Le régime de Budapest propose des passeports aux millions de Hongrois de la diaspora résidant en Ukraine, en Slovaquie ou en Serbie. Une opération payante à l’approche des élections européennes du 26 mai ?
Il y a seulement six mois, peu d’Ukrainiens auraient pu placer sur une carte le bourg assoupi de Berehove. Depuis, cette petite ville perdue dans l’ouest du pays est devenue l’épicentre des tensions avec la Hongrie voisine. A l’origine de la querelle, une vidéo filmée en caméra cachée dans le bâtiment du consulat magyar et mise en ligne au mois de septembre dernier par l’agence de presse nationale Ukrinform. On y découvre une cérémonie de remise de passeports hongrois à un groupe d’Ukrainiens. Ces derniers jurent d’être des » citoyens fidèles de la Hongrie « , avant d’entonner en choeur l’hymne national.
L’instant d’après, le consul leur fait une recommandation : » Surtout, ne parlez jamais en public de votre naturalisation, et encore moins avec l’administration en Ukraine. » Puis, sourire aux lèvres, il leur offre un verre de champagne…
C’est la phrase de trop. A peine deux semaines plus tard, le gouvernement de Kiev renvoie le consul à Budapest et exige qu’aucun passeport ne soit distribué sur son territoire. Si la double nationalité est de mise entre pays consentants, cette pratique est interdite en Ukraine.

Pas de quoi impressionner le Premier ministre hongrois, Viktor Orban. L’homme fort de Budapest est arrivé au pouvoir il y a neuf ans, avec la promesse de défendre les intérêts de tous les Hongrois – les dix millions qui vivent dans les frontières actuelles, bien sûr, mais aussi les deux millions installés en Slovaquie, en Roumanie, en Serbie et en Ukraine, une diaspora issue de l’ancien Empire austro-hongrois. En s’appuyant sur la Constitution, qui impose au gouvernement d’étendre sa protection aux minorités à l’étranger, le Premier ministre a fait adopter, peu après son investiture, deux lois leur accordant la nationalité et le droit de vote. Aujourd’hui, un million de Hongrois installés à l’étranger ont déjà été naturalisés, dont plus de 120 000 dans l’ouest de l’Ukraine, la Transcarpatie. Sur le plan politique, l’opération pourrait bien se révéler payante. A l’approche des élections européennes, prévues le 26 mai en Hongrie, le parti au pouvoir, le Fidesz, espère tirer profit de cet immense réservoir électoral.
Accéder aux avantages procurés par Bruxelles
Des plaques de rue aux statues de poètes et de héros nationaux hongrois, l’histoire et la langue magyares sont omniprésentes le long des trottoirs de Berehove, une commune d’environ 24 000 habitants. Même la mairie se pare d’un pavillon rouge, blanc et vert, à côté du drapeau national ukrainien, bleu et jaune. Ici, l’histoire est plus hongroise qu’ukrainienne : elle s’étire du xive siècle à 1920, date de la signature du traité de Trianon et de la dislocation de l’Empire austro-hongrois.
» Je parlais magyar avant de parler ukrainien « , lance Ildiko, la directrice de l’Institut hongrois à Berehove, dont le prénom rend hommage à l’épouse d’Attila, roi des Huns et ancêtre du peuple hongrois. Adopter la nationalité magyare, dans ces conditions, paraît naturel. » Il m’a suffi de me rendre à Kisvarda, située de l’autre côté de la frontière, pour devenir hongroise, raconte Gabriella, enseignante à Berehove. On nous a donné un dossier à remplir et, deux mois plus tard, je suis revenue chercher mon passeport. Je ne vois aucun mal à cela. Tous mes ancêtres sont hongrois et il est normal que je puisse aussi être considérée comme telle. «
Le livret frappé des armoiries hongroises vient avec tous les atouts d’un passeport européen. Une carte complémentaire, avec de nouveaux droits à la clé, est octroyée à ceux qui en font la demande, à l’instar d’Ivanka, patronne d’un restaurant : » Elle me permet de me rendre sans payer dans les musées, par exemple. J’ai même droit à quatre voyages gratuits par an à Budapest, mais je ne me suis servie qu’une fois de ce privilège, pour assister au concert de Sting ! Mes origines hongroises m’importent peu. Si les Slovaques nous donnaient des passeports, je serais preneuse aussi. » Pour elle comme pour des milliers d’autres, l’essentiel est ailleurs. Alors que les Ukrainiens ne peuvent accéder à l’Union européenne (UE) qu’en tant que touristes, ceux qui possèdent un passeport hongrois disposent d’une porte d’entrée vers tous les avantages que procure Bruxelles.

Pragmatiques ou cyniques, quantité d’Ukrainiens sont en quête de sécurité à travers l’UE. Beaucoup sont épuisés par l’instabilité politique qui règne dans leur pays, dont l’Est reste occupé par des séparatistes prorusses. » L’avenir est incertain, s’inquiète Lydia, une mère de famille âgée de 30 ans. Qui sait ce que mijote Vladimir Poutine ? Le passeport hongrois me permet, si nécessaire, d’envoyer mes enfants à l’Ouest. » Ira-t-elle voter pour le parti d’Orban ? » Certainement pas, assure-t-elle. Je me sens ukrainienne et, de toute façon, il ne m’inspire pas confiance. » En principe, la double citoyenneté reste illégale. En pratique, elle demeure impunie.
Depuis quelques années, les politiques magyars défilent en Transcarpatie. Décidés à choyer ces nouveaux électeurs, ils apportent des plans d’investissement toujours plus importants. Ainsi, au mois de juillet 2017, Mihaly Varga, le ministre hongrois des Finances, franchit la frontière et gratifie de sa présence un salon d’entrepreneurs et d’agriculteurs hongrois. Il annonce la revalorisation du programme de développement économique lancé par Budapest, le plan Egan Ede, qui vise à soutenir aussi bien l’agriculture locale que le tourisme et le commerce.
De deux milliards de forints (6,4 millions d’euros) donnés en 2016, l’aide financière atteint 7,2 milliards de forints (22,9 millions d’euros). Quinze mois plus tard, en octobre 2018, le secrétaire d’Etat à la Politique nationale hongroise, Arpad Janos Potapi, se rend à Berehove afin de célébrer la rénovation d’un jardin d’enfants. Près de 4,6 milliards de forints (14,6 millions d’euros) seront dédiés à ces aires de jeu, annonce-t-il. Les maternelles, elles, bénéficient déjà d’un autre programme de développement hongrois : plus de 38 milliards de forints (120 millions d’euros) devraient y être consacrés à partir de 2020.
Des aides qui ne passent pas inaperçues
Le gouvernement de Budapest ne s’arrête pas là. Depuis le mois d’août dernier, la minorité hongroise de Transcarpatie dispose d’un ministre à part entière. Sans portefeuille, certes. Il est néanmoins associé au cabinet de Viktor Orban. Le souriant Istvan Grezha reçoit dans un bureau vitré de la capitale hongroise, lové dans un building qui offre une jolie vue sur le Danube. » Dans notre esprit, tout le bassin des Carpates est notre foyer, explique-t-il. De toutes les minorités hongroises, celle de Transcarpatie vit dans les conditions les plus dures. La couverture vaccinale y est inférieure à 25 %, par exemple, alors qu’elle atteint 100 % de ce côté-ci de la frontière. » Plus de 70 000 doses de vaccins ont été acheminées en Ukraine l’année dernière. Et quinze tonnes de chlore ont été envoyées pour assainir l’eau potable de cette partie du pays.

A Berehove et dans la région, toutes ces attentions venues de Budapest ne passent pas inaperçues. Il y a six ans, Ildiko Orosz, à la tête de l’Institut hongrois, a eu l’honneur de recevoir Viktor Orban dans son bureau parqueté, comme le prouvent les photos dans les couloirs. Depuis, le gouvernement hongrois assume la totalité des frais de cet établissement d’enseignement supérieur, refait totalement à neuf. L’extérieur pastel du bâtiment cache de longs couloirs austères, carrelés de noir et décorés de bustes, qui entourent une grande verrière sous laquelle déjeunent chaque jour quelque 1 400 élèves. La langue d’enseignement principale est le hongrois, bien sûr, et l’institut peut se targuer de délivrer des diplômes reconnus dans toute l’Europe. Sur les panneaux d’information, des affiches vantent le succès du programme Erasmus +… Ici, sans craindre le paradoxe, on célèbre les mérites de l’UE, alors que le régime souverainiste et populiste du Fidesz, à Budapest, ne cesse de fulminer contre l’Union et sa politique migratoire.

Dans son bureau, tout en se félicitant des aides de la mère patrie, Ildiko Orosz dénonce les déficiences de Kiev : » Que fait l’Ukraine pour nous ? » Une » loi sur la langue « , adoptée en 2017, impose que la majorité des cours soit donnée en ukrainien dans les écoles publiques. Une atteinte insupportable aux droits des minorités, à en croire Ildiko Orosz, qui exige que toutes les leçons soient dispensées dans sa langue natale, et ce quel que soit l’établissement, public ou privé. Elle oublie de préciser que l’UE a débloqué un budget de deux millions d’euros destiné à former les professeurs de Transcarpatie dans les deux langues, l’ukrainien et le hongrois. Un fonds, réclamé par le Fidesz, qui s’ajoute aux 5,5 milliards d’euros alloués entre 2014 et 2020 à la Hongrie par l’Union européenne.

Des partis fantoches créés sur mesure
Afin de défendre les intérêts de la minorité hongroise en Ukraine, un nouveau parti, le KMKSZ, a vu le jour. A longueur de communiqués, distribués aux étudiants de l’Institut, ce curieux mouvement, proche du Fidesz, dénonce les » exactions » de l’extrême droite ukrainienne envers les Hongrois de Transcarpatie. » Les droits des Hongrois d’Ukraine se réduisent de plus en plus « , affirme le président du KMKSZ, Laszlo Brenzovics, qui est également député au Parlement ukrainien…
Dans le camp ukrainien, l’administration régionale fait profil bas. Adjoint au gouverneur de la Transcarpatie, Yaroslav Halas constate une certaine » excitation » des politiciens hongrois dans cette région où toutes les ethnies cohabitent en paix depuis déjà plusieurs siècles. » La politique du gouvernement hongrois consiste à défendre haut et fort ses minorités dans l’ancienne Grande Hongrie, estime-t-il. Au même titre que les Hongrois eux-mêmes. «
» Viktor Orban est persuadé que la défense des minorités hongroises à l’étranger est un combat national très apprécié de ses électeurs, précise Catherine Horel, historienne de l’Europe centrale et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique à Paris. En pratique, pourtant, le sujet ne mobilise guère. Les magyarophones ukrainiens restent assez méconnus de la population. «
A l’image du KMKSZ, d’autres partis ont vu le jour pour » défendre » les minorités hongroises en Roumanie (RMDS), en Serbie (VNS), ou encore en Slovaquie (SMK-MKP). Or, tous ces mouvements ont une caractéristique en commun : ils applaudissent la politique de Viktor Orban…

Pas étonnant que l’opposition, à Budapest, accuse le gouvernement d’avoir formé des partis fantoches à l’étranger dans le seul but de gagner les élections : » Un accord a été passé en secret pour qu’un seul parti représente les minorités ethniques « , affirme Marton Gyongyosi, vice-président du Jobbik. Lors des élections législatives d’avril 2018, déjà, ce mouvement d’extrême droite accusait le parti au pouvoir de lui avoir volé la victoire : » Des bus entiers d’Ukrainiens ont été affrétés par le Fidesz pour qu’ils viennent voter en Hongrie, dans la région de Szabolcs-Szatmar-Bereg, où ils avaient tous été enregistrés sous de fausses adresses « , dénonce Gyongyosi. Opération, semble-t-il, payante : dans un village proche de la frontière avec l’Ukraine, le taux de participation a dépassé 146 % ! Dans cette circonscription qui ne lui était pas acquise, le candidat du Fidesz a remporté les suffrages, avec 60,39 % des voix.
Aujourd’hui, certains soupçonnent le régime hongrois de tenter de peser, de la même manière, sur le scrutin européen. En février dernier, lors d’un meeting en Roumanie réunissant tous les représentants des minorités hongroises, Laszlo Brenzovics a déclaré que » 100 000 Hongrois de Transcarpatie souhaitent participer aux élections européennes « . Voilà qui promet.
De nos envoyés spéciaux Bogdan Bodnar et Marion Gauthier.