L’incursion de drones russes dans l’espace polonais a rappelé une réalité gênante: l’Otan a négligé la guerre électronique pendant des décennies. «Des missiles à deux millions de dollars ne valent rien si les Russes peuvent en brouiller le signal», prévient l’experte militaire Marina Miron.
Dans la nuit du 10 septembre, 19 drones russes ont surgi au-dessus de la Pologne, semant la stupeur. Le secrétaire général de l’Otan, Mark Rutte, a dénoncé une action «absolument irresponsable» et promis de renforcer le flanc est de l’Alliance. Soudain, la guerre des drones frappait à la porte.
Cet épisode illustre la révolution que les drones imposent à la guerre moderne. Selon Marina Miron, chercheuse en études de défense au King’s College de Londres, ces engins étaient des Gerbera, des drones russes conçus comme leurres. «Fabriqués en polystyrène et contreplaqué, ils n’emportent aucune charge explosive. Leur unique fonction est de tromper les radars en imitant à la perfection les drones armés.»
L’experte reste prudente. «Il est plus probable qu’il s’agisse d’une erreur. Ces drones faisaient sans doute partie d’un essaim en route vers l’Ukraine et ont dévié de leur trajectoire.» Moscou n’aurait, selon elle, aucun intérêt à viser la Pologne. «Varsovie a récemment pris ses distances avec Kiev et assuré ne pas vouloir envoyer de troupes. Pourquoi alors chercher à provoquer la Pologne? Si les Russes voulaient vraiment tester la réaction de l’Otan, les Etats baltes auraient constitué un choix bien plus logique.»
Qu’elle ait été volontaire ou non, l’incursion a eu le même effet: l’Otan a été testée. Et, selon Marina Miron, elle a échoué. «Si c’était un test, l’Alliance l’a raté complètement. La réaction face à une poignée de drones russes a été catastrophique.»
Pourquoi?
Marina Miron: Le bilan parle de lui-même. L’Otan n’a abattu que trois drones sur 19. Trois sur 19! Plus incroyable encore: le Bélarus avait prévenu la Pologne de leur arrivée. L’Alliance ne savait manifestement pas comment réagir. Des Patriots allemands –des systèmes de défense aérienne parmi les plus coûteux– ont été utilisés contre de simples leurres. Un non-sens: ces batteries n’ont pas été conçues pour détruire des drones. Des chasseurs et même un avion ravitailleur ont été mobilisés pour abattre quelques engins inoffensifs. (rires) Imaginez que Moscou envoie demain des centaines de drones vers la Pologne ou les Etats baltes –comme elle le fait déjà contre l’Ukraine: les chasseurs seraient rapidement submergés.
Comment l’Ukraine répond-elle aux attaques de drones russes?
Certainement pas avec des F-16. Elle mise sur le brouillage: perturber les signaux pour rendre les drones incontrôlables. Ensuite, des unités mobiles équipées de mitrailleuses les abattent. Des filets servent à capturer les plus petits. Les véhicules sont équipés de cages de Faraday: les drones s’y écrasent sans endommager le blindage. Et des brouilleurs maintiennent les engins à distance.
Les Ukrainiens sont-ils efficaces dans le brouillage?
La plupart des drones russes ne sont pas détruits, mais déviés de leur trajectoire. Autre méthode: le spoofing, qui manipule le signal GPS et fait «croire» aux drones qu’ils volent ailleurs. Le jamming (NDLR: le brouillage) reste la solution la plus sûre. Abattre un drone piégé peut provoquer des dégâts avec les débris. Le jamming est moins risqué: le drone finit par s’écraser lorsque son carburant est épuisé. C’est aussi plus intéressant, les Ukrainiens peuvent alors le récupérer, l’analyser et le reproduire.
Pourquoi les Russes utilisent-ils autant de drones sans explosifs, comme les Gerbera?
Moscou envoie le plus souvent des essaims mixtes: des Shahed armés accompagnés de centaines de Gerbera. Ces derniers ne servent qu’à saturer les radars. Ils ressemblent à de «vrais» drones. Sur l’écran, 800 points apparaissent, sans moyen de distinguer lesquels transportent une charge. L’objectif est simple: forcer l’Ukraine à gaspiller ses missiles de défense aérienne pour tous les abattre.
Peut-on protéger les drones contre le brouillage?
Les modèles russes les plus coûteux embarquent le Kometa-M, un système de navigation sophistiqué conçu pour résister au brouillage. Même pris pour cible, il trouve encore le moyen de guider l’appareil. Mais la production en série de tels équipements est quasi impossible: elle exige des microprocesseurs et de la micro-électronique, dont la Russie manque cruellement. Le système de navigation reste d’ailleurs la pièce la plus chère du drone.
Le brouillage est-il vraiment efficace comme stratégie défensive?
Son efficacité dépasse rarement un mois. L’adversaire adapte rapidement ses fréquences. Russes et Ukrainiens s’adaptent en permanence. L’inconvénient majeur est évident: un drone brouillé échappe à tout contrôle. Nombre de frappes contre des infrastructures civiles russes sont probablement dues au brouillage.
Début 2024, la Russie a sorti une contre-mesure inattendue: suspendre ses drones à un câble en fibre optique.
Tout le monde en a ri au départ, mais la méthode s’est révélée redoutablement efficace. Si efficace que l’Ukraine l’a copiée. La méthode a toutefois ses limites: charge explosive réduite, câble visible qui trahit la position du pilote et risque de s’accrocher aux arbres. Mais l’atout majeur est évident: ces drones ne peuvent pas être brouillés. Et il semble extrêmement difficile de couper la fibre.
«Depuis la fin de la Guerre froide, l’Otan a relégué la guerre électronique au second plan. Même les armes de précision les plus perfectionnées deviennent inutiles si l’électronique est négligée.»
Le brouillage fonctionne-t-il «automatiquement»? Est-ce une sorte de mur défensif ou plutôt un bouclier portable pour protéger des unités isolées?
Les deux options existent. De petits brouilleurs portatifs, gros comme un gâteau, peuvent être fixés sur un char ou un blindé. Mais il y a aussi de vastes systèmes, équipés d’un radar monté sur roues, capables de couvrir plusieurs dizaines de kilomètres. Quand les Russes activent leurs dispositifs à Kaliningrad, le trafic aérien est perturbé jusque dans les Etats baltes. Ces mastodontes protègent surtout des infrastructures critiques. Sur le champ de bataille, ils n’ont guère d’utilité. Contre les drones, ils posent même problème: ils doivent être mis à jour en permanence.
L’Otan dispose-t-elle de capacités suffisantes en matière de brouillage?
Non. Depuis la fin de la Guerre froide, l’Alliance a relégué la guerre électronique au second plan. Même les armes de précision les plus perfectionnées deviennent inutiles si l’électronique est négligée. Une telle approche peut suffire face aux talibans, dépourvus de moyens de brouillage avancés. Contre la Russie, rien n’est moins sûr.
Qu’est-ce que l’Otan peut apprendre de l’approche ukrainienne?
C’est fascinant de voir l’imagination dont Russes et Ukrainiens font preuve pour trouver des solutions. Dans l’Otan, ce serait inimaginable: tout est réglementé, testé et retesté mille fois.
Pourquoi ne pas copier simplement les drones ukrainiens?
Autant les jeter après deux semaines. Les Russes trouvent toujours très vite comment les contrer. Produire des drones en masse ne sert à rien: au moment de les déployer, ils sont déjà dépassés. Cela dit, il est urgent de réfléchir à la capacité de production. La Russie fabrique beaucoup plus de drones et de munitions que tous les pays de l’Otan réunis.
On parle sans cesse de drones bon marché et bricolés, alors que les drones occidentaux sont ultra-technologiques. Un mauvais pari?
Tout dépend du terrain. En Afghanistan, face aux talibans sans brouilleurs sophistiqués, ça marche. En Ukraine, ces drones high-tech ne sont pas d’une grande utilité.
«A quoi bon déployer du matériel hors de prix si une version basique fait le même travail?»
Pourquoi?
Rappelez-vous, au début de la guerre, les drones turcs Bayraktar étaient vus comme l’arme miracle. Cela n’a duré que quelques mois. Les Russes avaient trouvé la parade. Même chose pour les drones russes Orlan, hypersophistiqués: utilisés au tout début, vite abandonnés. Les modèles les plus perfectionnés n’ont même jamais été engagés. A quoi bon déployer du matériel hors de prix si une version basique fait le même travail?
Armin Papperger, patron de l’armurier allemand Rheinmetall, estime que les drones risquent de devenir une bulle technologique. A-t-il raison?
Les drones sont là pour rester. Ils sont utilisés depuis les années 1960. Leur rôle ne fera que croître. Les drones FPV (NDLR: «first person view», équipés d’une caméra), utiles à la fois pour la reconnaissance et l’attaque, vont s’imposer. Les gros modèles, eux, sont appelés à disparaître: ils ne sont utiles que si l’on contrôle le ciel. Tout dépendra, comme toujours, des moyens de l’adversaire.
La Chine investit massivement dans les drones. Que valent les siens?
Ils sont impressionnants. Lors de la dernière parade militaire, Pékin a montré de beaux échantillons de sa maîtrise. La Chine surpasse la Russie en micro-électronique et en intelligence artificielle. Elle observe attentivement le champ de bataille ukrainien et en tire des leçons. Mais attention: ses drones n’ont encore jamais été testés en situation de guerre. Dès les premiers jours d’un conflit, Pékin pourrait toutefois découvrir qu’ils sont trop coûteux.
Que doit retenir l’Otan de l’usage des drones par la Russie et l’Ukraine?
Croire que la technologie peut tout résoudre reste l’erreur fondamentale de l’Otan. Le bon matériel militaire n’a pas besoin d’être ruineux. Les Ukrainiens l’ont compris: fabriquer un drone en plastique bas de gamme, y fixer une grenade et c’est parti. Qu’il soit brouillé ou qu’il s’écrase dans un champ: il n’aura finalement coûté que quelques centaines de dollars. Qu’il vole mal dans le brouillard ou le froid, que l’image soit médiocre, peu importe. C’est une logique à mille lieues de celle de l’Otan: concevoir un nouveau missile en pensant surprendre l’ennemi. Pour finalement constater que des engins à deux millions de dollars restent impuissants face au brouillage russe.