Le Premier ministre suspend la réforme des retraites. C’est la rupture attendue par le Parti socialiste. L’adoption d’une motion de censure est –provisoirement– écartée.
Un reniement et un jeu d’équilibriste. C’est l’exercice auquel s’est prêté Sébastien Lecornu, le 14 octobre à l’Assemblée nationale lors de sa Déclaration de politique générale de Premier ministre renommé, avec l’espoir de se maintenir à Matignon plus que les 30 jours de son mandat initial.
Le reniement a été opéré sur la réforme des retraites entérinée au forceps le 17 mars 2023 après le recours à l’article 49.3 de la Constitution qui autorise l’adoption d’un texte sans vote mais expose à une motion de censure du gouvernement. Le Premier ministre a proposé la suspension de la réforme jusqu’à l’élection présidentielle de 2027. Elle concerne tant la mesure d’âge (le passage progressif de 62 à 64 ans) que la durée de cotisation. Elle répond surtout à une demande insistante du Parti socialiste qui s’était opposé à la réforme, à côté de toutes les formations de gauche et du Rassemblement national, en 2023.
Pour forcer un peu plus la main aux socialistes afin qu’ils ne se rallient pas aux motions de censure déposées par l’extrême droite et La France insoumise contre le gouvernement, Sébastien Lecornu a ajouté dans la manne des cadeaux précoces de fin d’année une proposition de «hausses d’impôts ciblées et exceptionnelles pour certaines très grandes entreprises» et la création d’«une contribution exceptionnelle des grandes fortunes».
La «carte blanche» que Sébastien Lecornu a affirmé avoir reçue d’Emmanuel Macron n’était pas que de l’esbroufe.
Rétablir la confiance
Jeu d’équilibriste aussi de la part de Sébastien Lecornu parce qu’il a dû rassurer dans le même temps les députés de droite du parti Les Républicains, qui se seraient émus d’un excès de taxation des très riches, et ceux des formations du Bloc central, y compris la sienne, qui auraient été heurtés par l’abandon en rase campagne d’une réforme emblématique du second mandat d’Emmanuel Macron. «Suspendre pour suspendre n’a aucun sens. Cette suspension doit installer la confiance nécessaire pour bâtir de nouvelles solutions», a insisté le chef du gouvernement. Il a assuré dans la foulée qu’il n’endosserait pas un résultat qui mettra en cause la crédibilité du pays.
Sébastien Lecornu deuxième version a donc réussi un double pari. Il avait été nommé la première fois en promettant la rupture sur le fond comme sur la forme. La tentative s’était soldée par un échec. Le changement partiel de méthode, avec le renoncement au recours à l’article 49.3, n’avait pas réussi à masquer l’absence de rupture sur le fond. Aucun geste n’avait été opéré en direction du Parti socialiste, un soutien nécessaire pour forger un pacte de non-censure.
Ostensiblement, la séquence qui a vu la démission du Premier ministre, la demande du président qu’il poursuive sa recherche d’un terrain d’entente entre forces de droite, du centre et de gauche modérée, et le constat qu’en avait tiré Sébastien Lecornu qu’un chemin de sortie de crise était possible, a provoqué un revirement dans l’esprit d’Emmanuel Macron. La «carte blanche» que le Premier ministre renommé a affirmé avoir reçue de lui n’était pas que de l’esbroufe pour gagner du temps et tromper une nouvelle fois la galerie. On ne sait pas si c’est le président qui s’est alarmé de la dissolution inéluctable aux conséquences néfastes pour le pays à laquelle conduisait son intransigeance ou si c’est le Premier ministre qui a forcé son mentor à bouger sur le mode «moi ou le chaos». Toujours est-il que la donne a incontestablement changé. Et d’un projet de budget quasi similaire à celui présenté par son prédécesseur François Bayrou, le nouveau Premier ministre est passé à un programme attrayant pour la gauche modérée. Difficile en effet de rejeter d’un revers de la main une suspension de la réforme des retraites tant honnie, même si son abrogation n’est pas forcément au bout du processus, et d’une forme de taxation des plus riches, même si elle n’équivaut pas à la taxe Zucman.
Dissensions à droite
En annonçant le 14 octobre renoncer à voter la censure du gouvernement, les dirigeants socialistes, saluant «une première victoire», ont donc été cohérents avec leur discours. Ils placent leurs anciens alliés du Nouveau Front populaire, les écologistes, les communistes et les insoumis en position délicate au regard de ce que penseront leurs électeurs de leur rejet de ces avancées sociales. La menace pour Sébastien Lecornu pourrait dès lors venir du camp de la droite, mécontents de ce virage à gauche consacré par la suspension de la réforme des retraites qualifiée d’«incompréhensible» par le président des Républicains, Bruno Retailleau, après que le chef des Républicains à l’Assemblée nationale, Laurent Wauquiez, a annoncé que les députés LR ne voteraient pas la censure… Mais le dépit de certains responsables de la droite ne devrait sans doute pas justifier de perpétuer la crise politique de ces dernières semaines.
Priorité au Parlement
«Le gouvernement propose; nous débattons; vous décidez», a martelé à plusieurs reprises le Premier ministre français lors de la Déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale le 14 octobre. Ce faisant, il a semblé prendre conscience du rôle central de la Chambre des députés et du Sénat dans l’exercice du pouvoir, qui plus est en période d’absence de majorité absolue du gouvernement. Un rôle évident, mais dont la perception a paru faire défaut ces dernières années, notamment en regard du recours à l’article 49.3.
«Le gouvernement présente le budget qu’il estime souhaitable. Le Parlement l’examine, le discute, le modifie. C’est sa liberté, a indiqué concrètement Sébastien Lecornu. Et sans 49.3, sans majorité absolue, le Parlement aura le dernier mot. C’est sa responsabilité. Et nous devons lui faire confiance, nous ne devons pas en avoir peur. A vous de saisir ce pouvoir qui est une chance. Un bel exercice de responsabilité pour montrer à toutes celles et à tous ceux qui en doutent que la démocratie représentative n’est pas morte et que l’Assemblée nationale et le Sénat restent l’endroit du pouvoir de décision, du pouvoir d’agir.» Difficile de faire mieux comme valorisation du rôle des parlementaires. Sébastien Lecornu, au-delà de ses propres convictions, espère qu’ils sauront lui être gré.