
La face cachée de l’immigration européenne
Stagnation économique, salaires dérisoires, libre circulation, il y a plusieurs raisons au ‘brain drain’ de diplômés qualifiés ou encore de migrants économiques non qualifiés, tous à la recherche de meilleure paie. Les exodes des dernières décennies au sein de l’Union européenne se révèlent désastreux pour une majorité des pays de l’Est alors que l’Angleterre et les pays nordiques bénéficient largement de ces immigrations. Ce phénomène, aux conséquences politiques et économiques et exacerbé par l’agrandissement de l’Union européenne ces vingt dernières années, est resté ignoré trop longtemps.
« Ici, l’argent ne vaut rien », dit une habitante de Mălâncrav dans le dernier film de Charlotte Grégoire et Anne Schiltz intitulé ‘Ceux qui restent’. Mălâncrav est une ville de Transylvanie désertée au profit de conditions de travail déplorable dans l’ouest de l’Europe. Le phénomène dont témoigne Mâl?ncrav est similaire à de nombreuses autres régions d’Europe. Alors que le flux de migration vers l’Union européenne s’est atténué après la crise de 2015, le phénomène d’émigration au sein même de l’Union européenne persiste.
Phénomène aux répercussions variées peu discutées pour ne pas dire ignorées, l’émigration des pays en périphéries de l’Europe menace l’intégrité du projet européen. Alors que les politiques nationalistes de nombreux pays pour la plupart fondateurs du projet européen focalisent leur rhétorique sur l’immigration externe à l’Union, il est urgent de recentrer l’attention sur les hémorragies qu’endurent nombreuses démographies européennes.
La majorité des pays de l’Europe de l’Est ont vu leur population chuter entre 2007 et 2018. La chute du mur de Berlin ainsi que du Rideau de fer en 1989 combinée à la création de l’espace Schengen en 1985 a été un facteur déterminant à l’émigration vers l’ouest. D’autant que le retard de progrès économiques espéré à la suite de l’adhésion à l’UE a aggravé le phénomène.
Une étude récente de l’ECFR (Conseil européen des relations internationales) conduite dans quatorze pays européens indique que l’électorat en Grèce, Italie, Pologne et Roumanie est davantage préoccupé par l’émigration que l’immigration. D’après le sondage, 23% des participants considéreraient l’immigration comme une « des deux questions les plus importantes », devançant le chômage qui, lui, serait mentionné par 20% des électeurs.
Hémorragies démographiques
Bien que chaque pays ait ses particularités et dynamiques propres, le phénomène est le même partout en Europe de l’Est. Démographies qui chutent, taux d’émigration supérieurs aux taux d’immigration, le tout accompagné de taux de natalité historiquement bas.
Entre 2013 à 2017 seulement, la Pologne comptait plus de 268.000 jeunes de 20 à 34 ans qui ont émigré du pays. Le pays a, contrairement à la plupart de ses voisins, stabilisé la chute de sa démographie avec succès après 2007.
Sur cette même période, la Lituanie en aurait perdu quant à elle 85.000 pour seulement 30.000 naissances par an. Probablement l’exemple le plus dramatique de la crise d’émigration touchant l’Europe, la Lituanie essaie tant bien que mal de retenir sa population qui désormais a déjà diminué de 12% en moins de dix ans.
Il y a désormais deux fois plus d’habitants âgés de 45 à 54 ans que de personnes âgées entre 10 et 19 ans. Avec un salaire mensuel moyen en dessous de 700 euros et la possibilité de libre circulation au sein de l’espace Schengen, plus de 82% des jeunes Lituaniens envisagent la possibilité d’émigrer.
L’élargissement de l’UE en 2004 à dix pays, et en 2007 à la Bulgarie et la Roumanie a contribué à une dynamique de migration des pays d’Europe centrale vers l’Espagne et l’Italie.
La société roumaine a récemment montré des symptômes de l’émigration dont elle souffre. Le personnel hospitalier a déserté les hôpitaux de Bucarest et d’autres villes, obligeant les rares médecins restés à travailler davantage sous pression et laissant, dépendant des hôpitaux, plus de 40% des postes vacants. Il est estimé que 3,4 millions de Roumains auraient quitté le pays depuis son adhésion à l’UE en 2007.
Ces quatre dernières années, l’Italie a vu presque 1% de sa population quitter le pays, le double par rapport à il y a dix ans. D’après l’Institut d’étude et de recherche italien ‘Idos’, plus ou moins 285 000 citoyens italiens auraient quitté le pays en 2017, pour rejoindre majoritairement l’Allemagne ou l’Angleterre mais aussi la Chine, l’Amérique latine ou encore des pays du Golfe. D’autres pays bénéficiaires de cette immigration de main-d’oeuvre qualifiée et active sont le Benelux, la Suède ou encore l’Autriche. Dans le Mezzogiorno, dans le sud de l’Italie, près de 2 millions résidents ont quitté la région ces seize dernières années, pour la plupart des jeunes âgés de 15 à 34 ans.
« La fuite des 25 à 44 ans à l’étranger ne semble pas s’être arrêtée même avec la fin de la crise. En 2016, la dernière année pour laquelle les données du bureau d’enregistrement italien résidant à l’étranger sont disponibles, nous avons encore perdu 115 000 personnes, soit 11% de plus que l’année précédente. Et cela pourrait être une sous-estimation », affirme Tito Boeri, président de l’Inps (Institut National de la Prévoyance sociale) présentant le dernier rapport annuel. Les statistiques de 2008 à 2014 reflètent également que le nombre d’expatriés italiens âgés entre 40 et 50 ans a doublé de 7.700 à 14.300, décrit comme la « nouvelle migration de cheveux gris ».
En Hongrie, depuis 2010 le ‘Brain drain’ de jeunes diplômés n’a fait que s’intensifier. D’après le Centre Statistique hongrois (Központi Statisztikai Hivatal – KSH), les Hongrois désertant le pays sont majoritairement des jeunes célibataires diplômés. 50 à 70% de ceux qui émigrent auraient entre 20 et 39 ans. 5,2% de la population hongroise en âge de travailler serait résidente à l’étranger.
A la suite de la crise financière de 2008 ainsi que de la crise de l’euro qui a suivi, la migration de la périphérie de l’Europe vers le nord ainsi que les régions économiques s’intensifie. Devançant l’Allemagne, le Royaume-Uni est le pays accueillant le plus grand nombre d’immigrés venu de l’Europe de l’Est, en comptant au total 1,74 million, dont 930.000 venus de Pologne.
En Grèce, où la population a chuté de 5% en moins de dix ans, certains électeurs en sont arrivés à suggérer de rendre illégaux les longs séjours à l’étranger, dans l’espoir de pouvoir limiter davantage les départs de la population qualifiée et diplômée en âge de travailler.
Malgré de légères améliorations dans la conjoncture économique depuis 2008, le phénomène d’émigration interne à l’Union européenne ne s’améliore pas. En Hongrie, le gouvernement a longtemps essayé en vain d’attirer de retour les ressortissants émigrés. Un exemple de sa politique: la campagne intitulée ‘Gyere Haza, fiatal !’ signifiant ‘rentrez à la maison, les jeunes ! L’initiative datant d’avril 2015 qui encourageait le retour au pays fournissant des opportunités d’emplois et de logements en partenariat avec des compagnies locales se révéla être un échec et fût arrêté un an plus tard.
Bien qu’il soit trop tôt pour évaluer la causalité directe entre les émigrations de pays du sud et l’est de l’Europe et la popularisation grandissante de rhétorique identitaire en politique, il est certain que les exodes migratoires observés ont favorisé les clivages politiques actuels. Le problème plus accru serait donc, contrairement à l’immigration, l’émigration de plusieurs pays membres de l’UE vers d’autres pays membres. Les prochaines décennies permettront d’évaluer l’ampleur de ces migrations sur l’économie, la politique et la société.
Jean Castorini
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