L’historien Jean-Pierre Filiu, de retour de la bande de Gaza, décrit la vie des Gazaouis entre mort omniprésente, cloaques de boue stagnante, et espoir perdu d’un cessez-le-feu.
De retour de la bande de Gaza interdite d’accès aux journalistes étrangers, son témoignage est rare et précieux. Professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris, Jean-Pierre Filiu a séjourné du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025 dans le territoire palestinien soumis à une offensive militaire impitoyable depuis le lendemain du massacre commis par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. A titre d’exemple, les Nations unies ont recensé entre le 3 et le 10 janvier de cette année 527 actes de guerre israéliens: 208 frappes aériennes, 143 bombardements d’artillerie, 142 tirs de mitrailleuses et d’armes automatiques, 24 bombardements et tirs de la marine, dix incursions terrestres. «Le territoire que j’ai connu et arpenté n’existe plus. Ce qu’il en reste défie les mots», est-il forcé de constater dans le récit poignant qu’il a tiré de cette plongée dans la guerre, Un historien à Gaza (1).
C’est par l’intermédiaire de l’organisation Médecins sans frontières (MSF), à laquelle l’intégralité des droits d’auteurs de l’ouvrage seront versés, que Jean-Pierre Filiu a vécu ces quelques semaines dans la zone humanitaire de Mawassi, au sud-ouest de la bande de Gaza, un sanctuaire protégé désigné comme tel par l’armée israélienne mais qui, régulièrement bombardé, est loin de l’être. La tente y est l’habitat le plus répandu, avec tout ce que ces abris de fortune pour les dizaines de milliers de déplacés gazaouis peut impliquer. «Il y a la réalité des décharges à ciel ouvert où grouillent des enfants nu-pieds, énumère Jean-Pierre Filiu dans sa description. Il y a les tentes de plastique qui vacillent sous le vent et la pluie, avec un simple balai pour soutenir l’ersatz de plafond et écluser les fuites à répétition. Il y a les trous creusés dans le sable en guise de sanitaires, avec une sommaire cloison de bâches pour préserver une illusion d’intimité. Il y a les puits domestiques forés à l’arrache au coin de la tente, avec une bassine et une corde pour assurer un minimum de besoins quotidiens. Il y a la puanteur des cloaques de boue stagnante que l’humidité persistante interdit d’assécher. Il y a la crainte de ces voisins qu’on a rarement choisis, si proches, si bruyants, si envahissants. Il y a les rumeurs qui se répandent, alimentant les rancœurs et les disputes, les récriminations et les jalousies. Il y a ces journées qui s’étirent sans avenir, à se languir d’un cessez-le-feu encore et toujours repoussé.»
«Notre monde ne pouvait prétendre ignorer l’ampleur d’un tel désastre et il a laissé faire. »
Collusion avec les pillards
Ces conditions de survie sont aggravées par les restrictions ou, depuis le 2 mars, par le blocus de l’aide alimentaire pratiqués par Israël. En bon connaisseur de la région, l’auteur met en lumière le jeu trouble de l’armée israélienne dans son acheminement, avant la décision de la stopper à peine atténuée par l’autorisation depuis le 19 mai d’entrée de quelques dizaines de camions par jour. Des bandes criminelles se sont engraissées en détournant l’aide qui devait être distribuée à la population, explique-t-il en substance. Or, des «coupeurs de route» n’auraient pas pu mener à bien certaines opérations de pillages «sans une forme de complicité aérienne dans les airs», soutient Jean-Pierre Filiu. Il met aussi au jour une collusion présumée entre l’armée israélienne et un gang criminel, dirigé par Yasser Abou Shebab, visant les convois de camions après le passage du poste-frontière de Kerem Shalom, au sud-est du territoire palestinien. «Il est doté d’armes flambant neuves, un indice irréfutable de sa collaboration avec les occupants.» Mais l’intérêt des Israéliens dans ces détournements d’aide reste bscure.
L’objectif de leur offensive militaire conjuguée bientôt à la réoccupation de la bande de Gaza est plus claire: éradiquer le Hamas. Fort de son expérience sur place, l’auteur d’Un historien à Gaza émet des doutes sur la réussite de la mission. «Les ravages infligés à la bande de Gaza ont littéralement décimé la classe moyenne, ainsi que les milieux intellectuels, artistiques et universitaires qui, je peux en témoigner sur la durée, nourrissaient une distance critique, voire une contestation multiforme de la domination du Hamas. […] La survie au jour le jour a renforcé la dépendance des foyers envers leur clan de rattachement, mais chacun de ces clans poursuit ses intérêts localisés et s’avère incapable de s’allier à d’autres clans pour constituer un contrepoids sérieux au Hamas.» Jean-Pierre Filiu témoigne aussi de la violence exercée par le Hamas sur ses «administrés». La mise au pas des pillards, par exemple, passe par des tirs dans les rotules, procédé radical qui les handicape a vie…
Valeur universelle
Au cauchemar de la domination d’Israël s’ajoute celui de la domination du Hamas. Mais, pour l’heure, la première est la plus redoutée. Car elle est synonyme de fin brutale. «Il n’y a plus de date pour la mort à Gaza, elle peut s’inviter à sa guise dans le calendrier familial, emporter les plus jeunes avant leurs aînés, frapper en plein jour comme au cœur de la nuit, après un ultimatum ou sans avertissement, sur une route dégagée, au milieu d’un marché, entre deux tentes, à l’entrée d’un « corridor », parce que l’on a pris ce tournant, parce qu’on ne l’a pas pris, parce qu’on est sorti, parce qu’on est resté. La mort est dorénavant chez elle partout, dans les « blocs » à évacuer, dans la « zone humanitaire », dans les foyers auxquels on s’accroche au-delà de la raison, dans les refuges où l’on a cru à la protection internationale», se désole Jean-Pierre Filiu.
A cette aune, la responsabilité des alliés d’Israël sera lourde de conséquences, avance l’historien parce que par rapport aux conflits précédents, «les ravages se sont cette fois poursuivis avec méthode et système, semaine après semaine, mois après mois. […] Ce qui a changé, c’est que notre monde ne pouvait cette fois prétendre ignorer l’ampleur d’un tel désastre et que notre monde a laissé faire, quand il n’a pas applaudi. Et que ce monde, le vôtre et le mien, n’a juste pas compris que ce qui se passe à Gaza avait, a et aura une valeur universelle.»
(1) Un historien à Gaza, par Jean-Pierre Filiu, Les Arènes, 224 p.