La commémoration du premier anniversaire de l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad accroît l’épreuve de force avec le pouvoir de Belgrade, qui ne veut rien céder aux manifestants.
Novi Sad, le 1er novembre 2025. A 11h52, des dizaines de milliers de visages fatigués par plusieurs jours de marche se figent, formant une marée inerte. Après les clameurs, seize minutes de silence: une pour chacune des victimes de l’effondrement de l’auvent de la gare, il y a un an. La foule, hétéroclite mais unie, fait face au bâtiment encore endommagé et s’étire le long du boulevard Oslobođenja, saturé de manifestants. Depuis un an, Novi Sad, deuxième ville du pays, à 80 kilomètres de Belgrade, est devenue l’épicentre d’un mouvement de protestation historique. Né sur les campus après la tragédie, le soulèvement étudiant s’est étendu à tout le pays, devenant un mouvement protéiforme qui remet désormais frontalement en cause le pouvoir en place. «On a vu énormément de drapeaux et de tenues différents, de messages politiques arborés», commente Neira Sabanovic, politologue spécialiste des Balkans et chercheuse à l’ULB.
Placée sous le signe de la commémoration, la journée rappelle aussi que la crise politique, entre mobilisations quotidiennes et répressions, demeure entière. «Ça ne peut pas s’arrêter, pas même diminuer. On continuera, parce qu’on n’a pas le choix, parce qu’on est seuls», lançait Zorica, l’une des manifestantes, la veille au soir. Comme beaucoup, elle appréhende la suite: «On ne sait jamais ce que le gouvernement fera. Pour la première fois, Vucić a présenté des excuses publiques et c’est peut-être plus inquiétant tant il est imprévisible.» Des craintes nourries par des épisodes des derniers mois tels que l’usage d’un canon à son en mars, divisant en deux une foule de 300.000 manifestants à Belgrade, ou encore l’emploi, en septembre, de gaz CN, un agent classé comme arme chimique.
«On continuera, parce qu’on n’a pas le choix, parce qu’on est seuls.»
Ni chef, ni bannière, ni parti
Tout est parti des auditoires. Dès les premières heures après l’effondrement, les étudiants ont refusé la version officielle, trop rapide, trop lisse. «Ça a commencé sur quelque chose d’assez spécifique, avec des revendications qui se limitaient à la publication de documents liés à l’accident, à trouver les responsables […] Et puis, petit à petit, les revendications se sont élargies à une critique du système», analyse Florent Marciacq, professeur de sciences politiques à l’université de Vienne. Des marches sont alors organisées, puis des blocages de facultés, routes et autres lieux. Au fil des semaines, les facultés se sont muées en centres décisionnels et logistiques du mouvement. A chaque poste clé, des vétérans en uniforme, anciens combattants de l’armée ou d’unités spéciales serbes, montent la garde.
Dans les rues comme dans les amphis, une certitude s’impose: pas de figure providentielle. «Personne ne voulait devenir un symbole ou un leader; on voulait juste que la vérité sorte», résume Aleksandar Kendrisić, étudiant en mathématiques et porte-parole du mouvement, suscitant l’approbation de son ami à côté de lui. Leur seule couleur est celle des pancartes brandies à bout de bras: «Corruption kills», «Pump it!», «You have blood on your hands». Dès les premiers jours, les initiateurs ont verrouillé toute tentative de récupération partisane. «Les manifestations étudiantes ne sont absolument pas liées à des partis politiques», insiste la politologue Neira Sabanovic. Cette méfiance viscérale envers la classe politique a façonné une organisation sans hiérarchie.
Aleksandar se félicite de la rigueur démocratique des assemblées: «Chaque faculté se réunit en plénum, débat et adopte ses revendications, puis envoie un délégué chargé de voter au niveau interfacultés. Chaque faculté reste souveraine.» Une architecture horizontale qui, selon Florent Marciacq, illustre la volonté de «ne pas tomber dans une logique de leadership», mais aussi la difficulté pour le mouvement de se «traduire politiquement» tant il refuse de s’incarner dans une figure ou un programme. Un paradoxe au cœur de sa force comme de son impasse.

© Andrej ISAKOVIC / AFP
Ambiguïté de l’Union européenne
Dans les cortèges, cette horizontalité se conjugue à une hétérogénéité saisissante. Proeuropéens, nationalistes, libéraux, conservateurs, familles, retraités: une foule composite avance côte à côte, parfois avec des convictions diamétralement opposées. «Participer aux manifestations n’empêche pas de soutenir des leaders populistes ou autoritaires», rappelle Neira Sabanovic. «C’est un patchwork de mouvements et de positionnements qui sont à la fois progressistes sur certains aspects, mais tout à fait conservateurs sur d’autres, qui se rejoignent sur certaines lignes, mais pas du tout sur d’autres», ajoute Florent Marciacq. Une diversité notable dans une lutte très unie, reflet d’un malaise commun qui dépasse les clivages idéologiques et rend ce mouvement aussi puissant qu’indéfinissable.
La crise s’inscrit dans un contexte plus large: la place incertaine de la Serbie dans l’Europe. Officiellement candidat à l’Union européenne depuis 2009, le pays est resté en suspens. Aleksandar Vucić entretient un discours proeuropéen lorsqu’il s’adresse à Bruxelles, mais il continue de signer des accords opaques avec la Chine et de maintenir une proximité politique avec la Russie. La Serbie semble volontairement se maintenir dans une zone grise. «On considère encore à Bruxelles que Vucić, c’est le partenaire intergouvernemental, l’interlocuteur en Serbie pour tout un tas de questions stratégiques dans la région», analyse Florent Marciacq. Cette ambiguïté, longtemps tolérée comme habileté diplomatique dans un environnement régional fragile, apparaît désormais comme un frein majeur.
Les étudiants, eux, semblent lassés de ce vieux rêve d’Europe. «L’Union européenne a contribué à maintenir Vucić au pouvoir […] Donc forcément, chez les étudiants, ça passe mal», conclut le chercheur. Après quinze ans de vai,es promesses d’adhésion, la confiance s’est érodée. Tandis que les libertés reculent, l’UE continue de traiter Vucić comme un partenaire utile. L’Europe, autrefois horizon politique, apparaît désormais comme un acteur ambigu, accusé d’avoir fermé les yeux pendant que les étudiants subissaient la répression. Le 22 octobre 2025, le Parlement européen a toutefois tiré la sonnette d’alarme. Dans une résolution intitulée «Polarisation et intensification de la répression en Serbie, un an après la tragédie de Novi Sad», l’institution dénonce l’usage d’armes sonores lors des manifestations de mars, les violences policières à répétition et réclame l’envoi d’une mission d’enquête en Serbie. Des critiques à l’égard de la Serbie de Vucić que Florent Marciacq juge «relatives».
«A Bruxelles, Aleksandar Vucić reste l’interlocuteur pour un tas de questions stratégiques dans la région.»
Pouvoir caméléon
Après une longue journée de commémoration, Zorica rentre chez elle avec sa famille. Comme par réflexe, son mari allume la télévision. Sur Informer TV, les foules compactes de Novi Sad –qu’ils viennent tout juste de quitter– apparaissent soudain clairsemées, presque anecdotiques. La présentatrice, imperturbable, lance un débat en brandissant la photo d’une jeune étudiante impliquée dans le mouvement, présentée comme une «ennemie de l’Etat». «Ils veulent la mettre en danger», lance un ami de la famille, venu boire un rakir. Zorica, elle, détourne le regard, la gorge serrée. «Je ne peux pas regarder ça», dit-elle en quittant la pièce. Neira Sabanovic rappelle qu’«en Serbie, seules les chaînes pro-Vucic sont accessibles par défaut et une grande partie de la population –plus âgée notamment– n’a accès qu’à la propagande». La chercheuse ajoute que cette chaîne a diffusé des images pornographiques d’une manifestante: «Une photo d’un nude qu’elle avait probablement envoyée à un partenaire.»
Dans la Serbie de Vucić, la désinformation constitue un instrument central du pouvoir, où la réécriture des faits devient chaque soir une scène télévisée, et les opposants, étudiants ou non, des cibles désignées. Selon Florent Marciacq, Vucić pratique «une habileté politique cynique». Il ne cherche pas à offrir une vision cohérente de l’avenir du pays –ni sur l’Europe, ni sur la violence, ni sur aucun grand enjeu. «Au contraire, son but est d’enfumer toutes les visions», explique le chercheur: produire suffisamment d’ambiguïté pour que chacun y projette ce qu’il veut, et ainsi diluer les points d’attaque de ses opposants. «Il le fait très habilement», conclut-il.
L’anniversaire du 1er novembre n’a rien refermé. Le lendemain déjà, plusieurs milliers de jeunes ont marché vers Belgrade pour occuper l’esplanade devant le Parlement. Elections anticipées, durcissement encore plus affirmé? Les paris sont lancés. Une chose, pourtant, ne fait plus débat: le pays a changé. Une génération entière refuse la résignation qui marquait la Serbie depuis quinze ans. L’effondrement de l’auvent n’a pas seulement endeuillé une ville; il a révélé une colère, et ouvert une brèche qui ne se refermera plus: «On ne fait plus marche arrière», clame une manifestante devant le Parlement.
Des milliers de personnes sont venues soutenir Djiana Hrka, la mère d’une des victimes, engagée dans une grève de la faim depuis plusieurs jours pour demander justice. Face à elle et ses soutiens se dresse une foule d’un tout autre genre: des groupes de partisans, telle une milice informelle de Vucić, acheminés par bus de tout le pays, déployés en contre-rassemblement. Depuis, les deux camps se font face sous très haute tension. Une scène qui illustre à quel point la commémoration n’a pas apaisé la crise, mais ouvert un nouveau front.
Par Ayrton Jacquemin, à Novi Sad et à Belgrade