énergie à l’ULB, «la situation est extrêmement différente de celle des régimes de Bachar al-Assad en Syrie ou de Mouammar Kadhafi en Libye. L’Iran est un pays de 100 millions d’habitants avec un régime bien établi au sein même de la société. C’est une hypothèse possible. Mais je mets quiconque au défi d’imaginer ce qui se passerait dans ce cas.»
Pareil projet impliquerait nécessairement une confrontation plus longue, plus meurtrière, plus coûteuse. Une des premières leçons de la guerre est que l’Iran, malgré ses moyens amoindris, malgré le différentiel de technologie avec l’adversaire, malgré le triple dispositif de protection d’Israël contre les bombardements, a réussi à porter des coups à l’Etat hébreu et à lui infliger des pertes marquantes. Le 17 juin, le bilan humain côté israélien s’élevait à 24 morts, à 224, soit presque dix fois plus, côté iranien. Face à ce constat, plusieurs questions se posent. Tsahal tiendra-t-elle le rythme des attaques en Iran et des actions défensives sur le sol israélien? La population, meurtrie par le coût humain du conflit, continuera-t-elle à se rassembler derrière son Premier ministre va-t-en-guerre? Et l’Iran a-t-il les moyens de soutenir un affrontement aussi dispendieux en missiles, dont une partie des réserves a été détruite par les bombardements israéliens?
Dans l’histoire des conflits, c’est sans doute le premier qui oppose deux Etats distants de 1.500 kilomètres et ne disposant pas d’importantes troupes au sol. Les autorités israéliennes ont montré la présence en territoire iranien de commandos des forces spéciales au moment de la première vague de bombardements le 13 juin, et il y en a potentiellement encore, mais en nombre limité. La confrontation peut donc réserver beaucoup d’inconnues. L’une d’entre elles est la participation actuelle et future des Etats-Unis. Officiellement, l’administration Trump a soutenu ne pas être impliquée. La complexité technique de «Rising Lion» suggère qu’au minimum un appui logistique a déjà été fourni aux opérateurs israéliens.
Eliminer Khamenei? Danger
Certains ont vu dans le moment de l’attaque de Tsahal, deux jours avant une session de négociations entre les Etats-Unis et l’Iran sur le programme nucléaire, un pied de nez et une mise devant le fait accompli de Benjamin Netanyahou à son «meilleur ami américain» Donald Trump. C’est considérer peut-être un peu benoîtement que le président américain, parce qu’il ambitionne d’être couronné du prix Nobel de la paix, espérait vraiment que sorte des discussions avec Téhéran un accord pas très éloigné de celui, signé par son prédécesseur en 2015, qu’il avait sabordé trois ans plus tard, une première fois élu…
L’histoire éclairera peut-être très prochainement la question de savoir s’il y a eu un peu de gaz entre les deux hommes ou s’ils agissent main dans la main comme ils l’ont fait depuis le retour du milliardaire à la Maison-Blanche. Celui-ci a quitté le sommet du G7 le soir de son premier jour, le 16 juin, pour assister à une réunion du Conseil de sécurité national américain à Washington. Auparavant, l’administration américaine avait fait savoir que le président s’était opposé à l’intention d’Israël d’éliminer le Guide suprême de la Révolution islamique et premier dirigeant du régime, Ali Khamenei. Le Premier ministre israélien indiquait de son côté dans une interview à la chaîne de télévision américaine ABC que le scénario n’était pas exclu et que réalisé, il signifierait «la fin du conflit». Une preuve supplémentaire que Benjamin Netanyahou semble être gagné par une forme d’hubris: l’assassinat d’Ali Khamenei, chef séculier mais surtout dignitaire religieux descendant du prophète Mahomet et successeur de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, le fondateur de la République islamique, provoquerait une onde de choc au-delà de l’Iran et attiserait la soif de vengeance contre les Israéliens.
«La situation en Iran est extrêmement différente de celle du régime de Bachar al-Assad en Syrie.»
Les Européens inconsistants
L’évolution du conflit est donc suspendue à la décision de Donald Trump de promouvoir un accord de cessez-le-feu ou de s’embarquer avec Benjamin Netanyahou dans une fuite en avant mortifère. La Chine et la Russie, alliés de l’Iran, devraient pouvoir exercer une influence sur le choix posé s’ils en avaient la réelle volonté. Les Européens n’auront pas le même pouvoir. Ils apparaissent dépassés par les événements. Le soutien que la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni ont apporté à Israël dans son droit à se défendre démontre leur faiblesse.
Alors qu’ils ont été les maîtres d’œuvre de l’accord de Vienne de 2015 sur l’endiguement du programme nucléaire militaire iranien, alors qu’ils n’ont cessé de mettre en garde la Russie, Etat agresseur en Ukraine, contre un «dérapage» à la centrale nucléaire de Zaporijia, alors qu’ils ont enfin pris conscience des dangers de la stratégie du gouvernement israélien à Gaza, alors qu’ils sont censés défendre quelques valeurs dont le respect du droit international, les dirigeants européens s’alignent sur la position israélienne face à l’Iran sans réel questionnement. Rappelant le cadre de la légitime défense (uniquement quand un Etat est «l’objet d’une agression armée», «la légitime défense préventive» n’ayant jamais été consacrée dans la jurisprudence internationale) dans une note pour le Centre de droit international de l’ULB, le professeur de droit international Olivier Corten estime que «cet épisode offre sans doute un autre précédent témoignant de la mise en cause du droit international comme cadre de référence apte à réguler les relations internationales». Que Donald Trump et Benjamin Netanyahou s’en contrefichent n’étonne plus. Que les dirigeants européens ne s’y réfèrent pas, même uniquement par principe, doit désoler beaucoup d’Européens.