Pour l’iranologue Amélie-Myriam Chelly (Sorbonne Nouvelle), des bombardements aériens ne suffiront pas à faire tomber le régime des mollahs. La république islamique détient une capacité de résilience insoupçonnée. La volonté populaire, quant à elle, n’est pas homogène. «On pense, à tort, que le pouvoir iranien est très hiérarchisé. Or, il est horizontal et verrouillé», dit-elle. Entretien.
Amélie-Myriam Chelly, la question d’un possible changement de régime en Iran anime tous les débats actuels. Comment se positionne la population iranienne face à cette éventualité?
En Iran, une très faible partie de la population défend le régime. A l’autre extrémité du spectre, une minorité tient une posture d’opposition très ferme, et se rapproche des néo-conservateurs américains. Ceux-là sont en faveur d’un renversement de régime grâce à une ingérence étrangère. Au milieu de ces deux extrémités, une écrasante majorité de la population iranienne se dit favorable à un changement. Au sein de celle-ci, une moitié est pour un changement de régime, mais sans intervention extérieure. L’autre moitié est en faveur d’une révolution «à la chinoise», où la république islamique ne garderait plus que le nom. Son caractère liberticide, théocratique, ainsi que sa mauvaise gestion économique seraient gommés.
D’un point de vue occidental, on voit à la fois des Iraniens fêter les attaques israéliennes en fuyant Téhéran, et d’autres crier «mort à l’Amérique». Le mouvement populaire est donc loin d’être uniforme…
Tout à fait. En Iran, les différences de classes sociales sont nombreuses et la porosité entre elles est inexistante. Ces personnes ne se rencontrent jamais, sauf pour réaliser leur service militaire. Lorsqu’on s’intéresse aux personnes qui ont constitué les forces vives des manifestations ces dernières années, on visualise mieux la volonté populaire. Certaines sont en faveur d’un changement de régime, d’autres revendiquent juste une meilleure qualité de vie. C’est très dilué.
«En Iran, les différences de classes sociales sont nombreuses et la porosité entre elles est inexistante. Ces personnes ne se rencontrent jamais, sauf pour réaliser leur service militaire.»
En marge de la question nucléaire, Israël vise ouvertement à anéantir les organes de répression du régime des mollahs. Ce faisant, l’idée serait d’ouvrir la voie à une révolution populaire. Une option réaliste, selon vous?
Pas réellement. La première attaque israélienne en Iran, mi-juin, avait nécessité l’utilisation de drones infiltrés. Ce qui signifie que sur place, il y a des traîtres. Et depuis quelques jours, la population iranienne se fait réprimer dans le sang. C’est aussi la raison pour laquelle Internet est coupé depuis quatre jours, afin de faciliter les arrestations de masse.
Une visibilisation de la présence de traîtres provoque le déclenchement de vraies enquêtes, mais aussi de fausses. Les premières visent à réellement déterminer qui est un traître et qui ne l’est pas, les secondes sont un prétexte pour faire un ménage dans l’opposition, et «assainir» la base populaire comme le régime l’entend. Quelle que soit l’issue, donc, les Iraniens seront toujours déçus. Si un cessez-le-feu est décrété, on observera un soulagement d’un côté, et un désespoir de l’autre. Car on rentrerait alors dans une phase de répression inédite dans le pays. A l’inverse, si les bombardements israélo-américains se poursuivent, et si la république islamique ne tient pas –ce dont je doute vraiment–, une partie de la population sera désespérée.
Pourquoi?
Les Iraniens ont déjà le traumatisme d’avoir fait une révolution, en 1978-79, sans être assurés qu’elle débouche sur des alternatives meilleures. La population s’est retrouvée avec pire que ce qu’elle avait au départ. (NDLR: la révolution iranienne de 1979 a provoqué le renversement du régime du shah soutenu par l’Occident, remplacé par une république islamique dirigée par l’ayatollah Khomeini, marquant un tournant religieux et anti-impérialiste majeur au Moyen-Orient.) L’Iran est donc un laboratoire géostratégique et politique vraiment particulier, où il est difficile de faire de pronostics.
Pourquoi, concrètement, la république islamique pourrait durer plus longtemps qu’on ne peut le penser?
Car son système dispose d’une grande force de résilience. On a le sentiment, à tort, qu’il est très hiérarchisé, en raison du point d’Archimède qu’est le guide de la Révolution. Or, le pouvoir iranien ne s’inscrit pas dans un système vertical, mais horizontal. Autrement dit, couper les têtes ne sert à pas à grand-chose, car elles repoussent immédiatement.
Par exemple, la sécurité nationale ne dépend pas d’une seule instance. Cinq sphères distinctes y contribuent (le conseil des experts, l’assemblée, le parlement, le président, le cabinet du guide). Cette multiplication provoque un effet de «verrouillage».
«Le système dispose d’une grande force de résilience. On a le sentiment, à tort, qu’il est très hiérarchisé, en raison du point d’Archimède qu’est le guide de la Révolution. Or, le pouvoir iranien ne s’inscrit pas dans un système vertical, mais horizontal. Autrement dit, couper les têtes ne sert à pas à grand-chose, car elles repoussent immédiatement.»
Dans le chef d’Israël, espérer changer ce régime seulement «grâce» à des bombardements aériens, c’est donc mission impossible?
Oui, car les seuls bombardements aériens ne suffisent pas à anéantir tous les moyens de répression en Iran. Ni le commandement, ni, surtout, la matière grise. L’Iran est le plus grand pays producteur d’ingénieurs et de scientifiques de la région. Si Israël voulait vraiment provoquer un changement de régime, il aurait fallu, en amont, avoir fait émerger une figure paradigmatique et rassembleuse de l’opposition –même si l’option, elle aussi, aurait été risquée et facile à éliminer pour l’Iran.
Israël a «décapité» la hiérarchie du Hezbollah et du Hamas, proxys de l’Iran. Il a également éliminé tout le haut commandement militaire iranien, ou presque. Malgré cela, le régime des Mollahs a encore «de beaux jours» devant lui?
Il est impossible de dire si le régime actuel peut encore tenir sur la durée. J’ai toujours eu tendance à penser que la fin du régime des Mollahs n’était pas proche, même si je suis plus mesurée aujourd’hui.
Il est important de souligner qu’on assiste, depuis 2009, à une démultiplication technologique des contre-discours fabriqués par le pouvoir. Pour le comprendre, il faut jeter un coup d’œil dans le rétroviseur. La naissance de la république islamique a connu un premier grand désenchantement à partir de 1988. Entre 1979 et 1988, on observait dans la population une certaine espérance quant à l’idéal de ce régime. Lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), l’Ayatollah Rouhollah Khomeini poursuit la guerre alors qu’il a deux occasions de l’arrêter. Et à partir de 1989, on observe alors une dégringolade de la popularité à l’intérieur du pays pour son idéologie.
«La république islamique s’est rendue compte qu’elle devait aussi fabriquer des contre-discours. La force seule ne suffit plus.»
En 2009, une grande déception est palpable suite à la réélection du conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Elle se matérialise par la naissance du mouvement vert, qui dénonce une fraude électorale. Car à l’époque, la population avait le sentiment d’avoir voté majoritairement pour le concurrent Mir Hossein Moussavi. Commence alors une phase protestataire très violente. C’est précisément à ce moment-là que la république islamique s’est rendue compte qu’elle devait fabriquer des contre-discours. Jusqu’alors, elle pensait que seule la force fonctionnait. Le régime a alors mobilisé des chercheurs spécialistes en rhétorique et communication, des techniciens capables de diffuser le plus rapidement possible des discours, ou de fabriquer des images montées.
Militairement, toutefois, l’Iran sortira fortement affaibli de cet épisode. Quels pouvoirs d’influence lui reste-il?
On va probablement observer une cristallisation dans la région. La république islamique est une sorte de cheffe de file de la représentation des Suds. Elle s’érige par exemple comme la seule porte-voix encore crédible de la cause palestinienne au Moyen-Orient. Car beaucoup d’autres pays arabes ont régularisé leur relation avec Israël suite aux accords d’Abraham. D’autres, comme la Turquie, un des premiers pays à avoir reconnu l’Etat hébreu, sont très peu crédibles lorsqu’ils critiquent Israël. On pourrait donc assister à une cristallisation des pays du Moyen-Orient. Ceci pourrait représenter la nouvelle force de la république islamique. Ses trois autres forces (nucléaire, axe de la résistance, rayonnement régional) ont été affaiblies. L’Iran pourrait donc mettre à profit sa capacité à mobiliser les Suds.
Qu’est-ce le débat occidental sur l’Iran, selon vous, oublie souvent d’intégrer?
La figure du martyr. Cela fait 45 ans qu’elle est centrale en Iran. Et on oublie parfois de l’intégrer à la situation actuelle. Les Iraniens ont une force. Ils savent que les morts du côté israélien ont un poids dans la politique locale. Dans l’autre sens, cet aspect n’a aucune importance. En Iran, plus on perd, plus on gagne. C’est l’idée du martyr. Lorsque la république islamique annonce à une famille la mort d’un soldat sur le champ de bataille, ceux qui délivrent le message disent: «Félicitations, et condoléances.» Quelque part, c’est une inversion de la valeur entre la vie et la mort.
«En Iran, la figure du martyr est centrale depuis 45 ans. On oublie parfois de l’intégrer à la situation actuelle.»
Il convient enfin d’opérer la distinction entre Iran et république islamique, parfois peu présente aux Etats-Unis. Netanyahou répète d’ailleurs qu’il n’a rien contre les Iraniens, qu’ils sont un peuple frère. Ce qui n’est pas faux historiquement. L’Iran et Israël ont énormément de structurants mentaux communs dans la population.
Sociologue, iranologue, chercheuse à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 et chargée d’enseignement à l’IPJDauphine, Amélie-Myriam Chelly est notamment l’auteure d’Iran, autopsie du chiisme politique et du Dictionnaire des islamismes. Elle publiera prochainement Paris, le 13 novembre 2045.