Euroclear, la Belgique contre tous: «Il faut nous préparer au remboursement des 140 milliards d’euros». © Martin Bertrand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Le risque majeur de la Belgique face à la Russie dans le dossier Euroclear: «Il faut nous préparer à rembourser 140 milliards d’euros»

Alors que la Commission européenne veut mobiliser 140 milliards d’euros d’avoirs russes gelés chez Euroclear pour soutenir l’Ukraine, la Belgique redoute de se retrouver seule en première ligne en cas de litige avec Moscou. Entre risque juridique pour Euroclear, exposition budgétaire de l’Etat et effets géopolitiques sur une future paix, Bruxelles cherche encore des alliés avant le Conseil européen du 18 décembre.

Arrivé au siège de l’Otan ce mercredi 3 décembre 2025, Maxime Prévot (Les Engagés) peine à masquer son inquiétude quand il s’adresse à la presse internationale: «Nous avons le sentiment de ne pas avoir été entendus. Nos inquiétudes sont minimisées», déplore le ministre des Affaires étrangères, qui a pris connaissance du plan de la Commission européenne afin d’assurer le financement de l’Ukraine en 2026 et 2027.

La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, largement suivie par les Etats membres de l’Union, souhaite utiliser 140 des 193 milliards d’euros d’avoirs russes gelés pour aider financièrement l’Ukraine pendant deux ans.

Le problème: cette masse monétaire se trouve à Bruxelles, dans la Tour Baudouin, entre la commune de Saint-Josse et la gare du Nord. Plus connue sous le nom de Tour «Euroclear», pour le nom de la société internationale qui garde en son sein un total d’actifs à hauteur de 42.500 milliards d’euros.

Panique en Belgique

Du fait de la position territoriale d’Euroclear, la responsabilité juridique et financière de la Belgique est directement engagée par le plan européen. Maxime Prévot en a conscience, et c’est ce qui semble l’alerter au plus haut point. «Ce n’est pas acceptable d’utiliser l’argent et de nous laisser seuls face aux risques», conclut le ministre, dans ce qui ressemble à une énième tentative de rappel à la raison des dirigeants européens pro-dégel.

De son côté, Bart De Wever (N-VA) a adressé une lettre datée du 27 novembre 2025 à la présidente de la Commission. Le Premier ministre défend les intérêts de la Belgique, parle d’un «plan erroné», et s’oppose fermement aux volontés pro-dégel de ses confrères européens: «Avec ce plan, nous violerions non seulement un principe fondamental du droit international, mais nous créerions aussi une incertitude supplémentaire sur les marchés financiers internationaux». Au micro de VTM, ce mercredi matin, il ajoute: «Je ne peux imaginer que la Commission européenne ose confisquer à une entreprise privée (Euroclear) contre la volonté d’un Etat membre. C’est du jamais vu

Ursula von der Leyen dit comprendre l’inquiétude belge, mais sans toutefois donner les garanties souhaitées. Ce mercredi 3 décembre, après la présentation de ses projets de textes législatifs visant à financer l’Ukraine, la présidente de la Commission a annoncé que le plan va prévoir «une série de garanties pour protéger les Etats membres et les institutions financières contre d’éventuelles représailles russes», ainsi qu’un «solide mécanisme de solidarité couvert par des garanties nationales bilatérales ou par le budget de l’UE.» Ce plan européen sera voté à la majorité qualifiée, une option qui permet de contourner le refus de la Belgique.

Un bras tordu, et des promesses orales, qui inquiètent Roland Gillet, professeur d’économie financière à la Sorbonne et à l’ULB Solvay. Ce dernier partage les craintes du Premier ministre: «Une déclaration sur l’honneur ne suffit pas. Il faut un accord de solidarité écrit pour être protégé. L’histoire des crises grecque et espagnole a montré à quel point l’absence de garanties claires pouvait alimenter la défiance. On ne doit pas se faire avoir. C’est un jeu très risqué.»

La Belgique a jusqu’au 18 décembre 2025, date du prochain sommet du Conseil, pour convaincre ses partenaires européens de ne pas trancher en faveur du plan de dégel des avoirs russes en l’état.

Mais dans leurs négociations, tant le ministre des Affaires étrangères que Bart De Wever, se heurtent à des murs. L’Allemagne et son chancelier Friedrich Merz, à l’initiative du plan, continuent à pousser à la confiscation des 140 milliards, sans offrir de garantie de sécurité juridique à la Belgique, ni partager les risques financiers qui retomberaient de facto sur Bruxelles. Les autres Etats membres gardent le silence pour le moment.

Quels risques pour la Belgique?

Si l’Union européenne décide d’utiliser les 140 milliards gelés pour les allouer à l’Ukraine, le risque est que la Russie saisisse des instances judiciaires internationales et de commerce pour demander un recouvrement de ses avoirs. Auquel cas, selon le plan européen en l’état, ce serait à la Belgique de payer, avec des intérêts.

Un scénario refusé catégoriquement par Bart De Wever, qui l’a fait savoir en octobre dernier à ses partenaires lors d’un Conseil européen. «Je ne suis pas capable et je ne veux pas débourser 140 milliards d’euros» disait le Premier ministre, qui plaide pour que les 27 Etats membres se portent garants solidaires des conséquences futures d’un dégel. «J’ai demandé à mes collègues qui pourrait être prêt à signer cette solidarité. Je n’ai pas fait face à un tsunami d’enthousiasme», ajoutait-il après la tenue du Conseil.

Sébastien Santander, professeur en relations internationales à l’ULiège, résume à son tour une situation sans précédent et un risque majeur: «Si le plan est voté sous sa forme actuelle, il faut nous préparer au remboursement des 140 milliards d’euros.»

Roland Gillet tire, lui aussi, la sonnette d’alarme: «Le Premier ministre a raison de contester le plan. La question centrale n’est pas la solidarité avec l’Ukraine, mais la manière dont cette solidarité s’exerce et se partage. Il y a dans ce plan une absence totale de solidarité européenne. La Belgique n’a aucune garantie qu’elle ne devra pas payer seule en cas de litige juridique. Si l’Union européenne décide d’utiliser ces fonds, c’est à elle d’en porter le risque final.»

Un manque à gagner

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022, les autorités européennes allouent les intérêts des avoirs russes gelés aux ukrainiens. Cela représente environ cinq milliards d’euros au total. Si l’UE décide d’utiliser les 140 milliards d’euros gelés au bénéfice de l’Ukraine, il n’y aura donc plus d’intérêts.

Pour la Belgique, ce serait une grosse perte. Comme Euroclear est sur son territoire, les intérêts des avoirs russes sont taxés à l’impôt des sociétés et vont dans les caisses de l’Etat. Le gouvernement belge a comptabilisé ces recettes fiscales tirées des actifs russes pour financer une partie de la hausse des dépenses militaires programmée entre 2025 et 2029, à hauteur d’1,2 milliard chaque année. L’enjeu est aussi budgétaire.

Dégel ou gèle de la paix?

Ursula von der Leyen en est convaincue, l’utilisation des avoirs russes est un coup «stratégique». Elle dit y voir une façon d’augmenter la facture de la guerre pour la Russie et une incitation supplémentaire de faire revenir Moscou à la table des négociations.

Une vision qui n’est pas partagée ni par Roland Gillet, ni par Sébastien Santander. Ce dernier explique que l’utilisation des fonds gelés pour reconstruire l’Ukraine comporte un risque géopolitique au moins aussi important que le risque financier. «A Moscou, une telle décision serait perçue comme une humiliation supplémentaire et ne ferait qu’alimenter un ressentiment déjà profond, alors que le pouvoir russe veut sortir de ce conflit la tête haute, sans donner l’impression d’avoir perdu des territoires, de l’argent ou du prestige. Cela peut devenir un obstacle de plus sur le chemin d’un accord de paix et renforcer la mauvaise volonté russe.»

Le professeur en relations internationales voit dans ce dossier une mise en lumière des faiblesses de l’Union européenne, incapable de parler d’une seule voix sur une question de sécurité centrale: «La Belgique défend son intérêt national, d’autres capitales privilégient leurs propres priorités, et l’image qui s’impose est celle d’un acteur européen divisé et lent. Cela affaiblit la capacité de l’Europe à peser sur l’issue du conflit et à assumer collectivement les conséquences d’une décision aussi sensible que l’utilisation des avoirs russes.»

La boite de pandore

Pour Roland Gillet, ce qui se joue dépasse largement un bras de fer entre Bruxelles et l’Union européenne. En mobilisant les avoirs de la Banque centrale de Russie conservés chez Euroclear, l’Union s’écarterait d’une règle fondamentale du système financier international, qui veut qu’on puisse geler des fonds souverains en temps de guerre, mais non les utiliser. «C’est un précédent que je n’aurais jamais imaginé. On ne prend pas l’argent d’une banque centrale en pleine guerre pour le prêter, en faire un instrument de politique étrangère, et se dire qu’on verra plus tard comment on le rend», estime le professeur d’économie.

Le risque, c’est que les grandes banques centrales d’Asie, du Moyen-Orient ou d’Afrique, qui placent leurs réserves à Bruxelles, commencent à douter de la sécurité de leurs dépôts et cherchent d’autres places pour leurs actifs et vers d’autres monnaies. Ce qui fragiliserait la position de l’euro. «Beaucoup réfléchiront à deux fois avant de laisser leurs réserves dans un système qui a accepté un tel précédent, avertit Roland Gillet. Il ne s’agit pas seulement d’un débat sur l’Ukraine et la Russie, mais d’une décision qui dirait quelque chose de la manière dont l’Europe entend traiter, à l’avenir, les avoirs des banques centrales étrangères.»

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