Etats-Unis Venezuela
Une quinzaine d’embarcations supposées transporter de la drogue ont été détruites par les Américains depuis septembre.

Etats-Unis versus Venezuela: la très politique guerre contre la drogue de Trump

Malgré l’absence de preuves, les cibles des Etats-Unis sont sans doute liées au narcotrafic. Mais ces attaques n’en affectent que l’écume. L’objectif de Washington est ailleurs.

Sur l’image prise depuis les airs, une embarcation tangue légèrement sur l’océan. Un viseur, façon jeu vidéo, est pointé sur elle. Quelques secondes plus tard, le navire disparaît dans une explosion avant de revenir à l’écran, en proie aux flammes. La vidéo a été publiée le 29 octobre par le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, sur son compte X. Un message l’accompagnait: les Etats-Unis «ont effectué une nouvelle frappe meurtrière contre un autre navire transportant de la drogue et géré par une organisation terroriste». Ses quatre passagers sont morts dans l’attaque.

La tragique scène est presque devenue habituelle. Depuis début septembre, les forces armées américaines ont détruit une quinzaine d’embarcations en mer des Caraïbes et au large de la côte pacifique colombienne. Bilan des opérations, au moins une soixantaine de morts, mais pas de quoi trop peser sur la conscience de Donald Trump, qui martèle qu’il ne s’agit que de «narcoterroristes».

Depuis le milieu de l’été, le locataire de la Maison-Blanche a déclaré la guerre au narcotrafic. Il accuse les groupes criminels colombiens et vénézuéliens, «d’inonder» les Etats-Unis de produits stupéfiants. Le Tren de Aragua, gang transnational d’origine vénézuélienne, et le cartel Los Soles, structure dirigée par Nicolás Maduro en personne à en croire Washington, ont même été placés sur la liste des organisations terroristes.

Aucune preuve concrète

Pour endiguer le flux de drogue vers le nord du continent, l’Oncle Sam montre les muscles. En août, huit navires de guerre et un sous-marin à propulsion nucléaire ont été déployés dans les Caraïbes du Sud. L’USS Gerald Ford, le plus grand porte-avions au monde, va les rejoindre prochainement pour «renforcer la capacité à détecter, surveiller et perturber les acteurs et les activités illicites qui compromettent la sécurité et la prospérité des Etats-Unis», ajoutait le Pentagone la semaine dernière dans son communiqué.

L’administration Trump justifie ses attaques contre les prétendus go fast caribéens en évoquant des informations recueillies par ses services de renseignement. Pourtant, aucune preuve concrète concernant l’identité des présumés narcotrafiquants ou le contenu de leur cargaison n’a été révélée. «Nous n’avons aucune certitude sur l’identité réelle des personnes tuées lors de ces attaques», souligne Ronna Rísquez, qui enquête sur les réseaux criminels au Venezuela et autrice d’El Tren de Aragua. La banda que revolucionó el crimen organizado en America Latina (Dahbar, 2023). En l’absence de justification, ces opérations ont logiquement déclenché l’indignation des organisations de défense des droits humains sur le continent. Le 31 octobre, Volker Türk, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, demandait la fin «d’attaques inacceptables», accusant les Etats-Unis «d’exécutions extrajudiciaires».

«Ces opérations n’auront comme effet que de changer les routes qu’utilisent les trafiquants.»

Cela étant, la thèse de Washington reste largement probable. Ronna Rísquez a pu mener l’enquête à San Juan de Unare, d’où est partie la première embarcation détruite par la marine américaine début septembre. Village de pêcheurs du nord-est du Venezuela, le village fait partie de la région de Sucre, l’un des Etats les plus pauvres et les plus violents du pays. «Cette zone se trouve sous le contrôle de groupes narcotrafiquants, affirme-t-elle. Selon les témoignages d’habitants de la localité, les personnes qui se trouvaient sur le bateau étaient liées au narcotrafic.» Mais de nuancer: «On parle de petits transporteurs, de conducteurs, de personnes de la zone qui travaillent pour des trafiquants.» Elizabeth Dickinson, chercheuse à l’International Crisis Group appuie les propos de la journaliste: «On ne parle pas de parrains ou de chefs de groupes armés, plutôt de travailleurs journaliers ou de pêcheurs qui veulent faire un peu plus d’argent.»

Le porte-avions USS Gerald Ford a été déployé dans la mer des Caraïbes. © DW

Moyens disproportionnés

Cette observation alimente les sérieux doutes qu’émettent les spécialistes quant à l’efficacité de la stratégie antidrogue américaine. «Même si on part du principe que ces embarcations transportent bien de la drogue, ce dont nous n’avons aucune preuve, ces narcotrafiquants seraient les petites mains de la chaîne criminelle», critique Elizabeth Dickinson […] S’en prendre à elles n’a aucun effet sur l’acheminement de la drogue jusqu’aux consommateurs aux Etats-Unis ou ailleurs.» Ronna Rísquez partage la même analyse. Pour la journaliste, il faudrait capturer «les chefs, les propriétaires de la drogue» et «mener des enquêtes de fond» qui permettent de démanteler les réseaux criminels. Jeremy McDermott, codirecteur d’Insight Crime, avance aussi, dans une vidéo publiée sur le site Internet de l’institut de recherches, que les opérations militaires américaines «n’auront comme effet que de changer les routes qu’utilisent les trafiquants», et non d’arrêter le trafic.

Washington poursuivrait-elle un autre objectif? «C’est un message aux pays de la région que les Etats-Unis utiliseront tous les moyens à leur disposition, force militaire incluse, pour imposer ses politiques», répond Elizabeth Dickinson. Pour la spécialiste, l’idée est de «faire comprendre» aux gouvernements récalcitrants du continent «qu’être en désaccord avec la vision de Trump a un coût». Les impressionnants moyens déployés laisseraient donc filtrer un but plus politique. «Une telle frappe, pour couler une embarcation comme celle-là, cela semble disproportionné», s’étonnait d’ailleurs Luis Alberto Villamarin, ancien officier de l’armée colombienne reconverti en analyste en matière de sécurité, interrogé après la destruction de la première embarcation début septembre.

Le président colombien Gustavo Petro: opposant à Trump mais allié dans la lutte contre le narcotrafic. © BELGA

Missions secrètes de la CIA

Le message le plus véhément s’adresse sans doute au Venezuela. Washington ne reconnaît pas la réélection de Nicolás Maduro en juillet 2024, entachée de sérieux soupçons de fraude, et a même augmenté à 50 millions de dollars la récompense offerte pour sa capture. Depuis, la Maison-Blanche n’a fait que durcir sa position face au régime chaviste. Mi-octobre, Donald Trump envisageait publiquement des attaques sur le territoire vénézuélien, en plus d’autoriser –dans un coup de com dont il est coutumier– la CIA à mener des «missions secrètes» sur le sol de la République bolivarienne. «Le déploiement des navires, les attaques contre les embarcations et ensuite la CIA: c’est une manière de dire à Maduro: « tu ferais mieux de négocier ta sortie »», interprète Luis Alberto Villamarin.

Le ton est aussi vite monté entre Washington et Bogota. Ou plutôt directement entre Donald Trump et le président Gustavo Petro. Le 19 octobre, les Etats-Unis frappent une nouvelle embarcation qui, selon eux, transportait de la drogue pour le compte de la guérilla colombienne de l’ELN. De quoi faire sortir de ses gonds le chef d’Etat colombien qui a immédiatement demandé des «explications» à son homologue du nord du continent. Réponse du principal intéressé: Gustavo Petro n’est qu’un «leader du narcotrafic» qui «ne fait rien» pour endiguer le fléau. Quelques insultes par messages interposés plus tard, Washington annonçait la fin de l’aide financière américaine à la Colombie dans le cadre de la lutte antidrogue et le placement du président colombien sur la liste Clinton, qui sanctionne les personnes considérées narcotrafiquantes par le Trésor américain.

L’idée est de «faire comprendre» aux gouvernements «qu’être en désaccord avec la vision de Trump a un coût».

Expérience colombienne

Le passif entre les deux hommes était déjà lourd. En janvier, le refus de Gustavo Petro d’accueillir un avion américain qui transportait des ressortissants colombiens expulsés des Etats-Unis avait déjà manqué de déclencher l’activation de droits de douane entre les deux pays. Fin septembre, keffieh sur les épaules et mégaphone en main dans les rues de New York, il prenait fait et cause pour le peuple palestinien et appelait les soldats américains à désobéir à leur président. «Gustavo Petro ne s’oppose pas à Trump seulement sur la question du narcotrafic. Il s’oppose, dans le discours, à différentes positions de Donald Trump», observe Elizabeth Dickinson, qui voit dans cette passe d’armes une «dispute politique» dont le narcotrafic n’est que la dernière incarnation.

En Colombie, rares sont ceux qui pensent qu’une escalade des tensions entre les Etats-Unis et l’un de ses meilleurs alliés régionaux puisse aider à combattre le trafic de drogue. «C’est contre-productif, insiste Elizabeth Dickinson. La Colombie est le pays de la région qui jouit de la plus grande expérience en matière de lutte contre le narcotrafic.» Qu’importe pour Washington, dont l’objectif se situe peut-être ailleurs. Tant mieux pour les trafiquants, s’amuseront les plus cyniques.

Par William Gazeau

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