Des «mercenaires» colombiens en août 2023 lors d’un exercice dans l’oblast de Donetsk en Ukraine. © GETTY

L’eldorado des «mercenaires» colombiens: «Partir en Ukraine, c’est une des meilleures décisions de ma vie»

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Plusieurs milliers de soldats colombiens ont rejoint les rangs de l’armée ukrainienne depuis le début de la guerre. La précarité économique du métier de militaire en Colombie l’explique en partie.

La voix de Cristian Martinez exprime un mélange de joie et de tranquillité. Le soldat de 28 ans profite d’une permission auprès de sa famille, à Ipiales, ville frontalière entre la Colombie et l’Equateur. Les quinze derniers mois, Cristian, alias «Kratos», les a passés dans les plaines désormais désolées qui entourent la ville de Zaporijia, au sud-est de l’Ukraine. Les combats ont été rudes; Cristian a vu tomber «des camarades colombiens, mexicains, espagnols». Il reste pourtant sûr de lui: «Partir en Ukraine, c’est une des meilleures décisions de ma vie.»

Cristian n’est pas le seul soldat colombien à avoir pris la décision de rejoindre l’Ukraine. Quinze compatriotes se battent à ses côtés, rien que dans son unité, la 108e Brigade de défense. En tout, environ 2.000 combattants originaires du pays andin se seraient engagés au sein de l’armée ukrainienne depuis le début du conflit en février 2022, selon les estimations d’Alfonso Manzur, ex-directeur de l’association nationale Vétérans de Colombie, qui se base sur les récits et décomptes des combattants latinos sur place ou revenus au pays. L’ex-militaire, qui étudie aujourd’hui les raisons qui poussent ses anciens collègues à partir se battre à des milliers de kilomètres de chez eux, précise toutefois «qu’aucun chiffre officiel n’existe» et que «déterminer leur nombre exact en Ukraine est impossible».

4.000 euros par mois

Kratos est arrivé en Ukraine aux derniers jours de janvier de l’année dernière. «Retraité» de l’armée colombienne, l’homme de 28 ans suivait la situation à l’est de l’Europe «aux infos et sur les réseaux sociaux», jusqu’à ce que des compagnons d’armes, qui avaient déjà rejoint le front, «fassent appel à [lui]». Cristian prend alors un vol Bogota-Varsovie avant de se diriger vers Kiev. Alias «Mike», un autre combattant colombien, a posé le pied sur le sol ukrainien quelques jours plus tard, en empruntant une route légèrement différente. «J’ai voyagé à Paris pour passer les tests de la Légion étrangère. Rejoindre l’armée française, c’était mon rêve, confesse l’homme de 27 ans. Mais je n’ai pas été pris, alors je suis parti en Pologne puis en Ukraine.» Le 2 février, il s’engageait dans le bataillon Sitch des Carpates, composé de «plusieurs centaines de Colombiens», précise-t-il.

Kratos et Mike se sont enrôlés pour la même raison: l’argent. En Ukraine, les deux hommes recevaient 190.000 hryvnia par mois, soit l’équivalent de 19 millions de pesos, ou de 4.000 euros. Dix-neuf millions de pesos, c’est six fois plus que ce que gagnait Mike grâce à son grade de sous-officier de l’armée colombienne. «Le loyer, la nourriture, l’essence… tout augmente en Colombie. Tu ne fais rien avec trois millions de pesos, insiste ce père d’un enfant de 4 ans. Les salaires sont bas, donc tu vas voir ailleurs.» De son côté, si Kratos affirme s’être aussi engagé pour défendre les Ukrainiens, «ces innocents chassés de leurs maisons par les Russes», il concède que le montant du salaire a vite retenu son attention.

«Si dix Russes viennent et que tu les élimines, ils en envoient 20 puis 30.»

Un profil attractif

De retour depuis huit mois dans son Cauca natal, dans le sud-ouest de la Colombie, Mike avoue que l’adrénaline du champ de bataille lui manque. «Tout ce que je sais faire, c’est la guerre. Je n’ai appris que ça», confie le jeune homme entré dans l’armée colombienne à 16 ans, ses cahiers de collégien tout juste rangés dans sa chambre d’adolescent. Mike est immédiatement formé aux techniques d’assauts tactiques et de contre-guérilla avant d’être envoyé dans la région amazonienne du Caqueta, dans le sud de la Colombie, pour combattre la dissidence des Farc. «En Colombie, une expérience réelle du combat, du fait du conflit armé, s’ajoute à une formation militaire de très bonne qualité. La combinaison de ces deux éléments fait que les soldats colombiens sont attractifs pour beaucoup d’armées à travers le monde», résume Alfonso Manzur.

Cette expertise militaire et l’abondance de «main-d’œuvre» trouvent leur origine dans l’interminable conflit interne colombien. En 2000, Bill Clinton et le président Andrés Pastrana signent le «Plan Colombie». Les Etats-Unis s’impliquent alors massivement dans la lutte contre les guérillas et la production de drogue. Sous perfusion de milliards de dollars, l’armée colombienne recrute, modernise son armement, tandis que des instructeurs américains sont envoyés aux quatre coins du pays pour former soldats et officiers. Dès 2002, la collaboration militaire s’approfondit encore un peu plus sous l’impulsion des présidents George W. Bush et Alvaro Uribe, qui a promis une guerre totale aux groupes armés insurgés. «En très peu de temps, les effectifs militaires ont augmenté de 300%», indique Alfonso Manzur.

«Mike», Colombien de 27 ans, a combattu huit mois en Ukraine. © ALIAS «MIKE»

En Irak et en Afghanistan

Or, comme le souligne l’ex-militaire, «tous ces soldats ont pris ou devront prendre leur retraite un jour». Dans un pays où la pension mensuelle d’un soldat de base gravite autour des deux millions de pesos (430 euros), la tentation de revêtir le treillis sur des théâtres de guerre plus rémunérateurs s’est vite fait ressentir. «Cette quantité de soldas retraités, bien formés et sans emploi a commencé à attirer l’attention des sociétés de sécurité privée et des armées étrangères», expose Andrés Macias, chercheur sur les thèmes de la paix et du conflit à l’université Externado de Bogota. Le professeur, également membre du groupe de travail de l’ONU sur l’utilisation des mercenaires, rappelle que c’est «en Irak et en Afghanistan» qu’on été identifiés les premiers soldats colombiens combattant à l’extérieur. «A ce moment-là, on parlait de contrats privés pour des missions d’escorte ou de protection de sites stratégiques», précise-t-il.

Aujourd’hui, les entreprises de sécurité privée continuent de faire appel aux soldats colombiens. «On en retrouve au Yémen, en Egypte, aux Emirats arabes unis, en République démocratique du Congo», énumère Alfonso Manzur. Mais la guerre en Ukraine draine le plus gros contingent. Mike et Kratos se sont tous deux engagés directement auprès de l’armée ukrainienne, qui dispose d’une section spécialement dédiée aux combattants volontaires étrangers, la Légion internationale pour la défense de l’Ukraine. Travailler directement pour un Etat confère des avantages: «Pour certains Colombiens, la perspective d’obtenir une autre nationalité ou de pouvoir s’installer légalement dans un autre pays après la guerre peut être intéressant», complète Andrés Macias. La vague actuelle d’enrôlement dans les rangs ukrainiens correspond, en tout cas, «au plus grand nombre de Colombiens qui se battent à l’étranger», assure Alfonso Manzur.

La guerre contre les Farc et aujourd’hui contre ses dissidences a aguerri les militaires colombiens. © GETTY

Nouveaux terrains

Malgré leur expérience, Mike et Kratos avouent tous deux ne pas avoir été réellement préparés aux violences qui les attendaient à l’est de l’Europe. La force de frappe de l’armée russe n’a rien à voir avec celle des guérillas combattues en Colombie. «Les drones, c’est le pire. Tu entends leur bruit, et la peur te gagne tout de suite», insiste Mike, en tentant d’imiter le bourdonnement mortel des engins. Les combats frontaux sous le feu de l’aviation et de l’artillerie de Vladimir Poutine sont eux aussi nouveaux pour des soldats habitués à des assauts tactiques en terrain couvert par l’épaisse jungle colombienne. «Si dix Russes viennent et que tu les élimines, ils en envoient 20 puis 30. Puis si tu les élimines tous, ils envoient les chars et les hélicoptères. Quand tu vis cela, tu te dis: « Mais qu’est-ce que je suis venu faire dans cet enfer? »», relate le soldat.

Mike raconte d’ailleurs avoir mis fin à son contrat après huit mois de service, à la suite d’un assaut qu’il considérait être une mission suicide près de Kostiantynivka, entre Sloviansk et Donetsk, dans l’est de l’Ukraine: «Je voyais mes compagnons revenir blessés ou morts […] J’ai dit à mon supérieur: « Je romps mon contrat; je n’entre pas là-dedans. Là, vous nous envoyez à l’abattoir ».» Certains de ses compagnons d’armes ne reverront jamais leur pays natal. A la fin 2024, l’ex-ministre des Affaires étrangères colombien Luis Gilberto Murillo avançait le chiffre de 310 soldats colombiens tombés sur le front ukrainien, même si les données manquent pour établir un décompte fiable.

Mike est rentré chez lui en octobre de l’année dernière. Depuis, il s’occupe de ses proches et ne travaille que de temps en temps, comme coach sportif. «C’est difficile de gagner de nouveau trois millions de pesos quand tu en gagnais 19», concède-t-il. En attendant, les économies accumulées en Ukraine permettent à la petite famille de voir venir, même si le jeune homme regrette le manque de perspectives professionnelles offertes aux vétérans colombiens.

«En Colombie, il y a beaucoup de vétérans mais aucune politique publique de reconversion des militaires», critique Alfonso Manzur. Livrés à eux-mêmes, devant parfois subvenir aux besoins de leur famille, les ex-militaires s’appuient sur ce qu’ils savent faire de mieux: manier des armes à feu. «Souvent, quand un militaire prend sa retraite, les seules entreprises qui lui proposent un emploi sont celles du secteur de la sécurité privée», poursuit Alfonso Manzur. Les autres préfèrent monnayer leurs compétences guerrières à l’étranger.

«En Colombie, une expérience réelle du combat s’ajoute à une formation militaire de très bonne qualité.»

Soldats ou mercenaires?

Cette réalité suscite de nombreuses critiques en Colombie, parfois qualifiée «d’usine à mercenaires» dans la presse locale et internationale. L’arrestation de 17 ex-militaires colombiens après l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse le 7 juillet 2021 a suscité un sentiment de honte nationale. La même indignation s’est fait ressentir début juin, lorsque le président Gustavo Petro a annoncé que les douze Colombiens qui ont participé à l’attaque qui a coûté la vie à six militaires mexicains dans l’Etat de Michoacan (ouest) sont des ex-soldats, probablement recrutés par un cartel mexicain local. Le président de gauche a qualifié leur acte de «trahison à la patrie».

Pour endiguer le phénomène, le gouvernement colombien a déposé l’été dernier un projet de loi visant à empêcher le recrutement de mercenaires. L’initiative prévoit la ratification de la Convention des Nations unies de 1989 contre le recrutement des mercenaires, afin d’interdire formellement ce marché en Colombie, en plus d’établir des sanctions spécifiques pour les contrevenants. «Ratifier la convention est important mais ce n’est pas suffisant, juge Andrés Macias. Plus qu’une loi, ce dont le pays a besoin, c’est d’une politique qui permette aux militaires retraités de jouir d’une meilleure qualité de vie

Le projet de loi se heurte aussi à un problème de définition: à partir de quand une personne est-elle considérée comme mercenaire? «Selon la convention, un mercenaire est une personne qui a été recrutée à l’étranger pour participer à des hostilités, qui ne fait pas partie des forces militaires, et qui reçoit une rémunération financière supérieure à celle d’un soldat du même rang», rappelle Andrés Macias. En s’incorporant directement dans l’armée ukrainienne, Mike et Kratos ne sont donc pas des mercenaires au regard de la convention. Mike réfute d’ailleurs le qualificatif: «Je suis allé défendre un pays en intégrant son armée de manière officielle! Je ne suis pas allé me battre pour un cartel mexicain sous une fausse identité!»

Mercenaires pour les uns, soldats pour les autres, Mike et Kratos n’envisagent, pour le moment, aucun autre chemin professionnel que celui qui mène au champ de bataille. «Pourquoi pas retourner en Ukraine? Retenter ma chance en France?», s’interroge Mike. Kratos, lui, a déjà choisi: il repart en Ukraine en juillet. Sa brigade de Zaporijia l’y attend déjà.

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