Les stigmates d’une attaque par drones sur la ville de Zaporijia le 7 juillet. La Russie intensifie ses attaques sur l’Ukraine. © Getty Images

Guerre en Ukraine: «Sur la défense, l’Europe s’est réveillée mais n’est pas encore sortie de son lit»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour le journaliste spécialisé en géopolitique Marc Semo, le bilan militaire de Poutine est un fiasco. C’est pour cela qu’il s’acharne à continuer la guerre. L’Europe réussira-t-elle à pallier le progressif désengagement américain?

L’annonce par Washington de la suspension de la livraison de certaines armes à l’Ukraine fait à nouveau planer le spectre de gains territoriaux de la Russie dans le conflit, d’autant que son armée est à l’offensive depuis quelques mois sur plusieurs fronts. La mauvaise nouvelle pour les Ukrainiens et les Européens a toutefois été atténuée par le compte-rendu optimiste fait par Volodymyr Zelensky de son entrevue téléphonique avec Donald Trump le 4 juillet et par la promesse faite, quatre jours plus tard, par ce dernier, «mécontent» de Vladimir Poutine, d’envoyer plus d’armes «défensives» à Kiev… Ancien journaliste sur les questions internationales à Libération et au Monde, aujourd’hui éditiorialiste à l’hebdomadaire Challenges, Marc Semo publie La Géopolitique en 100 questions– Comprendre le monde de demain (1). Il décrypte les enjeux de cette séquence.

Des soldats ukrainiens et allemands s’entraînent à l’usage de batteries antiaériennes Patriot en Allemagne, en juin 2024. © Getty

L’augmentation du budget de défense des pays européens fait-elle de l’Europe une puissance militaire?

C’est un premier pas. L’Europe s’est réveillée, mais elle n’est pas encore sortie du lit. En plus, ce premier pas est très inégalement réparti. Beaucoup de pays, dont la Belgique, un des mauvais élèves de l’Europe, sont très loin de pouvoir respecter cet engagement, quand même très lourd, de passer à 5% du PIB, 3,5% pour des dépenses de défense stricto sensu, et 1,5% pour des infrastructures liées à la sécurité. En outre, le problème est que ce processus, si on veut réellement être en mesure de remplacer les Américains sur l’Ukraine, prendra énormément de temps, notamment parce que, au niveau des industries européennes de défense, tout un savoir-faire s’est perdu. S’il faut parer au plus pressé, les armes présentes sur l’étagère sont essentiellement américaines. Donc, on en sera réduit à acheter des armes pour l’Ukraine aux Américains avec de l’argent européen.

Comment analysez-vous la décision de la possible suspension des livraisons de certaines armes par les Américains? Y voyez-vous un moyen de pression ou le premier signe d’un désengagement?

C’est l’un et l’autre. Il ne sert à rien de se cacher derrière son petit doigt. Le désengagement américain de l’Europe est devenu une constante de la politique étrangère américaine. Il avait commencé sous Barack Obama. Cela s’était un peu ralenti, quoique, sous Joe Biden. Avec Donald Trump, lors de son premier mandat, et surtout maintenant, il devient toujours plus évident. Toute la question est de savoir à quel rythme il se fera. Une des raisons de l’infinie obséquiosité des Européens à l’égard de Donald Trump au dernier sommet de l’Otan –le secrétaire général Mark Rutte célébrant son génie quasiment avec des accents nord-coréens–, est qu’il s’agit de garder les Américains à bord le plus longtemps possible pour laisser aux Européens le temps de se préparer. On devrait en savoir davantage à l’automne. Une première mesure pourrait être le rapatriement de 20.000 soldats américains, et dès lors, le retour à un effectif de 80.000 militaires comme c’était le cas avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022. Tout cela est parfaitement gérable à condition que les Européens aient la volonté politique, d’abord, et ensuite les moyens pour, petit à petit, suppléer les Américains. Dans certains domaines, il est assez facile de le faire. Dans d’autres, comme le renseignement satellitaire ou l’armement antiaérien, ce sera beaucoup plus compliqué. Si on n’est pas capable de monter une industrie de défense européenne, tout cela sera vain. Mais l’Ukraine nous y oblige. On s’est engagé, à raison, derrière elle. L’Ukraine a vocation à intégrer, même assez vite, l’Union européenne. Donc ce qui se joue aujourd’hui dans le Donbass, c’est la frontière de l’Union européenne.

Pensez-vous qu’il y a urgence?

Si l’Ukraine rencontrait des difficultés militaires avec un risque d’effondrement de son armée, oui, mais ce n’est pas du tout à l’ordre du jour. Malgré les difficultés, le simple fait pour les Ukrainiens d’avoir tenu est déjà une énorme victoire. Si on dresse le bilan stratégique de Vladimir Poutine, il est catastrophique. La Russie a eu 200.000 morts. La mer Baltique est devenue un lac otanien avec l’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande. Idem en mer Noire. Pour l’histoire, cette «opération militaire spéciale» de Poutine est un terrible fiasco. C’est probablement une des raisons pour lesquelles le président russe s’acharne à continuer le conflit.

L’Europe pourrait-elle procéder autrement avec Donald Trump que de le brosser dans le sens du poil, ou est-ce un mal nécessaire?

A très court terme, c’est un mal nécessaire. Trump est comme il est. Il faut le prendre par la flatterie. C’est à peu près la seule chose qui marche. Pour l’Europe, cela nécessite de revoir totalement son ADN. Il est extrêmement difficile pour elle de devoir penser le monde en termes de rapports de force. Mais elle commence à en prendre conscience. Etre à 5% du PIB pour la défense, c’est ce qui se faisait, plus ou moins, pendant la guerre froide. Cela n’a pas empêché les Trente Glorieuses et le développement de l’Europe. Mais il faut de nouveau qu’elle soit capable de faire rêver. L’Union européenne représente une aventure extraordinaire où chacun de ses membres a abandonné une partie de sa souveraineté volontairement pour construire un empire. A l’heure où d’un côté Donald Trump, de l’autre Vladimir Poutine, parfaitement en accord sur cette question, veulent affirmer ce qu’ils appellent être des Etats-civilisations, c’est-à-dire des grandes puissances avec une hégémonie politique, culturelle sur leur zone d’influence respective, l’Europe soit sera une proie, soit sera capable, elle aussi, parce qu’elle en a les moyens, d’être une grande puissance.

Une architecture de sécurité en Europe intégrant la Russie est-elle encore imaginable?

La question est: «Avec quelle Russie?». La Russie fait à bien des égards partie de l’espace européen, si, par miracle, elle devenait, plus ou moins, une démocratie. Pour le moment, on est face à une Russie revanchiste, qui veut casser le système international tel qu’il s’est mis en place après 1945. La situation est différente de celle des années 1970 quand il y a eu la Conférence d’Helsinki. A l’époque, l’Union soviétique était un pays sur la défensive, avec une économie en berne, et voulait avant tout garantir le statu quo et garder les frontières héritées de la Seconde Guerre mondiale. Il était possible de négocier avec elle et même d’introduire, à l’initiative du Vatican et de la France, le panier sur les droits de l’homme qui a finalement été un germe contribuant à fissurer le système soviétique. Aujourd’hui, ce n’est plus le même Kremlin. Ces considérations sur les droits de l’homme ne sont pas possibles avec la Russie de Poutine, et probablement pas plus avec son successeur, qui pourrait même être pire que lui.

Se dirige-t-on vraiment vers un monde multipolaire? N’assiste-t-on pas plutôt au retour d’un monde bipolaire, Etats-Unis-Europe et leurs alliés, d’un côté, Chine-Russie et leurs alliés, de l’autre?

On parle beaucoup d’un retour de la guerre froide. Mais la situation est très différente. Aujourd’hui, ces blocs ne sont absolument pas structurés. On l’a d’ailleurs vu pendant la crise de l’Iran. Le soi-disant camp antioccidental, Russie, Chine, Corée du Nord, est resté d’un silence assourdissant dans son soutien à Téhéran. On le voit aussi à travers les Brics. Ce groupe comprend des systèmes politiques très différents. Ses membres ont des positions diamétralement opposées sur certaines questions. L’Inde est ouvertement pro-israélienne; la Chine ne l’est pas. On n’est pas encore revenu dans une logique de blocs. On est plutôt dans une logique de familles avec des passerelles, des alliances multiples… Pour le moment, ce n’est pas encore la guerre froide. Cela pourrait le devenir. Mais en tout cas, on restera dans un monde plus multipolaire. Multipolaire ne veut pas dire multilatéral. Un monde est multilatéral quand tous les pays travaillent ensemble sur un certain nombre de sujets pour les défis communs auxquels doit répondre l’humanité, à commencer par le réchauffement climatique. Un monde est multipolaire quand plusieurs centres de pouvoir, chacun exerçant une domination sur son étranger proche, sont tantôt en alliance, tantôt en rivalité, etc. C’est peut-être un monde plus dangereux. La question importante est de savoir si nous sommes en 1914, période marquée par la rivalité des empires –on a vu à quoi cela a mené–; en 1939, avec la montée des totalitarismes, ou à l’époque de la guerre froide. Les historiens varient dans leur analyse. Pour le moment, il y a un peu des trois scénarios. Bruno Tertrais (NDLR: directeur adjoint à la Fondation pour la recherche stratégique) parle du «monde de la guerre tiède». Je crois que cela résume bien ce qu’il en est.

L’attaque des Etats-Unis contre l’Iran complique-t-elle la position des Occidentaux face à la Russie en Ukraine et face à la Chine sur le dossier de Taïwan?

En prenant cette décision de bombarder l’Iran avec des B-2 partis du Missouri, Donald Trump a lancé un message de force assez explicite au reste du monde sur la puissance américaine et sur ses capacités militaires. Il a rétabli une centralité stratégique américaine qui n’existait plus depuis Bill Clinton. Ce rappel à une certaine réalité a été reçu cinq sur cinq par Poutine. Même chose pour Xi Jinping par rapport à Taïwan. Les Américains sont capables de frapper très fort de très loin. Dans la dissuasion, ce qui compte, c’est la capacité militaire. Les Américains l’ont montrée. Mais c’est aussi la volonté. Et la «théorie du fou», chère au secrétaire d’Etat Henry Kissinger (NDLR: de 1973 à 1977) qui a obtenu des Nord-Vietnamiens des négociations en disant que le président Richard Nixon était imprévisible et dangereux, on la retrouve avec Trump. Le président américain a montré qu’il était capable de dire «on y va». La Chine doit prendre en compte ce paramètre. Car si sa puissance militaire s’accroît énormément, elle n’a pas été confrontée à une guerre depuis longtemps. Et celles qu’elle a menées, avec l’Inde comme avec le Vietnam, elle les a perdues. Donc, militairement parlant, il y a quand même une énorme réaffirmation du poids des Etats-Unis, ce qui n’est pas rien. D’autant qu’en plus, Donald Trump a été capable de frapper et de dire tout de suite après «on négocie». C’est un changement de paramètre qui fait sens.

Si la Chine lance une offensive pour récupérer Taïwan, à quels Etats-Unis de Donald Trump sera-t-elle confrontée? Les Etats-Unis qui «lâchent» leur allié occidental, l’Ukraine, face à la Russie, ou les Etats-Unis qui soutiennent inconditionnellement Israël face à l’Iran?     

C’est la grande inconnue. Pour Donald Trump, l’Ukraine est une question secondaire. Cela explique qu’il dise aux Européens que «c’est une affaire européenne». Taïwan est-elle «une affaire asiatique»? Et, à ce titre, devra-t-elle faire naturellement partie de l’aire chinoise? C’est une hypothèse. Ou, au contraire, Donald Trump va-t-il considérer qu’il ne peut pas abandonner Taïwan en raison d’un certain nombre de productions, dont celle des semi-conducteurs, et pour la crédibilité même des Etats-Unis en Asie? C’est probable, mais c’est toute l’ambiguïté stratégique de ce dossier. D’ailleurs, la notion a été forgée à son propos. Les Américains n’ont jamais reconnu Taïwan comme un Etat. Ils appellent à maintenir le statu quo contre l’indépendance. Mais, en même temps, ils laissent entendre qu’ils ne pourraient pas rester indifférents à une attaque de la Chine qui remettrait en cause ce statu quo. On est pour le moment sur cette ligne de crête. C’est la grande question dont dépend la paix dans le monde.  

(1) La Géopolitique en 100 questions – Comprendre le monde de demain, par Marc Semo, Tallandier, 336 p.

«Ce qui se joue dans le Donbass, ce sont les frontières de l’Union européenne.»
«Soit l’Europe sera une proie, soit elle sera capable d’être une grande puissance.»
Les Européens au sommet de l’Otan à La Haye le 25 juin: flatter Donald Trump, un «mal nécessaire»? © Getty Images

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