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Le 13 mai, en plein Paris, des individus tentent d’enlever la fille d’un patron d’une plateforme d’échanges de cryptomonnaies. © TF1

Pourquoi les entrepreneurs de cryptomonnaies sont victimes d’attaques en France: histoire d’un double fantasme…

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La France a connu une série d’agressions contre des professionnels du secteur «crypto» depuis le début de l’année. En cause notamment, les idées reçues qu’ils sont riches et que les transferts d’argent sont simplifiés.

Empreinte de société #7

Des meurtres sans fin d’Italiennes, de l’arnaque en ligne organisée depuis les confins de la Birmanie, des attaques au couteau devenues presque habituelles pour le citoyen allemand, une vague de résistance canadienne à un arrogant voisin, des agressions d’entrepreneurs français de cryptomonnaie… Un «fait divers» plus frappant que le tout-venant de la criminalité, la répétition en un temps réduit de délits semblables, ou une tendance sociale de plus en plus ancrée confrontent parfois une population à ce qui devient un phénomène de société. D’Afragola à Bielefeld, de Bangkok à Montréal, c’est ce qu’explore Le Vif cet été: des empreintes d’auteurs de délits à l’empreinte que leurs méfaits laissent sur la société. Et comment la prise de conscience de ces phénomènes en a changé, ou pas, les règles de vie.

Le décor est celui du 11e arrondissement de Paris, pas loin du cimetière du Père Lachaise. Trois hommes, vêtus de noir et cagoulés, sortent d’un combi blanc dans la rue Pache. Ils agressent une femme marchant sur le trottoir et tentent de l’embarquer à l’arrière du véhicule. Mais son compagnon et deux voisins s’interposent et font échouer le rapt. L’un des deux lance un extincteur, dont il s’était emparé en sortant de chez lui, en direction des agresseurs qui s’enfuient à toute vitesse. La scène de quelques secondes a été filmée; la vidéo diffusée. Le 13 mai, s’est déroulé l’épisode le plus spectaculaire de la vague d’attaques contre des entrepreneurs du secteur de la cryptomonnaie, ou de leurs proches, qui frappe la France depuis le début de 2025.

La dame agressée à Paris est la fille de Pierre Noizat, le fondateur de Paymium, une plateforme d’échanges de cryptomonnaies. Avant elle, David Balland, cocréateur de Ledger, une société spécialisée dans les portefeuilles physiques cryptoactifs sécurisés, et Dominique B., investisseur en cryptos et père d’un joueur de poker en ligne réputé, ont été la cible d’agresseurs, le 21 janvier et le 1er mai. Ils ont eu moins de chance que la fille de Pierre Noizat. Leur rapt a, dans un premier temps, réussi, et leurs geôliers ont pratiqué sur eux la torture: ils ont été amputés d’un doigt pendant leur détention.

En Belgique aussi

Ce modus operandi du rapt contre rançon en cryptomonnaies a trouvé Belgique sa première manifestation dans la séquence actuelle. Le 20 décembre 2024, l’épouse du crypto-millionnaire Stéphane Winkel est enlevée à Forest, en Région bruxelloise. Onze millions d’euros en bitcoins et en ethereums sont réclamés. Mais l’alerte immédiate de la police par l’homme d’affaires et la dextérité des agents envoyés à la poursuite des malfrats permettent leur neutralisation du côté de Bruges. Quatre hommes, dont un mineur, sont arrêtés. La captive est blessée mais libre.

La tentative d’enlèvement peut être étouffée dans l’œuf, comme dans le 11e arrondissement de Paris, entravée par la réaction rapide des proches et des forces de l’ordre, ou menée à son terme opérationnel. Ce sera encore le cas le 31 décembre 2024 avec la séquestration du père, de la mère et de la sœur de l’influenceur Switzy, installé à Dubaï et adepte de cryptos, et le 5 août 2025 quand un entrepreneur, qui séjournait à l’hôtel Peninsula dans le 16e arrondissement de la capitale française a été attaqué, enlevé et dépouillé d’un disque dur contenant deux millions d’euros en bitcoins.

Pourquoi ces spécialistes des monnaies numériques se font-ils ainsi agresser comme si une nouvelle mode de criminalité était lancée? «Il existe un fantasme selon lequel un utilisateur de cryptomonnaies est forcément riche, avance, comme début d’explication, Renaud Lifchitz, expert en cybersécurité et monnaies numériques. Mais avoir des cryptomonnaies, ce n’est pas forcément être riche. Un sondage de 2024 en France sur le patrimoine de leurs détenteurs en a estimé la moyenne à un montant entre 5.000 et 6.000 euros. On ne peut pas parler de richesse. Dix pour cent des Français possèdent des cryptos, c’est-à-dire six millions de personnes. Une infime partie seulement est aisée. La plupart des utilisateurs sont des jeunes qui mettent de l’argent de côté; ils ne sont absolument pas de riches capitalistes devenus millionnaires.» Et le spécialiste d’ajouter: «Cette vague d’enlèvements est également liée au prix du bitcoin, à la hausse ces derniers mois, ce qui a attisé les convoitises.»

«Il existe un fantasme selon lequel un utilisateur de cryptomonnaies est forcément riche.»

L’image de la crypto

Le secteur pâtit aussi de la réputation de la cryptomonnaie en tant que telle, selon Renaud Lifchitz. «Une idée reçue veut qu’elle soit utilisée pour blanchir de l’argent sale, pour alimenter différents trafics, etc.. Cette vision est battue en brèche depuis des années tant par les entreprises du privé que par des organismes publics comme Europol. Moins de 0,2% du flux des cryptomonnaies est illicite, soit presque 20 fois moins en pourcentage et environ 1.000 fois moins en volume que les estimations concernant les monnaies fiduciaires. La cryptomonnaie véhicule aussi l’idée que « parce qu’elle est numérique, il sera simple d’en déplacer de grandes quantités ». En réalité, la crypto fonctionne sur la blockchain, qui est un grand registre public sur lequel toutes les transactions sont ouvertes à tous, y compris aux forces de l’ordre. Tout transfert d’argent est donc visible immédiatement. L’argent y est beaucoup plus facilement traçable que dans le système bancaire classique. Dans ce dernier, dès que l’argent quitte le système bancaire Swift, il n’est quasiment plus traçable. Si, par exemple, je transfère de l’argent aux Seychelles, il passe dans un système totalement opaque et il est très difficile de le récupérer. Alors que les cryptomonnaies restent sur des blockchains et peuvent être tracées à tout instant. C’est pour cela que dans presque toutes les affaires récentes, les agresseurs ont échoué à dérober des cryptomonnaies», insiste l’expert en cybersécurité.

La maîtrise du système des monnaies numériques par les criminels est questionnée par l’échec des extorsions auxquelles les enlèvements sont censés aboutir. Une illustration éloquente en a été fournie, selon Renaud Lifchitz, dans l’affaire du rapt de David Balland, le patron de Ledger. Les négociateurs ont proposé aux ravisseurs un versement en stablecoins, des cryptoactifs adossés à l’euro ou au dollar qui disposent d’un «interrupteur logiciel». Les ravisseurs ont accepté. Le versement a été fait. Et le transfert a été bloqué grâce à ce dispositif. C’est sans doute pour cela que dans une affaire plus récente, celle du rapt de Dominique B., les auteurs ont réclamé que la rançon de huit millions d’euros soit versée via des plateformes connues comme hostiles à travailler avec la justice. Ce «perfectionnement technique» des criminels n’a pas empêché pour l’heure que la plupart des fonds utilisés dans ces affaires soient récupérés.

La crypto fonctionne sur la blockchain, ce qui permet de tracer aisément les transferts d’argent. © GETTY

Sur le mode du narcotrafic

A la méconnaissance, par les commanditaires, des mécanismes très encadrés des transferts de cryptomonnaies, s’ajoute une certaine forme d’amateurisme des exécutants des enlèvements. La plupart des dossiers des derniers mois ont donné lieu à des arrestations, en région parisienne, dans les Hauts-de-Seine au sud-ouest de Paris, près de Nantes, dans le Loir-et-Cher… Les mis en examen sont généralement jeunes, âgés de 18 à 25 ans, et apparaissent avoir été employés pour des opérations ponctuelles. «Cela donne l’image d’une criminalité du même type que celle liée au narcotrafic qui se serait adaptée au phénomène de la cryptomonnaie, analyse Renaud Lifchitz. Les exécutants sont plutôt des jeunes recrutés à la mission sur les réseaux sociaux ou les messageries chiffrées. Ils ne se connaissent pas entre eux. Ils changent d’une opération à l’autre. Ils ignorent l’identité du commanditaire. Leur objectif est de gagner de l’argent. Et, comme dans la criminalité liée au trafic de drogue, ils sont prêts à faire preuve d’une grande violence. Une tête de réseau fait le lien. Elle est un peu plus expérimentée et peut se trouver à l’étranger.»

Concrétisation dans les faits: le 4 juin, le ministre français de la Justice, Gérald Darmanin, a annoncé l’arrestation, à Tanger, d’un Franco-Marocain de 24 ans, Badiss Mohamed Amide B., «originaire des Yvelines (NDLR: département à l’ouest de Paris) et déjà condamné par la justice» française. Il est soupçonné d’être impliqué dans l’affaire du rapt de David Balland en janvier 2025, dans celle de l’agression d’une femme avec demande de rançon en cryptomonnaies à son fils en 2023, et potentiellement dans des attaques plus récentes, dont la tentative d’enlèvement dans le 11e arrondissement parisien. Cela en ferait donc le principal responsable des attaques contre des entrepreneurs en cryptos et leurs proches depuis le début de l’année.

Les modalités de ces attaques font penser à Renaud Lifchitz que la problématique ne concerne pas spécifiquement les entrepreneurs en cryptomonnaies, mais plus globalement les personnes aisées ou que l’on croit telles. Bref, «une criminalité qui va chercher l’argent où il se situe». Si c’est le cas, la vague d’agressions enregistrée depuis début 2025 serait en fait une extension du champ d’activités de la criminalité organisée. Et son fil conducteur serait la pratique de l’enlèvement plus que le ciblage des entrepreneurs en cryptomonnaies.

En janvier, David Balland, cocréateur de la société Ledger, et son épouse avaient été enlevés à leur domicile près de Vierzon. © BELGA

Ebauche de réponse politique

L’émotion suscitée par ces attaques et en particulier la vidéo du rapt avorté de Paris n’en ont pas moins imposé une réponse politique. Le ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a écouté en mai les revendications des acteurs du secteur. A ce stade, la réponse s’est limitée à des recommandations: réduire son exposition sur les réseaux sociaux, rester discret dans la sphère professionnelle et privée, protéger au maximum les comptes de cryptomonnaies, et prévoir un protocole en cas de situation de crise.

Les attentes des entrepreneurs de la cryptomonnaie sont évidemment plus grandes et naviguent entre la requête administrative accessible et la mesure préventive excessive. Pierre Noizat, créateur de Paymium, a réclamé une occultation ou une pseudonymisation de l’adresse personnelle des propriétaires dans le Registre de commerce des sociétés. Eric Larchevêque, cofondateur avec David Balland de la société Ledger et investisseur dans l’émission «Qui veut être mon associé?» de M6, a, lui, demandé que les entrepreneurs en cryptomonnaies puissent porter des armes de catégorie B, soit des engins déjà assez puissants.

La nature des mesures de fond qui pourraient être prises par le gouvernement français, généralement jugé très proactif dans la répression des criminels, dépendra sans doute aussi de la pérennité de ses attaques dont le «rendement» pour leurs auteurs semble pour le moins mitigé. La vague d’attaques n’en pose pas moins de vraies questions, dont celle soulevée par la journaliste et autrice du livre No crypto. Comment Bitcoin a envoûté la planète (Divergences, 2023), Nastasia Hadjadji, qui, sur LCI, s’interrogeait sur le paradoxe d’entrepreneurs défiants envers l’institution étatique et la monnaie qui n’en réclament pas moins à l’Etat de les protéger…

Ce qui a changé

• Le gouvernement français conseille aux entrepreneurs de cryptomonnaies d’être discrets et de protéger au maximum leurs comptes cryptos.

• Le gouvernement va mettre en place «une collaboration renforcée avec les forces de sécurité intérieure pour mieux protéger les professionnels du secteur « crypto » et leurs proches». Il leur sera proposé un accès prioritaire au numéro d’appel d’urgence 17.

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