Coauteur d’une étude sur les motivations de la diaspora française musulmane, Olivier Esteves met en exergue la réticence de la France à reconnaître l’islamophobie.
Olivier Esteves est maître de conférences en civilisation des pays anglophones à l’université de Lille et spécialiste des questions raciales. Avec Alice Picard et Julien Talpin, il a mené la première enquête sociologique sur le départ des musulmans français et leurs motivations. Elle a donné lieu à l’ouvrage La France, tu l’aimes mais tu la quittes (Seuil) paru en 2024. La haine antimusulmane y joue un rôle majeur.
Dans votre livre, vous écrivez que «la France se singularise par sa réticence, voire son hostilité, à reconnaître la spécificité de l’islamophobie comme forme de racisme». Comment l’expliquer?
Un historien mauricien, Sudhir Hazareesingh, a écrit un livre intitulé How the French Think. An Affectionate Portrait of an Intellectual People (Penguin Press, 2016) dont le titre est traduit en français par Ce pays qui aime les idées (Flammarion). En France, on est très intéressé par les enjeux, les questions, les débats, les controverses… Le refus de reconnaître l’islamophobie est une illustration que les Français aiment bien débattre de questions théoriques. Dans le livre, nous disons que si tout le monde s’accordait sur les mots de «racisme antimusulman», cela ne nous poserait aucun problème. Mais il se trouve que dans les sciences sociales un peu partout dans le monde, on parle d’islamophobie. Donc, reconnaissons ce terme-là. Journaliste à France Inter et à Libération, Thomas Legrand qui, pendant des années, a refusé de l’utiliser parce que le terme, selon lui, confondait la détestation d’une religion avec la haine d’un groupe social et religieux, a publié une tribune dans Libération à la suite de l’assassinat d’Aboubakar Cissé pour dire qu’il parlerait dorénavant d’islamophobie. La première occurrence du terme apparaît, au début du XXe siècle, dans le chef d’un administrateur colonial en Algérie. Il l’explique grosso modo comme ceci: «Il faut envoyer un certain nombre de signaux positifs envers des forces de l’islam en Algérie, sinon on va basculer dans l’islamophobie et cela causera des torts à l’administration coloniale.» Il voulait éviter que les Algériens se révoltent contre la tutelle coloniale. Ce fait historique infirme l’idée, véhiculée par l’ancien Premier ministre Manuel Valls et par l’éditocrate Caroline Fourest, selon laquelle l’islamophobie aurait été inventée par des mollahs iraniens pour taire toute critique de l’islam.
«La France n’est pas tant une république laïque qu’une république catho-laïque.»
Qu’est-ce que ce refus de reconnaissance de l’islamophobie dit de la société et de la classe politique françaises?
Indirectement, il éclaire la position de la France sur l’antisémitisme. Si on analyse son étymologie, l’antisémitisme est un concept complètement obsolète parce qu’il renvoie en fait à l’hostilité d’un peuple sémite qui est complètement fantasmé. C’est Ernest Renan (NDLR: écrivain et philosophe, 1823-1892) au XVIIe siècle qui fantasme un peuple aryen parfait et qui l’oppose aux populations sémites, les Arabes, les Juifs, les Phéniciens, les Araméens… Que l’on ait continué à utiliser le terme d’antisémitisme me paraît problématique, mais il est tellement enraciné que personne n’imaginerait le changer. Cela ne me choque pas qu’on l’utilise. Mais se refuser dans le même temps à employer le terme «islamophobie», c’est cela qui est problématique. Cela étant, la focalisation franco-française sur l’antisémitisme est aussi liée au régime de Vichy et à «ce passé qui ne passe pas». Un politiste américain, Erik Bleich, a écrit Race Politics in Britain and France. Ideas and Policymaking since the 1960s (Cambridge University Press, 2003). Il raconte bien comment après 1945, la France a été profondément marquée par l’antisémitisme compte tenu de sa culpabilité par rapport au régime de Vichy. A contrario, la Grande-Bretagne, qui n’a pas été envahie par l’Allemagne nazie et qui n’a pas collaboré, a une approche de l’antiracisme qui, à partir des années 1960, est complètement empirique. Elle s’efforce de déterminer qui, sur son sol, n’est pas blanc, chrétien, européen, quelles sont leurs difficultés, si elles sont discriminées sur le marché du travail, dans l’accès au logement… En revanche, en France, jusqu’à très récemment, les politiques sur l’antiracisme se limitaient presque à un débat sur l’antisémitisme. L’enjeu démographique est tellement devant notre figure que personne ne le voit. Le gouvernement et un certain nombre de médias refusent de parler d’islamophobie et évoquent plutôt l’antisémitisme. Je ne dis pas que l’antisémitisme n’existe pas. Il existe, bien évidemment. Mais il faut se rendre compte que si un musulman est exposé en France à l’islamophobie autant qu’un Juif en France l’est à l’antisémitisme, démographiquement, l’islamophobie est une question dix fois plus importante que l’antisémitisme. Grosso modo, il y a cinq millions de musulmans en France et environ 500.000 Juifs.
Est-ce à dire qu’entretenir le débat sur cette question a pour objectif de masquer la réalité de la haine antimusulmane?
Oui. C’est un des effets de cette surfocalisation très française sur des enjeux théoriques. Mais si on parle d’islamophobie et d’antisémitisme, il faut avant tout voir ce qu’ils font aux corps musulmans et juifs, à leur esprit, à leur santé mentale, lorsque des mosquées ou des synagogues sont taguées, lorsque des femmes portant un hijab sont agressées dans la rue et qu’on leur crache dessus. Ce sont des choses très concrètes. Il faut placer la focale sur les conséquences pour les personnes au lieu de les occulter. Une deuxième tragédie s’ajoute à celle des deux meurtres islamophobes. C’est une tragédie symbolique: Aboubakar Cissé tué à La Grand-Combe était Malien, et le coiffeur Hichem Miraoui, tué à Puget-sur-Argens, était Tunisien. Pour le Rassemblement national, pour Eric Zemmour, mais aussi pour plein de Français et de Françaises, cela conforte l’idée que l’islam est une religion de l’étranger, qui n’appartient pas à la France.
«En France, la laïcité est devenue en quelque sorte un cache-sexe islamophobe.»
La lenteur de la réaction du ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau, en particulier après le premier meurtre, a été critiquée. La classe politique est-elle trop frileuse dans la dénonciation de la haine antimusulmane?
On a affaire avec le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, comme avant avec son prédécesseur Gérald Darmanin, en charge désormais de la Justice, à des ministres qui occupent le terrain du Rassemblement national, soufflent sur les braises islamophobes, et après, regrettent publiquement tel ou tel meurtre en veillant toujours à ne pas envoyer des signaux qu’ils pensent être potentiellement critiqués par leur électorat. On va dire que «c’est dégueulasse» mais on n’ira pas voir la famille de la victime. Il faut y voir une fracture politique à dimension religieuse. Bruno Retailleau est un catholique traditionnel réactionnaire qui illustre la «catho-laïcité» de la France. La France n’est pas tant une république laïque qu’une république catho-laïque. Monsieur Retailleau n’a aucun intérêt à défendre la laïcité telle qu’elle se déploie dans la loi de 1905 (NDLR: loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat). Jusqu’en 2000, il aurait été inimaginable que quelqu’un avec son profil s’empare de la laïcité. Mais la laïcité en France est devenue, en quelque sorte, un cache-sexe islamophobe, une manière d’affirmer des choses négatives sur les musulmans en disant des choses positives sur la laïcité. C’est aussi une fracture sociale. Bruno Retailleau est élu par des gens qui sont bourgeois, blancs, d’un certain âge et qui ne vivent pas dans la France d’Aboubakar Cissé et d’Hichem Miraoui.
La laïcité telle qu’elle est conçue par ces catholiques-conservateurs est-elle un frein à la prise en compte de la haine antimusulmane?
Consultez les archives numériques du Monde depuis 1945. Faites une recherche avec les mots clés «islam» et «laïcité». Avant 1989 et la première affaire du voile à Creil, il y a très peu d’occurrences avec les deux mots. Et elles parlent principalement de l’Egypte, de la Tunisie, de la Turquie… A partir de 1989, on assiste à une augmentation exponentielle des occurrences des deux mots dans le même article, et là, on commence à parler de la France. Cela progresse tout le temps. Dans l’information de tous les jours, il est beaucoup plus acceptable de dire qu’on est très attaché à la laïcité que de déclarer que les musulmans ne veulent pas s’intégrer. Tragiquement, depuis les attentats djihadistes de 2015 et 2016 et l’assassinat du professeur Samuel Paty en 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, la République française s’est coincée dans un catéchisme de la laïcité. Pour ses promoteurs, le discours que je vous tiens est hérétique, presque au sens religieux du terme. Mes deux filles vont à l’école publique. Y sont organisés des semaines de la laïcité, des jeux de la laïcité… C’est un gag. La laïcité, cela veut dire la liberté. Or là, c’est un catéchisme. Il serait beaucoup plus important d’enseigner aux élèves l’esprit critique plutôt que de participer à ce catéchisme.
La haine antimusulmane est-elle le moteur de la décision de musulmans diplômés de quitter la France, au cœur de votre livre?
C’est un vecteur principal. Nous avons étudié les raisons du départ auprès de 1.071 personnes qui ont répondu intégralement à nos questions. Nous leur avons soumis quatorze motivations. A côté de «pour apprendre une langue étrangère», «pour créer mon entreprise», «pour étoffer mon CV», «pour profiter d’une météo plus clémente», il y en avait deux directement liées à des enjeux d’islamophobie: «pour fuir le racisme et les discriminations» et «pour vivre ma religion sereinement». Chaque participant pouvait cocher quatre motivations. Les deux raisons les plus souvent pointées ont été les deux liées aux discriminations. C’est donc un élément crucial. Autre paramètre important, on s’est rendu compte, dans les entretiens menés, qu’il y avait une minorité substantielle de personnes, entre 15% et 20%, qui disaient ne pas s’identifier à l’islam mais être identifiées par autrui –des recruteurs, des gens dans la rue– comme étant musulmanes. C’est un racisme indirect. Enfin, on a aussi observé un phénomène a posteriori. Certains nous ont dit en substance: «J’avais un boulot intéressant en France, mais j’ai eu la possibilité pour la même entreprise d’aller au Royaume-Uni ou au Canada. Je ne suis pas parti pour des raisons de racisme, de discrimination ou d’islamophobie. Mais depuis que j’habite au Canada ou au Royaume-Uni, je considère comme anormales des situations vécues en France et que je considérais comme normales lorsque j’y habitais.» Il y a ce retour d’expérience: on va «débanaliser» des actes, souvent liés à des réflexes, des blagues, des commentaires islamophobes, qui étaient devenus banals en France. Nous avons constaté ce sentiment au cours de deux entretiens menés avec un témoin de Dunkerque et un autre de Lille. Ils ont vécu à Bruxelles pendant cinq ou six ans. Le premier, ingénieur en informatique, nous a dit: «Bruxelles est à 150 kilomètres de Dunkerque. Quand je m’y suis installé, c’était une autre planète.» Il évoquait à la fois la différence entre la France et la Belgique et la différence entre une ville de taille moyenne postindustrielle qui souffre beaucoup économiquement, et une métropole globale comme Bruxelles.
Quel rôle joue la parole médiatique décomplexée dans cette haine antimusulmane?
C’est central. Un certain nombre de personnes nous ont dit ne pas avoir de problème avec les gens, mais en avoir avec les politiques et les médias. En cause, par exemple, ce ping-pong rhétorique toxique entre Bruno Retailleau et les médias. Le ministre fait une déclaration; elle est reprise par les médias; ceux-ci lancent une polémique; Retailleau réagit… J’aurais pu citer Nicolas Sarkozy, Manuel Valls, Marine Le Pen, même Jacques Chirac…
Pourrait-il y avoir après ces meurtres une prise de conscience de la gravité du phénomène de la haine antimusulmane en France?
Je suis assez pessimiste. J’ai bien peur que ces deux meurtres fassent «boule de neige» et qu’il y en ait d’autres. Je crains aussi que très vite, une autre polémique sur l’islam émerge, sur les repas halal ou sur le burkini, et qu’elle conduise à passer à autre chose pour voir à nouveau les musulmans comme «le» problème plutôt que des personnes à qui il arrive des problèmes qui ne devraient pas arriver.