Procédures judiciaire, administrative et législative: le gouvernement français se mobilise tous azimuts contre les dérives de la plateforme. Mais son statut européen lui accorde des avantages…
Que peuvent les autorités contre les manquements de ces plateformes numériques «mastodontes»? Le gouvernement français a enclenché une série de procédures; l’Union européenne a adopté un cadre réglementaire.
Le ministre français de l’Intérieur, Laurent Nuñez, sur la base de l’article 6-3 de la Loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN), qui a notamment pour objet de prévenir ou faire cesser un dommage provoqué par un service en ligne, a saisi le 7 novembre le tribunal judiciaire de Paris afin de «faire cesser les graves dommages à l’ordre public causés par les défaillances répétées de Shein», selon les termes du gouvernement. Si les manquements sont avérés et persistent, le tribunal judiciaire peut ordonner le blocage, le déréférencement ou la suspension temporaire du site incriminé.
Supprimer l’exemption de taxe?
Le ministre français de l’Economie, Roland Lescure, a, pour sa part, lancé contre Shein une procédure administrative conduite par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sur la base des articles L 521-1 et L 521-3-1 du Code de la consommation. En vertu du premier, peut être adressée une injonction de mise en conformité en cas de mise en vente de produits dangereux ou illicites; en vertu du second, une «injonction numérique» permet en cas de non-conformité persistante ou d’auteur non identifiable, de saisir des opérateurs techniques (hébergeurs, moteurs de recherche, fournisseurs d’accès…) pour restreindre, déréférencer ou bloquer les accès à la plateforme.
Au plan législatif, le gouvernement français étudie la possibilité d’instaurer une taxe de deux euros par article sur les petits colis en provenance de pays hors UE. Elle s’inscrirait dans le cadre du nouveau budget dont on sait, vu l’absence de majorité absolue du gouvernement à l’Assemblée nationale, toute la difficulté qu’il y a à le faire adopter.
Mais à l’échelon européen, dans le cadre du Digital Services Act (DSA) entré en vigueur en 2024, les plateformes Shein et AliExpress, pas Temu, ont le statut de «Very large online platforms» (Vlop) qui catégorise les plateformes ayant plus de 45 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans l’Union européenne. A ce titre, elles bénéficient d’une exemption des droits de douane et de la TVA sur les produits importés pour les colis de moins de 150 euros. Même si la Commission européenne a suggéré, depuis mai 2023 déjà, de supprimer cette exonération de taxe dans le cadre d’une réforme douanière, une décision de la France d’imposer une taxe sur les petits colis contreviendrait-elle au règlement européen et pourrait-elle être contestée par Shein? «Au plan européen, la réforme du code des douanes et la taxe de deux euros sont en cours d’adoption, mais cela prend du temps, souligne Yves Petit, professeur à l’université de Lorraine et auteur de l’opinion «Les géants de la fast-fashion et la dérive du commerce en ligne» sur le site Le Club des juristes. Au vu de ces éléments, on peut à juste titre penser que Shein puisse contester une taxe française devant la justice française, et que la juridiction saisie doive poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en raison de la complexité de la situation. Si un décret est adopté, ce serait le Conseil d’Etat français qui poserait la question à la CJUE. Si la Commission ne sévit pas et ne fait rien, la France peut intenter un recours en carence contre la Commission, du fait de son inaction. Cette situation n’est pas fréquente, et le résultat risque d’être assez aléatoire, la carence n’étant pas évidente à établir.»
Shein «coopératif»
En vertu de leur statut européen, les VLOP ont aussi une obligation de vigilance renforcée sur la licéité de ce qu’elles vendent. Selon Le Monde, la Commission européenne, sur la base du DSA, a adressé des demandes d’informations à Shein en juin 2024 et en février 2025 parce que la plateforme était suspectée de ne pas lutter efficacement contre l’offre de produits illégaux et nuisibles. Elle n’a toutefois pas ouvert d’enquête parce que la société chinoise a fait montre de volonté de coopération avec l’institution européenne. Dans la foulée des infractions constatées en France, des voix s’élèvent pour que les règles édictées par le Digital Services Act ainsi que par les règlements de l’UE relatifs à la surveillance du marché et à la conformité des produits (2019/1020), et à la sécurité générale des produits (2023/988), soient appliquées plus strictement.
«Le cas Shein est emblématique car il combine des infractions particulièrement sensibles, une très forte visibilité publique et un statut européen de VLOP, qui renforce ses obligations de vigilance, détaille Brunessen Bertrand, professeure à l’université de Rennes dans une analyse publiée par le Club des juristes sous le titre « Vers une suspension de la plateforme Shein en France? » Cette affaire illustre la complémentarité entre le droit français et le droit européen; d’un côté, le DSA qui encadre la gouvernance et la conformité structurelle des grandes plateformes; de l’autre, le droit français permet d’agir rapidement pour faire cesser des infractions sur le territoire national, en articulation avec la Commission européenne.» Union européenne et Etats membres comme la France seraient donc en position de conjuguer leurs compétences, pas de les neutraliser, pour mettre enrayer les dérives des plateformes d’e-commerce.
«Cette affaire illustre la complémentarité entre le droit français et le droit européen.»