Le gouvernement français engage une épreuve de force avec la plateforme d’e-commerce. Mais les conséquences sur le pouvoir d’achat, les intérêts économiques et l’enjeu européen pèsent lourd dans la bataille.
C’est le type même de dossier à tiroirs. L’implantation d’un magasin physique de la plateforme d’e-commerce chinoise Shein dans une vitrine emblématique du commerce parisien, le BHV (Bazar de l’Hôtel de ville), suscite d’abord l’incompréhension. N’est-ce pas là introduire un cheval de Troie de la fast fashion dans l’univers sélect de la mode française? Ensuite, la révélation par la revue 60 millions de consommateurs de la mise en vente sur le site de Shein de poupées sexuelles d’enfants remet en lumière non pas la concurrence déloyale ou la non-conformité mais l’illégalité manifeste de certains produits proposés par la plateforme. Le gouvernement français engage alors une procédure de suspension. Enfin, le rappel de la conclusion récente d’un partenariat entre La Poste et un autre géant de l’e-commerce chinois, Temu, souligne qu’une éventuelle suppression des activités de Shein, Temu ou AliExpress ne serait pas sans conséquences pour un pan de l’économie française, en dépit du tort causé par ce mode de consommation au secteur du commerce de détail, en particulier celui de la mode…
Les récriminations contre les plateformes d’e-commerce, chinoises ou autres, sont connues. «Ces importations violent les droits des consommateurs de l’Union européenne, notamment les règles en matière de sécurité des produits. Les plateformes contournent nos normes de droit du travail ainsi que nos objectifs environnementaux. Enfin, elles nuisent aux places de marché européennes et à l’ensemble des fabricants européens –qui, eux, respectent les normes sociales et environnementales–, et créent donc des conditions de concurrence déloyale», détaille le député européen français Pierre Jouvet, dans une note pour la Fondation Jean Jaurès, «Essor des plateformes d’e-commerce chinoises: le consommateur européen à la croisée des chemins». Il va jusqu’à parler d’«offensive prédatrice du modèle européen».
Illustration de ces violations par une opération «coup de poing» menée par la douane française, sous la supervision de la ministre de l’Action et des Comptes publics, Amélie de Montchalin, et du ministre des PME, du Commerce, de l’Artisanat, du Tourisme et du Pouvoir d’achat, Serge Papin. Les douaniers ont entrepris de contrôler les colis de Shein arrivés les 5 et 6 novembre à l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, à Roissy. «Lors d’une précédente opération, 80% des articles n’étaient pas conformes à nos normes», ont précisé les ministres. La mission d’inspection devrait durer un mois, ce qui situe les moyens qui devraient être mis en œuvre si un contrôle sérieux devait être exercé dans la durée. En février 2024, testachats, en Belgique, a analysé 28 produits mis en vente sur la plateforme Temu. Tous ont été considérés «dangereux et de mauvaise qualité».

Le pouvoir des plateformes
Devant le tollé suscité par la vente de poupées pédopornographiques, le gouvernement français a voulu frapper fort en engageant une procédure de suspension de Shein, provisoirement… suspendue. La plateforme chinoise a aussitôt fait profil bas. Son directeur, Donald Tang, a proclamé son «engagement indéfectible à respecter toutes les lois françaises». Le site a fermé son market place, section où des entrepreneurs indépendants peuvent vendre leurs produits et sur laquelle étaient proposées les poupées, et a promis de coopérer avec la justice française en cas de poursuites contre les acheteurs de l’objet délictueux. Mais cette attitude «bienveillante» semble être la technique adoptée par la plateforme en situation de gestion de crise. Elle a été utilisée envers la Commission européenne quand celle-ci a adressé des demandes d’informations à Shein en juin 2024 et février 2025. Le scandale actuel démontre qu’elle ne s’est pas amendée.
«Les consommateurs seront les premières victimes si les pouvoirs publics ne proposent pas des politiques sociales plus fortes.»
Les dirigeants de Shein sont sans doute conscients de disposer d’atouts dans leur confrontation avec les autorités françaises et européennes. Interdire, restreindre ou taxer davantage les activités de plateformes d’e-commerce comme Shein ou Temu répondrait, certes, aux attentes des fédérations du négoce de détail ou du secteur de la mode et aux aspirations des défenseurs du commerce équitable et de l’environnement. Mais pareille décision aurait aussi des retombées moins souhaitables. Le pouvoir d’achat de nombre de consommateurs en serait affecté. C’est la raison pour laquelle Pierre Jouvet souligne que «les consommateurs se sentiront les premières victimes des sanctions à l’égard de ces plateformes si les pouvoirs publics nationaux ne proposent pas des politiques sociales plus fortes pour réduire la pauvreté». Difficile de ne pas considérer en effet que leur succès ne correspond pas à une demande d’une partie de la population guidée également par des contraintes économiques.
Autre effet néfaste, les conséquences économiques sur les secteurs du transport (via les aéroports) et de la distribution. «La Poste ne contribue pas à l’augmentation des marchandises chinoises en France», s’est ainsi défendu l’opérateur historique français pour justifier son partenariat avec Temu. Entendez: les colis sont déjà présents sur le sol français quand elle est amenée à les livrer. Vingt pour cent de ceux-ci proviennent aujourd’hui de l’e-commerce chinois contre 5% en 2020. De surcroît, une prohibition limitée à la France pourrait être contournée par un repli de ces plateformes sur des aéroports de pays voisins, dont celui de Liège, avec le concours d’opérateurs étrangers pour la distribution des produits à livrer. Pas vraiment un gain pour l’économie française.
Cette perspective concrète illustre en réalité la nécessité d’une prise de décision à l’échelon européen. «La France veut aller vite, ce qui se comprend, mais la réponse doit venir de l’Union européenne, explique en substance Yves Petit, professeur à l’université de Lorraine et directeur du Centre européen universitaire de Nancy. L’UE temporise parce que tous les Etats membres n’ont pas la même position et qu’elle prend en compte ce sujet dans un cadre plus large, celui de l’état actuel du commerce mondial à l’aune des droits de douane de Donald Trump.» Ses relations plus tendues avec les Etats-Unis de Donald Trump n’autorisent sans doute pas, pour le moment, l’Union européenne à se fâcher avec la Chine. Pour autant, cela ne devrait pas l’empêcher de faire respecter par les plateformes chinoises les règles que celles-ci se sont engagées à suivre.
Des chiffres faramineux
En 2024, 4,6 milliards d’articles du commerce électronique d’une valeur inférieure au seuil de franchise européen de 150 euros ont été importés dans l’Union européenne, soit douze millions de petits colis par jour. C’est deux fois plus qu’en 2023 (2,3 milliards), année où la proportion des produits venant de Chine dans ce décompte était de 80%. Rien qu’en France, la plateforme Shein enregistre 4,4 millions de visites par jour. Une nouvelle plateforme chinoise, JoyBuy, inaugurée fin octobre, ambitionne, en outre, de concurrencer Amazon sur un créneau plus haut de gamme. Le chiffre d’affaires de l’e-commerce dans son ensemble était estimé en France à 160 milliards d’euros en 2024.