Le meurtre de Martina Carbonaro, 14 ans, par son ex-petit ami a bouleversé l’Italie. Mais «la culture patriarcale toxique» est encore trop tenace pour espérer un changement rapide.
Série d’été – Empreinte de société
Des meurtres sans fin d’Italiennes, de l’arnaque en ligne organisée depuis les confins de la Birmanie, des attaques au couteau devenues presque habituelles pour le citoyen allemand, une vague de résistance canadienne à un arrogant voisin, des agressions d’entrepreneurs français de cryptomonnaie… Un «fait divers» plus frappant que le tout-venant de la criminalité, la répétition en un temps réduit de délits semblables, ou une tendance sociale de plus en plus ancrée confrontent parfois une population à ce qui devient un phénomène de société. D’Afragola à Bielefeld, de Bangkok à Montréal, c’est ce qu’explore Le Vif cet été: des empreintes d’auteurs de délits à l’empreinte que leurs méfaits laissent sur la société. Et comment la prise de conscience de ces phénomènes en a changé, ou pas, les règles de vie.
Elle n’avait que 14 ans. Martina Carbonaro, une jeune fille d’Afragola, une petite ville toujours inondée de soleil dans l’aire urbaine de Naples, ne connaîtra pas les affres et les joies de la vie. Son ancien petit-ami, Alessio Tucci, 18 ans, l’a tuée un après-midi du mois de mai 2025 «dans un moment de colère». Après des heures d’angoisse et des recherches collectives acharnées, son corps a été retrouvé par les forces de l’ordre dans un bâtiment abandonné, caché sous un vieux placard. Peu après, Alessio Tucci, qui avait fait semblant de participer activement aux recherches aux côtés des parents de Martina, a été arrêté pour homicide et dissimulation de cadavre. Il avouera ensuite à la police avoir assassiné la jeune fille en la frappant plusieurs fois à la tête avec une pierre.
Antonio Pannone, le maire d’Afragola, a voulu immédiatement exprimer sa détresse sur les réseaux sociaux. «Cette immense tragédie bouleverse notre communauté, stupéfaite face à la barbarie d’un individu qui n’a pas voulu respecter la liberté et la dignité d’une si jeune femme, l’énième victime d’une violence aveugle». L’émotion et la colère manifestées par cet édile reflètent celles éprouvées par le pays tout entier.
«Turetta est l’enfant sain d’une société patriarcale imprégnée de la culture du viol.»
Processus inachevé
Depuis plusieurs années, l’Italie assiste en effet, sous le choc et indignée, à un interminable cortège de meurtres. Une série inédite d’homicides de femmes commis le plus souvent par leur compagnon ou ex-partenaire. Les prénoms et les visages changent, le scénario et les motivations des crimes restent plus ou moins les mêmes. Les coupables sont, généralement, des hommes de tout âge qui refusent d’accepter le désir d’autonomie ou le rejet sentimental de leur compagne.
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«En Italie, le processus d’émancipation féminine est encore inachevé, voire souvent entravé, affirme la psychologue et criminologue italienne Roberta Bruzzone. Les hommes d’aujourd’hui ont généralement grandi entourés de femmes dépendantes économiquement, professionnellement et affectivement. Or, ces mêmes hommes considèrent la soif de reconnaissance et de liberté de leur compagne comme une terrible menace à leur virilité.»
Selon le ministère de l’Intérieur italien, le nombre de féminicides commis dans la péninsule s’est établi, en 2024, à 111 (dont 96 femmes tuées au sein même de leur entourage familial ou affectif). Et si, toujours selon le ministère, ces crimes ont connu une légère baisse au cours du premier trimestre 2025 par rapport à la même période de l’année dernière, l’opinion publique nationale vit désormais dans la peur de l’annonce d’un nouveau cas. «Au cours des 20 dernières années, le nombre d’homicides en Italie a été divisé par deux mais les féminicides sont, aujourd’hui encore, aussi fréquents que par le passé, expose Marina Contino, dirigeante auprès de la Direction centrale anticriminalité de la police nationale. Ce genre de violence est le reflet d’un problème culturel structurel que les autorités essaient de contrer de plus en plus avec des mesures de prévention, de suivi et de soutien psychologique.»

Culture patriarcale
Une situation telle que le 9 juin, le pape Léon XIV a affiché publiquement son inquiétude et sa peine: «Je ressens une grande douleur lorsque je songe à toutes ces relations infestées par la volonté de dominer l’autre, a-t-il déclaré. Un comportement qui se traduit souvent par une explosion de violence, comme le démontrent malheureusement les nombreux cas de féminicides récemment commis en Italie.»
C’est le meurtre de Giulia Cecchettin, tuée le 11 novembre 2023 près de Venise par son ancien petit ami, qui a représenté, en quelque sorte, la «goutte qui a fait déborder le vase» dans une Italie déjà exaspérée par la violence régulièrement exercée contre les femmes. Le coupable, Filippo Turetta, un étudiant en ingénierie biomédicale, affichant un visage inexpressif et un mal-être existentiel inexplicable mais profond, a agi en proie à une obsession amoureuse apparemment sans issue. Comme Alessio Tucci, ce Vénitien de 23 ans a abandonné, sans remords, le corps lardé de coups de couteau de son ancienne petite amie. Et exactement comme le meurtrier d’Afragola, Turetta a voulu punir la soif d’indépendance d’une jeune femme qui avait fermé le chapitre de leur histoire sentimentale pour s’ouvrir à la vie sans lui.
«C’est l’Etat qui a échoué», a écrit sur les réseaux sociaux, peu après le meurtre, Elena Cecchettin, la sœur aînée de Giulia. «Turetta n’est pas un monstre, mais l’enfant sain d’une société patriarcale imprégnée de la culture du viol», a-t-elle ajouté, ravagée par une colère sourde. «Il est grand temps d’éradiquer la culture patriarcale toxique du contrôle de l’homme sur le corps et la vie des femmes», lui a alors fait écho Elly Schlein, secrétaire du bastion du centre-gauche italien, le Parti démocrate. Après la mort de Giulia, nombre de manifestations, de marches aux flambeaux et de «minutes de bruit» ont été organisées dans tout le pays, notamment dans les universités. Dans l’espoir, vite déçu, que la jeune étudiante soit la dernière victime de la violence sexuelle, sexiste ou conjugale encore si répandue en Italie.

Le sang-froid du meurtrier
«Souvent, les assassins, pour justifier en quelque sorte leurs actions criminelles, expliquent qu’ils ont agi sous l’emprise d’une folie passagère, d’un raptus soudain, déclare Roberta Bruzzone. Mais ceci n’est qu’une belle invention juridique! La plupart de ces crimes ont été prémédités.» C’est ainsi que, dans les premiers mois de 2025, au moment même où des milliers de jeunes rassemblés du nord au sud de la péninsule demandaient aux autorités des mesures fortes contre les violences commises contre les femmes, deux autres féminicides ont rouvert cette blessure sociétale. Deux étudiantes, Ilaria Sula et Sara Campanella, trouvent la mort sous les coups de jeunes hommes qui, eux aussi, n’acceptaient pas d’avoir été rejetés.
Des homicides qui ne peuvent que rappeler la thèse de la «banalité du mal» formulée par la philosophe américaine d’origine allemande Hannah Arendt. L’ampleur terrifiante du crime coïncide avec la déconcertante banalité de son auteur. Le pire, l’inimaginable, l’indicible sont le fruit d’esprits qui semblent dépourvus d’épaisseur morale et, souvent même, d’une vraie capacité d’introspection, de compassion ou de remords. Le meurtre d’Ilaria Sula, 22 ans, une étudiante en statistiques à l’université La Sapienza de Rome, en représente un effroyable exemple. Le 2 avril, son corps a été retrouvé dans une décharge près de Rome, caché dans une valise abandonnée. Quelques jours auparavant, son ancien petit ami, Mark Antony Samson, un étudiant en architecture d’origine philippine, l’avait tuée à l’arme blanche.
Selon le juge chargé des enquêtes préliminaires, le jeune a affiché dès le début une «forte dose d’autocontrôle et de lucidité». Et après avoir tué son ancienne petite amie, «bien qu’il avait dit, à plusieurs reprises, qu’il n’aurait jamais pu vivre sans elle, il a immédiatement renoué avec la normalité de son existence quotidienne». Ainsi, juste après le meurtre, il rencontre une amie d’Ilaria Sula. «Ils mangent ensemble une fougasse» tout en organisant une fête d’anniversaire. Pendant ce repas consommé dans un bar de la capitale, «l’étudiant évoque des questions superficielles et banales avec sa camarade», détaille le juge. Puis, «avec un incroyable sang-froid, il n’hésite pas à envoyer de faux messages d’Ilaria au père de cette dernière et à ses amies les plus proches pour leur faire croire qu’elle est encore en vie». Une horreur qui a donc un visage, des motivations pathologiques, par la suite avouées, mais pas de limites. Devant les enquêteurs, la mère de Mark Antony Samson révèlera, en effet, que, complice de son fils, «elle l’a aidé à nettoyer le sang dans la pièce où Ilaria a été tuée de quatre coups de couteau au cou»…
«Notre objectif est d’augmenter le niveau de la tolérance des jeunes face à la frustration.»
Rétif aux limites
«Le vrai gros problème dans ce genre d’affaires criminelles est l’éducation que ces assassins ont reçue, ajoute la criminologue Roberta Bruzzone. Au cours des 30 dernières années, les parents italiens ont arrêté d’exercer leur autorité sur leurs enfants. C’est une abdication volontaire et périlleuse qui a parfois créé des monstres incapables d’accepter l’existence de limites…»
Face à l’ampleur du phénomène des féminicides, la police italienne a lancé de nombreuses initiatives pour prévenir ces actes criminels. «La violence sexiste connaît une évolution et un dénouement bien particuliers. Nous sommes ainsi appelés à en saisir par tous les moyens les premiers signaux d’alarme», dépeint Marina Contino. Les forces de l’ordre ont ainsi développé un grand nombre de projets et de campagnes de sensibilisation à l’échelle nationale afin de remporter ce que le chef de la police italienne, Vittorio Pisani, désigne désormais comme «une véritable bataille» sociétale. Des formations sont ainsi organisées par la police pour informer et soutenir les médecins de famille, les enseignants, voire l’association qui regroupe les entrepreneuses italiennes. Aujourd’hui, une nouvelle application gratuite, YouPol, permet en outre de signaler de façon anonyme les actes violents commis contre les femmes. «La police organise aussi des séminaires dans les écoles, précise Marina Contino. Notre objectif est d’augmenter le seuil de tolérance des jeunes face à la frustration. Un « non » est un « non », il faut qu’ils apprennent à l’accepter.»
Le gouvernement italien dirigé par Giorgia Meloni a aussi essayé d’apporter des solutions législatives pour enrayer cette spirale de violence. Le 7 mars, veille de la Journée internationale des droits des femmes, il a approuvé un projet de loi qui fait du féminicide un crime à part entière, passible de la réclusion à perpétuité. Une traduction juridique inédite largement saluée par l’opinion publique. Or, rares sont les pays européens qui ont réussi à adopter une telle mesure. «Le texte de loi prévoit, de même, un durcissement des peines contre ceux qui sont reconnus coupables de violences sexuelles, d’harcèlement et de menaces, a annoncé la députée Imma Vietri, du parti de la droite radicale Fratelli d’Italia. Et il permet aussi de mieux soutenir les victimes et les membres de leurs familles qui disposent aujourd’hui d’une plus grande panoplie d’instruments pour faire entendre leur voix tout au long du parcours judiciaire.»
La mort brutale de Martina Carbonaro a, toutefois, plongé à nouveau la péninsule dans le désarroi. «Les mesures que nous avons adoptées pour essayer d’enrayer ce fléau sont nombreuses, mais nous devons être conscients que les instruments normatifs ne seront jamais suffisants, a admis la présidente du Conseil, Giorgia Meloni. Pour protéger les femmes de ce pays, nous sommes appelés à amorcer au plus vite un véritable tournant culturel et social.»