La place des plateformes d’e-commerce dans l’économie chinoise est mineure. Ce sont des sociétés comme BYD et Huawei qui doivent surtout inquiéter les Européens, estime le spécialiste de la Chine, Marc Laperrouza.
Et si les polémiques qui mobilisent les autorités françaises contre Shein et Temu étaient secondaires par rapport à la menace des grands groupes chinois qui concurrencent les Européens dans le haut de gamme? Analyse des enjeux de cette confrontation avec Marc Laperrouza, maître d’enseignement et de recherche à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et spécialiste de la Chine.
Quelle est l’importance des plateformes d’e-commerce comme Shein et Temu dans l’économie chinoise?
Elle est mineure en pourcentage du PIB. Le plus important est l’innovation que ces plateformes apportent. Au vu de la bataille en cours en France, elles questionnent aussi nos modes de consommation. Les consommateurs sont partagés entre l’intérêt d’acheter bon marché, de manière instantanée, et la perception tout de même que les conditions de production des produits vendus sur ces sites ne sont pas idéales. D’un côté, on peut considérer que Shein et Temu ne font que «répondre au marché». Elles utilisent pour cela tous les stratagèmes –applis ludiques, gamification– qu’ont employés avant elles les entreprises américaines pour capturer les clients. De l’autre, on sait que pour que leur chaîne d’approvisionnement soit efficiente, elles imposent des conditions de travail extrêmement difficiles à tous leurs sous-traitants. A partir de 1978, le gouvernement chinois a étudié les manières de faire redécoller son économie. Dans la foulée, les sociétés ont expérimenté des modèles de production. Seules les plus productives ont subsisté, ce qui implique souvent des conditions de travail difficiles.
Ces plateformes sont-elles subventionnées par l’Etat chinois?
Elles ne sont pas subventionnées directement. Les subventions sont plutôt orientées vers des entreprises actives dans des secteurs stratégiques, comme les semi-conducteurs, la biotechnologie ou l’intelligence artificielle. Shein et Temu ne sont que des plateformes, extrêmement efficaces, qui exploitent –j’utilise le terme à dessein– le tissu économique chinois constitué d’une multitude de PME. Celles-ci sont dirigées par des entrepreneurs qui ont fait de petits investissements dans des usines de production de vêtements, doivent les rentabiliser, et sont prêts à travailler peut-être à perte ou juste pour rembourser les prêts qui ont servi à financer l’achat des machines. C’est aussi le signe d’un désespoir économique. Dans le sud de la Chine, on assiste en outre à un processus d’automatisation dans de grandes entreprises technologiques comme Foxconn. Dès lors, dans ces secteurs, l’emploi à forte intensité de main-d’œuvre, ou pour le dire autrement mal payé, est en train de disparaître. Les travailleurs peu qualifiés ont de moins en moins le choix.
Des législations peuvent-elles combattre les dérives de ces plateformes?
La réglementation est importante. Mais le résultat est incertain. Vous avez beau interdire un certain nombre de choses, si les gens veulent acheter, ils trouveront la manière de contourner les interdictions et les entreprises trouveront d’autres moyens de vendre. Il faut effectivement s’assurer que la chaîne de production de ces plateformes soit la plus éthique possible. Il faut peut-être réfléchir à une taxation pour éviter du dumping social. Mais au-delà, il faut essayer d’éduquer les consommateurs. Vous pouvez aussi mettre en place une réglementation sur la base de la provenance de Chine, comme les Américains le font. Mais les industriels chinois sont extrêmement malins. Une partie de la production du sud de la Chine a été délocalisée vers le Vietnam. Les produits ne sont plus made in China…
«Il faut produire beaucoup de sandalettes pour arriver au chiffre d’affaires du secteur des voitures électriques.»
Que vous inspire le bras de fer entre les autorités et Shein en France?
De nombreuses sociétés ont adopté le modèle des plateformes. On a beaucoup déploré cette évolution. Aujourd’hui, Shein fait l’inverse. C’est intéressant. Alors que des sociétés continuent de se retirer du retail physique, la plateforme, elle, l’investit. La thématique de mon cours, la semaine dernière, était «Ils arrivent», à propos de l’investissement chinois à l’étranger. Les entreprises chinoises essaient de passer de «produits sans nom» à des marques. Shein est une marque mais elle n’a pas de production propre. Si elle commençait à intégrer des producteurs européens, elle serait confrontée au problème du niveau de prix que ceux-ci pourraient proposer. Les consommateurs de Shein ou de Temu veulent pouvoir acheter un produit à sept ou à dix euros. Dans le domaine du textile, il serait impossible pour des producteurs européens, s’il en reste encore, de rivaliser au niveau des prix. On pourra peut-être commencer à rivaliser avec ces plateformes si on réfléchit sur le long terme. Si le consommateur se dit que, finalement, il est préférable d’acheter un tee-shirt à 50 euros qui dure dix ans plutôt qu’un à dix euros à jeter après six mois, alors ces plateformes perdront de leur attrait. Mais tout le monde ne comprend pas la notion de long terme. On doit composer avec cette obsolescence émotionnelle. Dans les années 1930, on a inventé l’obsolescence technologique pour sortir de la grande crise. Les responsables du marketing ont depuis lors très bien compris ce qu’est l’obsolescence émotionnelle.
Les Chinois font aussi preuve d’une grande réactivité…
Cette réactivité n’est pas «génétique». Elle découle du fait que la concurrence entre les agents économiques en Chine relève de l’ultracompétitivité. Cela demande une résilience et une proactivité importantes. Le turn-over des modèles d’entreprises actives dans le secteur de la fast-fashion est phénoménal. A l’inverse, des entreprises comme BYD ou Huawei ont quitté ce terrain-là. Elles ne sont plus dans le bon marché. Elles ont compris que la propriété intellectuelle avait de la valeur, que les marges étaient nettement plus intéressantes dans les produits hauts de gamme. C’est cela qui embête surtout l’Europe et les Etats-Unis. Cela fait quinze ans que la Chine devient de plus en plus performante dans le haut de gamme. Ce n’est pas pour cela qu’elle a laissé de côté le très bas de gamme. Mais de la sorte, elle prend ses rivaux commerciaux en tenaille.
A l’échelle de l’économie chinoise, des secteurs comme celui des voitures électriques sont-ils beaucoup plus stratégiques que les plateformes d’e-commerce?
Il faut produire beaucoup de robes et de sandalettes pour arriver au chiffre d’affaires du secteur des voitures électriques. En volume et aussi en perspectives d’avenir, c’est incomparable. La Chine n’a jamais caché son modèle de croissance. La politique industrielle était très claire. Les plans quinquennaux sont publics. Jamais personne n’a pu ignorer ni les ambitions ni les objectifs du gouvernement chinois. Les Américains et les Européens se sont peut-être mentis trop longtemps. Ils ont été très contents de délocaliser leur industrie en Chine pour avoir accès au marché chinois, à la main-d’œuvre pas chère… Le deal était, là aussi, clair: transfert de technologies contre accès au marché. Jamais personne n’a forcé la main aux grands industriels du monde d’aller s’établir en Chine. Ils l’ont fait de leur plein gré. Ces gains de productivité ont fait aussi que ces entreprises ont pu délivrer des dividendes, nourrir des fonds de pension, et donc payer des retraites d’un certain nombre de personnes. L’imbrication des économies mondiales fait que les effets d’un changement se répercutent à plusieurs niveaux et qu’il est rarement facile de mettre en place une politique qui ne crée pas de perdants.