Fin octobre au Népal, des membres de la Gen Z dénoncent l’absence d’enquêtes sur les violences de la police contre leur mouvement. Désillusion? © Getty Images

Gen Z: comment les jeunes s’en prennent à la vieille élite corrompue

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les mouvements de contestation de la jeune génération qui se sont multipliés en 2025 sont marqués par une ampleur mondiale et des effets plus rapides que par le passé.

Le jeune de la génération Z, né entre la fin des années 1990 et le début de la décennie 2010, est incontestablement une figure de 2025 dans le monde. En Indonésie, aux Philippines, au Népal, au Timor oriental, à Madagascar, au Maroc, au Kenya, au Pérou ou au Mexique, des mouvements de contestation se réclamant de lui ont ébranlé les pouvoirs en place jusqu’à, dans de rares cas, les «dégager». Mais en quoi ces contestations sont-elles différentes de protestations contemporaines, les Indignés, les manifestants des printemps arabes? Et que disent-elles de la gouvernance à travers le monde et à quel «nouveau» monde nous préparent-elles? Nous avons interrogé deux grandes spécialistes des mouvements sociaux et de la jeunesse: Christine Lutringer, professeure à l’Institut de hautes études internationales et du développement (Iheid) et directrice exécutive du Centre Albert Hirschman sur la démocratie, à Genève, et Cécile Van de Velde, professeure à l’université de Montréal et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), à Paris. Eléments de réponse.

L’observateur peut d’abord se demander si les révoltes de la génération Z relèvent véritablement d’un mouvement commun ou si elles sont des épiphénomènes locaux et disparates sans lien. «Il y a des ressemblances, d’une part, dans les revendications d’une plus grande justice sociale, d’une lutte contre la corruption et contre le train de vie de dirigeants ou de certains hauts fonctionnaires, mis en avant comme injuste par rapport aux conditions de vie du reste de la société et à la distribution des ressources, avance Christine Lutringer. Les manifestants expriment aussi la volonté d’un changement de politique, voire de système, afin qu’il soit plus juste et plus représentatif des besoins des plus jeunes et des couches sociales les moins favorisées. D’autre part, il y a des éléments de ressemblance dans l’organisation. Dans différents pays –le Pérou, le Maroc, le Kenya, le Népal, l’Indonésie, les Philippines–, de vastes manifestations ont été organisées dans les rues des grandes villes et, parallèlement, une coordination et un soutien ont été mis en œuvre par les réseaux sociaux. Ceux-ci ont permis une organisation plus efficace.»

Au Maroc, la contestation est partie d’un désinvestissement dans le système de santé. © Getty Images

C’est sur cet aspect organisationnel que Cécile Van de Velde observe, elle, les plus grandes ressemblances entre les différentes contestations de la jeunesse. «La plus forte similitude est la revendication d’une appellation commune (Gen Z, Gen Z 212…) et donc d’une volonté d’unité. Elle est aussi consacrée par un emblème culturel commun, le drapeau de One Piece, le manga phare de cette génération. Des similitudes apparaissent dans la forme d’organisation de ces mouvements. Leur trame est identique: ils naissent à partir d’un événement déclencheur local, et sont ensuite très réactifs. Une organisation se met très rapidement en place à travers les réseaux sociaux: Discord surtout, TikTok et, un peu, Telegram. S’opère alors une massification du mouvement. Au-delà de leurs constantes de forme, les revendications sont très différentes d’un pays à l’autre. Il ne s’agit pas, comme on l’appelle en sociologie, d’une contestation directement transnationale, à l’instar du mouvement environnemental qui défend les mêmes revendications dans tous les pays. Ici, les cristallisations sont liées à la société d’appartenance. A Madagascar, c’étaient plutôt les problèmes d’eau et d’électricité. Au Maroc, les questions de santé. Au Népal, le problème de la corruption. Au Pérou et au Mexique, celui de l’insécurité.»

Cécile Van de Velde rejoint cependant Christine Lutringer pour déceler une similitude sur l’objectif poursuivi par les contestataires. «Ces éléments déclencheurs particuliers des révoltes font naître des revendications dont les finalités sont partagées: la défense du bien commun et le rejet d’une oligarchie accusée d’opérer une spoliation, économique, politique, de l’Etat. Les colères des mouvements de la Gen Z sont sédimentées par des années de captation politique et par l’absence d’alternative. Elles expriment donc le besoin d’un changement de système. Il s’agit de colères que l’on peut appeler antisystème. Avec deux critiques principales: le pouvoir vole et se reproduit sans possibilité d’alternative. Dans mes entrevues, cette tendance apparaît depuis longtemps.»

«Les jeunes se découvrent une appartenance générationnelle commune et un pouvoir politique potentiel. Ce n’est pas rien.»

Délicate traduction en actes

Arrêtons-nous encore un instant sur le médium au centre de ces révoltes, les plateformes sociales. Modifie-t-il la façon dont les jeunes développent une parole et une action politiques? «Le mouvement des Indignés après la crise de 2008 et celui des printemps arabes à partir de 2011 ont aussi été enclenchés à travers les réseaux sociaux, rappelle Cécile Van de Velde. Ce qui diffère avec la génération Z, c’est la rapidité avec laquelle une protestation se développe dans un pays et celle avec laquelle l’une se propage à d’autres. La vague fut très véloce entre le Népal, Madagascar et le Maroc. Un phénomène lié directement aux réseaux sociaux. Autre nuance par rapport aux contestations de ces dernières années, il y a encore moins de têtes qui émergent de la multitude des manifestants. Ce sont des mouvements hors partis, hors syndicats, hors organisations communautaires… qui se veulent extrêmement démocratiques et donc sans leader. Ces contestations ont éclaté comme des étincelles.»

S’ils se créent et se développent hors des partis, les mouvements de la Gen Z ne sont pourtant pas sans couleur politique. Mais elle peut être difficile à déterminer. «Au Maroc, à Madagascar et au Népal, je les qualifierais plutôt de progressistes au sens large. En Amérique latine, au Mexique et au Pérou, ces mouvements semblent avoir été plus hybrides parce qu’ils portaient une lutte contre l’insécurité. Mais il est difficile de les qualifier politiquement à ce stade, estime Cécile Van de Velde. Il faudrait mener une étude approfondie dans chaque contexte. J’irais tout de même plutôt vers une qualification de mouvements antisystème de gauche plutôt que de droite. Mais aujourd’hui, la jeunesse elle-même est très polarisée.» «Les revendications sont politiques, complète Christine Lutringer. Mais elles dépassent les programmes partisans. Ces mobilisations revendiquent une nouvelle façon de faire de la politique qui serait plus représentative. Si la plupart se sont tenues à l’extérieur des cadres d’organisation des partis politiques, il y a cependant un exemple de lien entre les mobilisations et le cadre partisan: au Bangladesh, où le mouvement de la génération Z a commencé en 2024, une partie de ses militants se sont organisés depuis février 2025 sous la forme d’un nouveau parti politique, le National Citizen Party. Il va participer aux prochaines élections législatives, prévues en février 2026. C’est aussi une manière d’inscrire un programme politique dans l’espace démocratique quand c’est possible. Dans les pays où les mobilisations de la Gen Z sont plus récentes, il est trop tôt pour en juger. Il faudra attendre pour voir si et comment elles peuvent déboucher sur une organisation plus formelle.»

«On est dans une deuxième phase qui consiste à traduire cette colère en actes dans le monde politique classique. Une étape délicate à franchir sans leader et sans structure… On a cependant déjà observé quelques réalisations concrètes, ajoute Cécile Van de Velde. Au Népal, les manifestants ont désigné sur Discord la Première ministre par intérim. A Madagascar, ils ont appelé les jeunes à aller voter et à avoir ainsi une parole qui porte politiquement.»

Effets plus rapides, plus influents

Traduire en actions concrètes sur le long terme une contestation, même si elle a déjà abouti à un changement de président ou de Premier ministre, est un défi qu’ont connu d’autres mouvements protestataires dépourvus de chefs et de structures faîtières. Leur incidence est-elle pour autant limitée? Cécicle Van de Velde ne le pense pas. «Même si ce type de mouvement social ne débouche pas sur des résultats à court terme, on sait que son effet se ramifie souvent sur plusieurs années. Le mouvement de mai 68 a montré que les répercussions politiques étaient plus durables que l’événement lui-même. Du reste, on peut déjà observer la prise de conscience d’une appartenance de génération. Même à Montréal, j’entends des jeunes dire: « Ah, mais en fait, je suis de la Gen Z, une génération de la révolte ». Ils se découvrent une appartenance générationnelle commune et un pouvoir politique potentiel. Ce n’est pas rien: des jeunes qui ne sont pas directement liés à ces mouvements se revendiquent maintenant de cette génération. On verra ce que ça donnera.»

«Les mouvements de la Gen Z révèlent une certaine vitalité, du moins de l’engagement politique.»

A la réflexion, les jeunes n’ont-ils pas été de tout temps à la pointe de la contestation? La «révolte de la Gen Z» n’est-elle pas un habillage politique et médiatique pour décrire, somme toute, une réalité récurrente de ces dernières décennies? «Il est vrai que les jeunes ont très souvent été à la pointe des contestations, concède Christine Lutringer. La nouveauté du mouvement actuel est son ampleur mondiale, quasiment synchronisée. On parle d’une période d’un an, un an et demi. Ces derniers mois, une dizaine de pays ont été touchés. Ensuite, les mobilisations de la Gen Z ont eu des effets très rapides, davantage que par le passé: la chute d’un gouvernement, l’organisation de nouvelles élections… Et les synergies entre elles sont plus marquées. Enfin, elles sont portées aujourd’hui par la jeunesse du Sud global.»

«Les historiens des révolutions soulignent, il est vrai, que les jeunes adultes ont toujours été à la pointe des grands mouvements de révolte, analyse Cécile Van de Velde. Des éléments très pragmatiques l’expliquent. Se révolter demande des ressources en temps et en énergie physique, requiert de n’avoir rien à perdre. Il est logique que les jeunes soient au front des grands mouvements de révolte. Et puis, on observe un phénomène contemporain. J’ai étudié les mouvements de contestation de la vague précédente. Depuis la crise de 2008, il y a une montée des revendications générationnelles et l’expression d’une injustice entre générations. La nouveauté des contestations de la Gen Z est de se réclamer d’une génération. On a un mouvement massif et mondial qui s’appelle comme cela. Les Indignés, les manifestants des printemps arabes ont représenté des vagues générationnelles. Mais ils ne se revendiquaient pas comme tels. Que, dès le début, des jeunes se prévalent de la Gen Z et se mobilisent en plusieurs endroits du monde comme une génération globale est nouveau et frappant.»

Aux Philippines, le drapeau du manga One Piece, symbole de la contestation de toute une génération. © GETTY

One piece, emblème rassembleur

La contestation de la Gen Z est incarnée par l’utilisation commune du drapeau de One Piece, le manga de Eiichiro Oda, iconique d’une génération. «C’est un symbole rassembleur et mobilisateur. Il est intéressant de voir qu’il est utilisé dans la plupart des rassemblements au-delà des contextes linguistiques, culturels, politiques. Cette culture de la génération Z mondiale influence et renforce la solidarité entre les participants. Ils se rendent compte des problèmes très similaires auxquels font face d’autres jeunes dans différents contextes», analyse Christine Lutringer. «One Piece dit beaucoup de choses, prolonge Cécile Van de Velde. Son personnage principal, Monkey D. Luffy, est un pirate gentil animé par une recherche de justice, un « Robin des bois contemporain ». Il véhicule le symbole d’un pirate qui revendique de la justice sociale face à des systèmes oppressants et inégaux. C’est un emblème culturel générationnel et global.»

«Depuis la crise de 2008, il y a une montée des revendications générationnelles et l’expression d’une injustice entre générations.»

L’actualité de 2026 devrait établir si la contestation de la Gen Z aura été un phénomène spectaculaire mais passager ou si elle sera un phénomène de fond réinventant la démocratie. On peut d’ailleurs d’ores et déjà questionner son sens: signe de vitalité de la démocratie ou indice qu’elle est à bout de souffle? «Les Etats où se déroulent ces mobilisations sont démocratiques, semi-démocratiques ou semi-autoritaires. Ce sont des nuances qu’il faut prendre en compte dans l’analyse, observe Christine Lutringer. On voit cependant que ces différents régimes sont en général réceptifs aux revendications de ces mobilisations. Donc, je dirais tout de même que les mouvements de la Gen Z révèlent une certaine vitalité, du moins de l’engagement politique. Quant à savoir s’ils auront un réel effet sur les institutions, les programmes, le fonctionnement des démocraties, il est trop tôt pour se prononcer, d’autant plus que beaucoup de mesures assez répressives ont été prises à l’encontre de jeunes manifestants.»

Quatre pays, des motivations et des résultats variés

Népal

Causes: à l’origine, la défiance envers le personnel politique, la corruption des élites, les difficultés sociales résultant de la situation économique du pays; ensuite, la répression violente des manifestations.

Faits: protestations sur les réseaux sociaux à partir du 4 septembre, manifestation le 8 septembre et répression, poursuite des protestations et prise d’assaut du siège du gouvernement, du Parlement et de ministères, le lendemain.

Résultat: démission du Premier ministre Khadga Prasad Sharma Oli, désignation par un vote sur Discord de la Première ministre par intérim, Sushila Karki.

Madagascar

Causes: la colère face aux coupures récurrentes d’eau et d’électricité et face à l’incapacité du gouvernement à les parer.

Faits: manifestations à partir du 25 septembre, violente répression par la police, amplification du mouvement, ralliement de l’armée aux protestataires les 11 et 12 octobre.

Résultat: fuite à l’étranger du président Andry Rajoelina le 12 octobre, intronisation comme président du colonel Michael Randrianirina, doutes sur les mesures répondant aux attentes des manifestants.

Maroc

Causes: la colère après le décès de huit femmes enceintes lors de césariennes dans un hôpital d’Agadir, demande de plus d’investissements dans les systèmes de la santé et de l’éducation alors que le pays a consenti beaucoup de dépenses dans l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations de football 2025-2026 et du Mondial 2030.

Faits: manifestations à partir du 27 septembre, répression par la police.

Résultat: des investissements à hauteur de 130 milliards de dirhams (quelque douze milliards d’euros) dans la santé et l’éducation figurent dans le projet de loi de finances 2026 présenté le 30 octobre par le roi.

Pérou

Causes: la protestation contre une réforme des retraites qui obligeait les jeunes à cotiser à des fonds de pensions privés s’est muée en dénonciation de la corruption du personnel politique, de la criminalité et de l’impunité.

Faits: manifestations des jeunes à partir de mi-septembre, rejoints ensuite par des membres de professsions libérales, poursuite du mouvement.

Résultat: la présidente Dina Boluarte a été destituée le 10 octobre au motif d’une «incapacité morale permanente» et remplacée par José Jerí, qui est soutenu par la même coalition de droite, un changement qui ne répond pas aux aspirations des protestataires de la Gen Z.

 

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