Les présidents américain et russe, Donald Trump et Vladimir Poutine, ont-ils évoqué en Alaska leurs intérêts dans l’Arctique? Une chose est sûre: l’expansionnisme des grandes puissances au-delà du cercle polaire replace sous les projecteurs le Spitzberg norvégien.
A Longyearbyen, la localité la plus septentrionale du monde, les routes ne sont habituellement encombrées que par les rennes. Le 14 août dernier, ce sont des dignitaires en visite qui ont provoqué un embouteillage inédit dans la petite capitale de l’archipel. Le Premier ministre norvégien Jonas Gahr Støre, entouré du prince héritier et d’autres responsables, assistait à une cérémonie marquant le centenaire de la souveraineté norvégienne. Membre de l’Otan, la Norvège entend rappeler la portée du vieux traité de Spitzberg, qui fonde son autorité sur cette partie du Grand Nord.
La rivalité géopolitique dans la région s’est nettement intensifiée. Le 15 août, Donald Trump et Vladimir Poutine, présidents des Etats-Unis et de la Russie, se sont rencontrés en Alaska. Lors de ce premier sommet bilatéral depuis des années, ils ont discuté de la fin possible de la guerre en Ukraine, et sans doute aussi du rôle stratégique de l’Arctique.
Le Spitzberg, avant-poste européen dans la zone polaire, avait été relégué aux marges des débats internationaux au cours des dernières décennies. Mais chefs du renseignement, militaires et responsables politiques s’y intéressent de nouveau. Selon le gouverneur Lars Fause, un «intérêt considérable» s’est manifesté depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 et l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan. Depuis que Trump a suggéré, plus tôt cette année, que l’Amérique pourrait reprendre le Groenland au Danemark, l’attention s’est encore accrue.
Les Européens cherchent surtout à affirmer plus solidement leur présence dans l’Arctique. La première stratégie nationale de sécurité de la Norvège, publiée au printemps, énonce sans détour que «le contrôle national sur le Spitzberg doit être renforcé ».
«Les yeux et les oreilles» de l’Otan
L’instabilité en Europe trouve principalement son origine en Russie. En mai, le ministre britannique des Affaires étrangères, David Lammy, s’est rendu au Spitzberg afin de renforcer les liens de défense et de renseignement avec la Norvège et de lancer des initiatives communes pour détecter des «activités hostiles» dans l’Arctique –une allusion explicite à la Russie. Il y a deux ans, cette dernière avait classé la Norvège parmi les pays inamicaux et réduit ses relations diplomatiques en raison de son soutien à l’Ukraine.
Le chef du renseignement norvégien, Nils Andreas Stensønes, présente son pays comme «les yeux et les oreilles» de l’Otan dans le Grand Nord. A Londres, il a récemment décrit l’orientation de plus en plus agressive de la politique étrangère russe. Selon lui, Moscou accuse l’Otan de «vouloir militariser l’Arctique». Poutine l’a affirmé en mars lors d’un événement à Mourmansk, sur les rives de l’océan Arctique. La Russie soutient aussi que la Norvège utilise le Spitzberg à des fins militaires en violation du traité. Oslo rejette ces accusations.
La Russie rouvre ou installe parallèlement de nouvelles bases civiles et militaires dans l’ensemble de la région arctique, notamment sur la Terre François-Joseph, relativement proche. Elle conserve la plus forte présence militaire et civile, qui s’appuie sur une imposante flotte de brise-glaces. Elle coopère également avec la Chine, qui s’est proclamée puissance «proche de l’Arctique». Moscou ambitionne en outre de transformer la région en route maritime pour exporter pétrole et gaz vers l’Asie.
«La Russie souhaite établir des infrastructures capables de soutenir des navires, y compris pétroliers et méthaniers, le long de la route maritime du Nord reliant l’Europe à l’Asie.»
Groenland, Norvège et Russie
La position de cette région, à égale distance du Groenland, du continent norvégien et de la Russie, gagne en importance stratégique. Le traité du Spitzberg interdit toute structure militaire sur l’île, mais la Norvège entend de plus en plus affirmer sa souveraineté. La Russie et l’Otan disposent des réseaux de bases militaires et civiles les plus vastes de l’Arctique. Moscou se préoccupe avant tout de protéger la base de sa flotte nucléaire stationnée à Mourmansk, sur la péninsule de Kola. Elle souhaite aussi établir des infrastructures capables de soutenir des navires, y compris pétroliers et méthaniers, le long de la route maritime du Nord reliant l’Europe à l’Asie.
A l’avenir, d’autres passages arctiques pourraient devenir praticables, ouvrant la région au commerce civil comme à un nombre croissant d’opérations navales. Mais cela dépendra du rythme auquel la banquise recule sous l’effet du changement climatique. Les quatre dernières décennies ont déjà enregistré une diminution spectaculaire.
Les conséquences de l’Ukraine
Le chef du renseignement norvégien estime que l’action de la Russie dans l’Arctique est également façonnée par les conséquences de la guerre en Ukraine. L’élargissement de l’Otan réduit sa marge de manœuvre militaire et opérationnelle en mer Baltique. Pour compenser, Moscou paraît chercher à étendre ses possibilités dans la zone arctique. La proximité du Spitzberg avec l’un des ports stratégiques de la flotte nucléaire russe, sur la péninsule de Kola, alimente aussi ses inquiétudes.
Autre sujet de préoccupation pour la Russie: l’avantage en matière de renseignement que le Spitzberg procure aux puissances occidentales. De nombreux récepteurs Starlink et d’autres antennes installés sur les hauteurs de Longyearbyen servent à capter des données civiles transmises par des satellites transpolaires.
«En 2022, des chalutiers russes ont été suivis alors qu’ils évoluaient en zigzag au-dessus d’un câble de communication sous-marin reliant le continent norvégien au Spitzberg. Le câble a été sectionné près de l’archipel.»
Câble sectionné
Des échanges verbaux virulents pourraient-ils un jour dégénérer en actions hostiles? Les puissances de l’Otan laissent entendre que ce scénario s’est peut-être déjà produit. Des indices évoquent des sabotages russes dans l’Arctique. En 2022, des chalutiers russes ont été suivis alors qu’ils évoluaient en zigzag au-dessus d’un câble de communication sous-marin reliant le continent norvégien au Spitzberg. Le câble a été sectionné près de l’archipel, après un incident similaire survenu l’année précédente au large du continent.
Certains redoutent qu’il ne s’agisse d’un prélude à des menaces militaires plus sérieuses. En novembre, Bruno Kahl, directeur des services de renseignement allemands, a évoqué l’hypothèse d’une mise à l’épreuve de l’Otan par la Russie: tester la volonté des alliés d’appliquer la défense collective prévue à l’article 5 en lançant une attaque hybride contre le Spitzberg. Plusieurs événements paraissent suspects, sans qu’aucune preuve n’atteste un dessein d’intimidation. En juillet, par exemple, des avions commerciaux approchant du Spitzberg ont signalé des perturbations de leurs signaux GPS.
La situation de l’archipel est à la fois un atout et une contrainte pour la Norvège. Un atout, car la Russie reconnaît le traité du Spitzberg, qui consacre la souveraineté norvégienne, même si l’Union soviétique a brièvement tenté, dans les années 1940, de pousser son voisin à y renoncer en faveur d’un accord bilatéral. Oslo a refusé. Mais aussi une contrainte, puisque ce même traité autorise les ressortissants d’autres Etats à s’installer au Spitzberg et à exploiter ses ressources, y compris les Russes.
Depuis plusieurs décennies, la société minière russe Arktikougol administre la ville de Barentsburg, située à 40 kilomètres à peine de Longyearbyen, ainsi qu’une poignée d’autres petites implantations minières.
«Tous les habitants du Spitzberg ne sont que temporaires, en raison de la faiblesse des infrastructures médicales et parce que la présence de très jeunes enfants comme de personnes âgées y est découragée.»
Des mines qui ferment
Pour la Norvège, le défi consiste à préserver Longyearbyen comme avant-poste économique viable et, surtout, à y maintenir une population permanente tout au long de l’année. Tous les habitants du Spitzberg ne sont que temporaires, en raison de la faiblesse des infrastructures médicales et parce que la présence de très jeunes enfants comme de personnes âgées y est découragée.
Pendant la plus grande partie du siècle passé, l’activité principale fut l’extraction du charbon. Mais le 30 juin dernier, la dernière mine norvégienne a fermé. Svein Jonny Albrigtsen, mineur vivant sur l’île depuis 50 ans, souligne que la Russie ne mettra pas un terme à l’exploitation de sa propre mine de Barentsburg. Selon lui, à mesure que Moscou et Pékin accroîtront leur intérêt pour les ressources naturelles de l’Arctique, les pays occidentaux seront eux aussi poussés à relancer l’activité minière au Spitzberg.
Un pôle de recherche et de tourisme
Il est cependant plus probable que la Norvège intensifie ses efforts pour transformer le Spitzberg en pôle de recherche et de tourisme. Longyearbyen accueille déjà des chercheurs norvégiens et étrangers dans un centre scientifique. Certains mineurs pourraient être réemployés dans la construction, alors que se développent des logements plus nombreux et de meilleure qualité, notamment pour pallier les effets du dégel du pergélisol. A long terme, le recul de la banquise arctique pourrait aussi favoriser l’essor du trafic maritime dans la région, y compris au Spitzberg.
Un conflit paraît improbable dans l’archipel, même si la compétition pour l’influence dans la région est inévitable. Dans la petite localité assoupie de Longyearbyen, tout au bout de la carte, les visites de responsables militaires, politiques et du renseignement deviendront de plus en plus régulières. Et l’intérêt du voisin russe ne fera que s’intensifier.
The Economist