A Corleone, village rendu célèbre par le roman Le Parrain, de Mario Puzo, la Pieuvre est toujours là. © MELANIA MESSINA

En Sicile, « des fermiers contre la Mafia » : comment la société se mobilise face à la pègre

Le Vif

En Sicile, de courageux entrepreneurs cultivent les terres saisies naguère à Cosa Nostra et vendent leur production dans des magasins de Palerme.

Approchez de Corleone, dans le nord-ouest de la Sicile, et vous ne verrez que lui – un massif rocheux posé sur l’horizon, qu’une hache céleste aurait taillé à la verticale, formant des à-pics vertigineux. Longtemps, les Siciliens ont craint le Rocca Busambra. Dans les années 1950, racontent les aînés, on entendait souvent des cris terribles, à la nuit tombée, s’échapper des entrailles de la montagne.

Toute légende contient sa part de vérité. Celle-ci n’y échappe pas. Lorsqu’ils voulaient se débarrasser d’un gêneur, les mafiosi locaux l’emmenaient sur le Rocca. Ils l’attachaient à une chèvre vivante et les précipitaient dans une crevasse. Les bêlements de l’animal couvraient ses appels de détresse et dissuadaient les curieux d’approcher. Souvent, les victimes étaient des fermiers qui avaient osé se rebeller contre les grands propriétaires terriens. A l’époque, les paysans vivaient en quasi- servage : afin d’échapper à l’emprise de leurs maîtres, ils se regroupaient au sein de coopératives au risque de payer de leur vie cette audace.

Contrairement à leurs parents, les jeunes rejettent la culture du racket

De nos jours, Cosa Nostra ne jette plus les fermiers au bas du Rocca et les pleurs de la montagne ont cessé. La Mafia n’en reste pas moins très présente. Le village de Corleone n’a pas seulement donné son nom au personnage du roman de Mario Puzo, Le Parrain, il a aussi vu naître plusieurs chefs de la pègre, dont les tristement célèbres Toto Riina et Bernardo Provenzano. Aujourd’hui, les deux boss sont morts, mais la Pieuvre est toujours là, tapie dans l’ombre.  » Le dernier meurtre a eu lieu il y a sept ans. Un éleveur de poules s’est fait descendre parce qu’il n’avait pas payé le pizzo, la dîme dont les commerçants s’acquittent auprès du « protecteur » mafieux « , raconte Calogero Parisi. La voix brûlée par le tabac, la barbe drue, cet ancien habitant de Catane, âgé de 52 ans, s’est installé à Corleone en 2008. Son projet : transformer en cultures bio des terres confisquées à la Mafia. Depuis 1996, une loi permet en effet d’attribuer des biens criminels saisis par la justice à des associations culturelles ou sociales. De nombreux appartements ont ainsi été confiés à des structures d’accueil pour personnes défavorisées – familles pauvres, migrants – ou à des clubs de jeunes.

Comment les terrains agricoles sont-ils attribués ? Tout bien saisi fait l’objet d’un appel public. Le projet le plus crédible l’emporte, et l’heureux élu doit constituer une coopérative agricole. Les terres lui sont alors confiées pour dix ans renouvelables.  » Notre idée consistait à accueillir des jeunes et à les faire travailler sur des cultures biologiques, expose Calogero Parisi. Le concept a plu. On nous a confié 150 hectares en friche, ainsi qu’une grande maison, dans le centre de Corleone.  »

Dario Scaletta, substitut du procureur au tribunal de Palerme, admet qu'il est complexe de prouver qu'un bien a été acquis de façon illicite par la pègre.
Dario Scaletta, substitut du procureur au tribunal de Palerme, admet qu’il est complexe de prouver qu’un bien a été acquis de façon illicite par la pègre.© MELANIA MESSINA

De Cosa Nostra à Casa Nostra

L’endroit est simple, mais accueillant. Une grande pièce à vivre, des dortoirs dans les étages… Peints sur le mur, les portraits des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, assassinés en 1992, sur ordre du fameux Toto Riina. Une façon d’exorciser le passé, car la demeure appartenait au neveu du chef mafieux.  » On l’a baptisée Casa Nostra « , sourit Calogero.

Les premières années sont difficiles.  » Des inconnus ont volé nos tracteurs et incendié nos vignobles, déclare-t-il. Les parents ne voulaient pas laisser leurs enfants entrer dans cette maison, car elle avait appartenu à la famille Riina. Ils ne voulaient pas avoir d’histoires.  » Au fil du temps, Calogero est parvenu à se faire accepter, même si  » la moitié de la population nous déteste encore « , dit-il, en allumant une énième cigarette. L’an dernier, le neveu de Toto Riina est sorti de prison. Parfois, Calogero le voit passer en voiture devant son ancienne demeure. Pour l’instant, il ne s’est jamais arrêté…

A une cinquantaine de kilomètres de là, Luciano Maria d’Angelo se demande parfois, lui aussi, pourquoi il s’est lancé dans une telle aventure. Il y a deux ans, cet ancien maire adjoint de Palerme âgé de 58 ans s’est installé sur les hauteurs de Monreale. Des monts crénelés, des terres roussies : la beauté du paysage est à couper le souffle, mais l’ancien édile n’a pas trop le temps de s’attarder.  » Je suis en phase d’investissement, signale-t-il. Je viens tout juste de recevoir les machines à pain.  » Lui aussi a répondu à un appel public et  » gagné  » des terres cultivables. Son projet est ambitieux. Dans un enclos, en contrebas, un élevage de poulets bio.  » C’est un test, nous allons en élever 2 700 « , commente- t-il. Sur les collines alentour, du blé.  » C’est une variété très ancienne, nous allons ressusciter la célèbre farine de Monreale !  » Les clients sont-ils prêts à le suivre ? Le kilo de blé lui revient à 50 centimes d’euro, presque trois fois le prix du blé industriel.  » Les intermédiaires, liés à la Mafia, rachètent le blé 16 centimes d’euro, explique-t-il. Les fermiers sont étranglés, mais ils n’ont pas le choix. Moi, je vends mon blé à de grandes coopératives, qui ont leur propre réseau de boulangeries. Sinon, je ne pourrais pas survivre…  »

Seul en terre mafieuse, Luciano ne peut guère compter sur les services de l’Etat.  » L’hiver dernier, une inondation a endommagé la route, épingle-t-il. J’ai demandé aux services municipaux d’intervenir, mais les ouvriers ont refusé de se déplacer, car ils habitaient à San Giuseppe Jato et ne voulaient pas contrarier le boss local. Pour poser ma clôture, j’ai dû faire venir des ouvriers habitant à 150 kilomètres !  »

Les ouvriers refusent de réparer la route pour ne pas déplaire au boss local.

Comme dans les années 1950, les coopératives sont en première ligne contre la Mafia.  » Plusieurs fois, des individus ont tenté de nous infiltrer en se faisant passer pour des sous-traitants, et d’autres ont propagé de fausses rumeurs, affirmant, par exemple, que nos tomates bio provenaient de Chine « , témoigne Valentina Fiore, administratrice déléguée de Libera Terra. Emanation d’une ONG (Libera) qui gère les biens saisis par la justice, cette organisation installée à San Giuseppe Jato, près de Palerme, regroupe neuf coopératives – en Sicile, en Calabre, à Naples et dans les Pouilles.  » De l’huile d’olive jusqu’aux coeurs de palmiers, nous produisons plus de 90 références bio « , précise-t-elle. Forte de 170 employés travaillant dans les 1 500 hectares de terres confisquées à la Mafia, Libera Terra est la structure la plus importante de ce modèle émergent.  » Confier ces terres à des coopératives permet à l’Etat italien de réduire l’emprise de la Mafia sur le territoire « , ajoute-t-elle. Encore faut-il parvenir à les récupérer, car les procédures sont très longues.

 » Entre la mise sous séquestre d’un terrain et sa confiscation définitive, il peut s’écouler jusqu’à dix ans « , déplore Ilaria Ramoni, avocate et administratrice judiciaire, chargée de biens mafieux agricoles. La raison ?  » Pour saisir un bien, nous devons prouver que son propriétaire l’a acquis de façon illicite, ce qui est souvent complexe, affirme Dario Scaletta, substitut du procureur au tribunal de Palerme. Souvent, les suspects utilisent des prête-noms et cachent l’argent dans des paradis fiscaux.  »

L’état et la Pieuvre sous le même toit

En Sicile,
© MELANIA MESSINA

« Depuis la première loi sur les confiscations de biens, en 1982, 6 234 immeubles et 355 entreprises ont été saisis en Sicile », résume Umberto Santino (photo, avec sa femme), historien de la Mafia. Rien qu’à Palerme, ce patrimoine représente 150 millions d’euros. La tâche n’est pas simple : il faut prouver qu’un bien a été acquis de façon illégale. Or, les chefs mafieux disposent d’une armée d’avocats, qui mettent parfois la justice en échec. Ainsi, à Corleone, un immeuble appartenant à deux frères mafieux a été saisi. Problème : les juges n’ont pu en incriminer qu’un seul. Ils ont donc… coupé le bâtiment en deux. La partie confisquée a été donnée à la mairie, qui y a installé ses services sociaux, tandis que le mafioso habite toujours dans l’autre moitié !

Des cépages honorent les militants anti-Mafia

Entre-temps, le bien peut perdre une grande partie de sa valeur.  » Lorsque nous récupérons le terrain, nous devons souvent le remettre en état, opine Valentina Fiore. Malheureusement, les banques ne nous prêtent pas d’argent, car l’actif est souvent trop dégradé pour servir de garantie.  »

Aujourd’hui, Libera Terra réalise un chiffre d’affaires de 8 millions d’euros, mais n’en reste pas moins très fragile. En Sicile, les prix du bio sont supérieurs de 30 % à ceux des produits traditionnels. Comment les rendre plus compétitifs ?  » Il faudrait créer des marchés de gros et des plateformes logistiques, estime Giorgio Schifani, professeur en économie et en politique agraire à l’université de Palerme. Parfois, aussi, la formation est insuffisante.  » Valentina Fiore en a conscience :  » Nous devons monter en compétences et, surtout, réintégrer l’étape de transformation, actuellement sous-traitée. Il faut raccourcir le circuit de production.  »

En bout de chaîne, la distribution constitue un autre défi. A Palerme, on ne compte qu’une seule boutique  » équitable « . Sur les étals, des produits Libera Terra : tomates séchées, pesto, vin rouge…  » Chaque cépage porte le nom d’un militant anti-Mafia assassiné, comme le journaliste Peppino Impastato ou le communiste Pio La Torre, qui a donné son nom à la première loi sur la confiscation des biens mafieux, en 1982 « , décrit Luisa Biondi. Agée de 42 ans, cette vendeuse travaille trois heures par jour dans ce magasin. Victime de violences conjugales, elle a été recrutée par Libera Terra au cours d’un stage d’insertion. Dans ces circuits coopératifs, on donne souvent une chance à des publics en difficulté.

Quelques grandes surfaces écoulent aussi les produits  » anti-Mafia « . Parmi celles-ci, un supermarché Interspar, dans l’ouest de Palerme. Son directeur, Gaetano Salpietro, a toutes les raisons de combattre la Pieuvre : il en a été victime vingt ans durant. Embauché en 2000 pour développer la marque, il assiste, un an plus tard, à l’arrestation de son patron. S’ensuivent des administrateurs judiciaires véreux, un repreneur douteux…  » Les supermarchés sont très prisés par la Mafia car ils constituent le moyen idéal de blanchir l’argent illicite « , résume-t-il. Avec une poignée de salariés, il reprend le magasin en 2014. A l’entrée, Gaetano Salpietro a affiché une pancarte :  » Addio pizzo  » ( » Adieu au pizzo « ).

En Sicile,
© MELANIA MESSINA

Une page est en train de se tourner

Il y a encore quelques années, personne n’aurait osé exhiber un tel message. A présent, plusieurs commerçants de Palerme l’ont apposé sur leur vitrine. Le mouvement est né en 2004, lorsque de jeunes Palermitains placardent dans toute la ville des autocollants :  » Un peuple entier qui paie le pizzo est un peuple sans dignité.  » Coordinateur du mouvement, Daniele Marannano diffuse ensuite une liste de 3 500 noms de citoyens prêts à fréquenter des magasins qui refusent le pizzo :  » Nous cherchions à démythifier la lutte contre la Mafia, souligne-t-il, et à montrer que chacun, à sa mesure, peut y contribuer. Dans la foulée, des commerçants nous ont rejoints.  » A ce jour, un millier d’entre eux refusent le racket et le proclament haut et fort. C’est peu, rapporté aux 80 000 boutiques de la ville, mais personne n’aurait imaginé une telle audace il y a encore quinze ans.  » Contrairement à leurs parents, les jeunes rejettent la culture du racket « , poursuit Daniele Marannano.

Après des décennies d’omerta et de terreur, serait-on en train d’assister à un sursaut de la société civile ? Archevêque de Monreale, Michele Pennisi en est convaincu. Il vient d’organiser un  » café théologique  » à Corleone devant 500 jeunes.  » J’ai été surpris par leur prise de distance à l’égard de la culture mafieuse, dit-il. Une page est en train de se tourner.  » Menacé de mort, cet opposant notoire de la Mafia voit avec plaisir l’Eglise se mobiliser, mais il reste inquiet :  » Pour ma part, je suis prêt à aller jusqu’à l’excommunication des membres de Cosa Nostra. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans certains villages, les processions religieuses s’arrêtent toujours devant la maison du chef mafieux en signe de respect, et les curés font toujours sonner les cloches lorsqu’un mafieux se marie. La société se réveille. Mais le combat sera long.  »

Par Charles Haquet.

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