Un gamin au petit matin près de Bassorah: la dernière génération de Ma’dans, les «Arabes des marais»? © LAURENT PERPIGNA IBAN

Désastre écologique en Irak: «Il est peut-être déjà trop tard»

Laurent Perpigna Journaliste, correspondant à Beyrouth

Alors que Téhéran suffoque par manque de pluies, dans l’Irak voisin, les marais près de Bassorah s’assèchent inexorablement, conséquence du réchauffement climatique mais aussi des barrages édifiés par la Turquie.

Longtemps, Bassorah fut surnommée la «Venise irakienne». Irriguée par une multitude de canaux et transpercée par le Chatt al-Arab, fleuve majestueux né de la confluence du Tigre et de l’Euphrate, cette cité de deux millions d’habitants jouit d’un cadre géographique très favorable. Assise sur les plus grosses réserves de pétrole du pays, elle est également la seule porte de sortie irakienne vers la mer, à quelques dizaines de kilomètres de là, entre les frontières koweïtienne et iranienne, dans le Golfe arabo-persique. Le Chatt al-Arab vient s’y jeter. Un potentiel unique qui contraste avec le quotidien d’habitants rongés par mille maux. Car, depuis des décennies, Bassorah n’a plus rien d’une carte postale: déshéritée et laissée à la marge par les pouvoirs successifs, la deuxième ville du pays, qui en est par ailleurs une des plus pauvres, se débat dans l’indifférence presque générale.

Dans un quartier populaire de la ville, Mehdi, 42 ans, enrage: «C’est invivable… Vous sentez l’odeur? Cela fait des années qu’on la supporte du soir au matin.» Il montre du doigt un canal quasi asséché, mélange putride d’ordures et d’eaux usées. «Les canalisations de la ville s’y déversent en continu. C’est irrespirable, les maladies prolifèrent. Le thermomètre a fréquemment dépassé les 50 °C cet été, ça n’arrange rien», lâche-t-il, désabusé.

L’abaissement du niveau du Tigre et de l’Euphrate, et, par extension, du Chatt al-Arab, a des conséquences dramatiques sur la vie de la cité. Car désormais, l’eau salée du Golfe remonte son cours. Un phénomène qui n’a cessé de s’amplifier depuis la mise en place, par la Turquie, de grands barrages en amont sur les deux fleuves; un projet hydraulique, le GAP (Güneydoğu Anadolu Projesi), qui a des effets dévastateurs en aval. Sur les rives du Chatt al-Arab, des dizaines d’embarcations à l’abandon s’empilent anarchiquement. Leurs propriétaires ont tout perdu: «L’eau est tellement salée et polluée que la majorité des poissons ont disparu, quant à ceux qui restent, ils ne sont plus comestibles ou personne n’en veut. Nous avons vécu de l’eau pendant des générations, c’est terminé», tranche Marwan, un ancien pêcheur de 41 ans. Comme beaucoup d’autres, il est désormais au chômage.

Vue aérienne des marais: les zones à la terre claire étaient jusqu’il y a peu recouvertes d’eau. © LAURENT PERPIGNA IBAN

La contamination de 2018

Sur une passerelle qui longe le cours d’eau, Qassem, professeur retraité, est venu se promener avec son épouse. Empreint de nostalgie, il se souvient: «Quand nous étions jeunes, nous pouvions boire l’eau du Chatt al-Arab, elle était propre et claire. A présent, nous ne pouvons plus consommer l’eau qui sort des robinets, ni même cuisiner avec, tellement elle est polluée.» Car, dans le sud de l’Irak, l’eau courante est puisée directement dans le fleuve. Zainab, sa compagne, ajoute: «Il est dangereux de se laver avec, elle est saturée d’eaux usées et de rejets d’usines. Cela nous gâche la vie, et depuis 2018, tout le monde a peur.»

2018, une année qui a marqué la ville au fer rouge. C’était il y a sept ans: plus de 118.000 personnes furent hospitalisées en quelques semaines après avoir consommé l’eau du robinet, victimes de douleurs abdominales, de diarrhées aiguës ou d’éruptions cutanées. Une catastrophe sanitaire qui avait submergé les hôpitaux et que le ministère de la Santé avait niée plusieurs jours durant. Dans les rues, le désarroi s’était mué en émeutes. Une colère matée par le pouvoir centra l–au moins une vingtaine de personnes ont été tuées–, mais dont les causes profondes n’ont jamais été traitées.

Dans un café, Mustafa, professeur de sport de 41 ans, se souvient: «Je me suis brossé les dents avec l’eau du robinet, j’ai eu des diarrhées constantes pendant une semaine et de la fièvre. Je m’en suis bien tiré comparé à d’autres. Depuis, j’utilise de l’eau minérale pour boire et cuisiner, car j’en ai les moyens. A la maison, nous nous lavons avec de l’eau livrée par camion. Les plus pauvres, eux, utilisent de l’eau potentiellement contaminée

Pour prendre la mesure de la catastrophe écologique en cours, il faut remonter quelques dizaines de kilomètres plus au nord, au cœur des marais mésopotamiens. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, cette zone marécageuse née de la confluence du Tigre et de l’Euphrate abrite depuis toujours un écosystème unique et un mode de vie plurimillénaire: depuis l’époque sumérienne, les Ma’dans –les Arabes des marais– y vivent de la pêche et de l’élevage de buffles. Si ce mode de vie avait miraculeusement survécu à l’assèchement volontaire d’une partie des marais par Saddam Hussein, ordonné au début des années 1990 pour écraser l’insurrection chiite qui avait éclaté après la guerre Iran-Irak, il affronte depuis plusieurs années de nouveaux périls. Les chiffres sont vertigineux: selon les Nations unies, en 2023, près de 70% des marais étaient déjà à sec. Quant aux Ma’dans, leur nombre a été divisé par dix en 40 ans: loin du demi-million recensé à la fin des années 1980, ils ne seraient plus que 30.000 à 40.000 aujourd’hui.

Un des rares Ma’dans encore présents dans cette zone des marais. A l’arrière-plan, les torchères de puits de pétrole. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Une accumulation de difficultés

Ali, 70 ans, a toujours vécu sur zone. A bord de son mashoof, une pirogue élancée à moteur, il parcourt inlassablement les marais depuis sa jeunesse afin de commercer avec les locaux. «Avant, je pouvais faire des dizaines de kilomètres, rejoindre des villages éloignés. Désormais, je dois choisir les voies navigables pour éviter de rester enlisé. Chaque année est pire que la précédente.» L’homme, alerte et bavard, mène son esquif vers les dernières habitations de Ma’dans, des maisons voûtées faites de roseaux entremêlés. Autour de maigres pistes d’eau, partout le même paysage: des carcasses d’animaux gisent çà et là, tandis que d’immenses étendues de terres émergées laissent apparaître des cabanes abandonnées. Soudain, un troupeau de buffles d’eau fend le modeste cours d’eau. Ali entame une mélodie gutturale millénaire pour se frayer un chemin au milieu du bétail, qui s’écarte instinctivement. A quelques mètres, sur une des rives, un petit groupe de Ma’dans s’active: alors que le soleil décline, ils s’affairent à préparer le repas pour leurs animaux.

«L’eau est tellement salée et polluée que la majorité des poissons ont disparu.»

Oum Fatima, la quarantaine, crie son désarroi: «Ces terres sont toute notre vie, toute notre histoire. Il y a encore dix ans, nous étions entourés d’une vingtaine de familles, désormais nous sommes seuls. Tout le monde est parti et nous ne savons pas combien de temps nous tiendrons.» Car, pour les Ma’dans, les difficultés s’accumulent. L’intrusion saline en provenance du Golfe a eu des répercussions irréversibles. «Notre bétail est décimé. Les buffles n’ont d’autre choix que de s’hydrater avec de l’eau salée, c’est la principale cause de mortalité. Les poissons disparaissent également, ce qui a des conséquences dramatiques pour notre alimentation. Enfin, les terres deviennent stériles. C’est catastrophique», soupire Jaafar, 52 ans.

La nuit tombe sur les marais. Dans le ciel, des milliers d’étoiles scintillent, à peine perturbées par la lueur orangée des torchères d’exploitation pétrolière visibles au loin. A quelques centaines de mètres, Haidar, la quarantaine, enrage: «Non seulement l’Etat ne fait rien pour pousser la Turquie à nous laisser plus d’eau, mais de plus, il laisse les compagnies pétrolières installées sur zone pomper le peu d’eau que nous avons pour produire leurs barils. Nous sommes abandonnés.» Les derniers crépitements d’un feu de bois s’effacent. Allongés sur des lits de fortune, à quelques mètres de l’enclos de leurs bêtes, les habitants trouvent le sommeil. La longue nuit irakienne ne fait que commencer.

Une carcasse d’animal mort, près de Bassorah. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Exil climatique

Dès l’aube, les Ma’dans s’activent: bon pied, bon œil, il faut traire le bétail au plus vite, afin d’aller vendre le lait au marché d’Al-Chibayish, petite ville bâtie sur les berges des marais. Kamel, 33 ans, joue une véritable course contre la montre: «Mes revenus baissent, car mes buffles meurent un par un. Le gouvernement ne fait rien pour nous. Les compensations promises ne sont jamais arrivées. Ma famille vit ici depuis des centaines d’années; aujourd’hui, je suis dans l’impasse. Peut-être devrais-je me résigner, comme tous les autres, à partir en ville. Mais je n’ai pas reçu d’éducation, que pourrais-je y faire?» Cette rupture avec le mode de vie ancestral s’est imposée à Raad el-Asadi, 38 ans, dont la famille a dû quitter les marais lors de l’assèchement par Saddam. Comme une revanche sur l’histoire, Raad a embrassé la cause environnementale: «Le principal coupable, c’est la Turquie, qui a décidé de nous priver d’eau. Et l’Iran, qui a également bâti des barrages sur la partie partagée du Chatt al-Arab. Mais l’Etat irakien n’est pas en reste: aucune pression décisive n’est faite pour le partage des eaux. Tant que cela restera ainsi, ce patrimoine ira vers une mort lente. Il est peut-être déjà trop tard, d’autant que l’évaporation liée au changement climatique finit de nous achever. La température est montée jusqu’à 58 °C en août.»

Face à cette situation invivable, de très nombreux habitants des marais ont été contraints à l’exil ces dernières années. On les retrouve à Bassorah, mais également à 500 kilomètres plus au nord, à Bagdad. C’est ici qu’Abbas, 60 ans, a décidé de s’installer, la mort dans l’âme. C’était il y a trois ans déjà: face à l’hécatombe qui a décimé son bétail et en l’absence totale d’opportunités économiques, il a fini par faire le grand saut. «Le sud du pays est confronté à une sécheresse croissante depuis une décennie, et pour les éleveurs, les conditions sont devenues invivables. C’est pour cela que j’ai préféré Bagdad à Bassorah. Mais aujourd’hui, même ici j’ai l’impression d’être rattrapé par ce fléau», lâche-t-il, désabusé. Faucille en main, Abbas arrache des herbes hautes sur une partie émergée du Tigre. Car, dans ce quartier de Bagdad, le fleuve millénaire n’est plus que l’ombre de lui-même.

«L’Etat irakien ne fait rien pour pousser la Turquie à nous laisser plus d’eau.»

Conséquence de la baisse des eaux, il est désormais presque possible de le traverser à pied. «L’année dernière, cette île n’existait pas, tout va si vite… Je suis parti en pensant que ma vie serait meilleure ici, et je retrouve les mêmes problématiques, loin de chez moi», déplore-t-il, en montrant le sol craquelé à ses pieds. En plein milieu du Tigre, Omar, un décorateur d’intérieur de 35 ans, pêche avec un ami. «Il y a dix ans, nous nous retrouvions sur les rives du fleuve. Aujourd’hui, nous nous donnons rendez-vous au mili. C’est une peine que je ne saurais expliquer, et qui affecte tous les habitants de la ville. C’est le berceau de la civilisation qui meurt sans que personne réagisse.» Son ami poursuit: «Depuis que je suis né, je vois le niveau du Tigre diminuer d’année en année. Rien n’est fait pour arrêter ça. J’ai peur qu’il ne devienne bientôt qu’un filet d’eau croupie.» Les deux hommes pointent du doigt la rive du fleuve, où une immense canalisation rejette les eaux usées de la ville. «Plus le niveau baisse, plus l’eau est sale et polluée, c’est un cercle sans fin.»

A quelques mètres, deux garçons d’une dizaine d’années jouent au milieu du fleuve. L’un d’eux glisse et tombe dans une mare stagnante. Il se relève, couvert de suie noire. «Cela vient de l’usine d’électricité voisine», précise Abbas. Puis il reprend: «L’Etat ne fait rien face à notre drame. Bien sûr, cet été est le plus chaud que j’ai connu, mais le changement climatique n’explique pas tout.»

A Bassorah, ce pêcheur a perdu son travail à cause de la salinisation du Chatt al-Arab. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Renverser la tendance

Dhay Hameed Mohsen, 30 ans, fait partie d’une nouvelle génération d’activistes qui tentent de sensibiliser une population déjà éprouvée par des décennies de guerres et de conflits aux enjeux de demain. Pour elle, une évidence s’impose: dans une région qui doit toute sa prospérité à ses fleuves, il y a péril en la demeure. «Ce qui s’est passé en Irak depuis 2003 est extrêmement préoccupant: nous avons perdu plus de 50% de nos ressources en eau! Le climat joue un rôle aggravant, mais la cause principale reste les barrages construits par la Turquie. Avant le lancement de ce projet, les débits du Tigre et de l’Euphrate vers l’Irak s’élevaient à 500, 600 m³ par seconde. Aujourd’hui, en été, ils tombent à environ 200 m³.» Elle insiste: l’inaction et la résignation de l’Etat irakien, faible et corrompu, face à une Turquie toute-puissante, ne peuvent plus durer. «Les discussions entre l’Irak et la Turquie se sont limitées à des comités conjoints ou à de simples accords-cadres, sans effet durable. En réalité, aucune loi n’oblige Ankara à garantir un débit stable: tout dépend de sa bonne volonté. La Turquie remplit ses barrages sans prévenir Bagdad, au détriment direct des réserves irakiennes. C’est une violation des droits humains, puisque cela prive des millions de personnes de leur droit à l’eau potable. L’effet est immédiat sur la population, mais aussi sur l’agriculture, aggravant l’insécurité alimentaire», poursuit-elle.

Ces inquiétudes, Fadi Comair, diplomate, négociateur et président du Programme hydrologique intergouvernemental de l’Unesco, les partage. «La situation est d’autant plus catastrophique que nous sommes dans une région du monde où l’influence du changement climatique sur l’eau est énorme: les températures pourraient augmenter rapidement de quatre à cinq degrés, et le débit des fleuves chuter de 30% voire 40%. D’où l’importance de trouver des solutions à la question des bassins transfrontaliers.» Mais alors que, de sources diplomatiques turques, Ankara se contente de discussions orales sans engagements, un terrain d’entente est-il possible? «L’idée est d’élargir la négociation à l’énergie et à l’alimentation. L’Irak, pays pétrolier, pourrait mettre cette ressource dans la balance. C’est dans cette logique qu’il faut défendre le concept d’hydrodiplomatie: dépasser la seule question de l’eau pour bâtir des accords plus larges», poursuit Fadi Comair.

A Bagdad, de jeunes garçons jouent en plein milieu du Tigre. dont le niveau a été très bas cet été. © LAURENT PERPIGNA IBAN

Alors, une hypothétique inflexion d’Ankara serait-elle suffisante pour rétablir la balance? Rien n’est moins sûr, répondent les activistes interrogés. «Il faut aussi prendre en compte la mauvaise gestion interne de l’eau et l’absence d’infrastructures pour administrer correctement les ressources hydriques. Cela signifie que même si la Turquie nous donnait notre part, cela ne garantirait pas que nous aurions de l’eau de bonne qualité. Cela nous amène à un autre point: la pollution, qui en Irak a des effets absolument dévastateurs», poursuit Dhay Hameed Mohsen. Un éminent scientifique irakien, ayant requis l’anonymat, met en cause un «laisser-faire» criminel de la part de l’Etat irakien, qui maintient notamment le torchage du gaz lié à l’exploitation pétrolière dans tout le sud du pays, y compris dans les marais: «La conséquence est que le pétrole forme une très fine pellicule à la surface de l’eau, qui empêche l’échange gazeux avec l’air, réduisant fortement la diffusion de l’oxygène atmosphérique dans l’eau. Cela asphyxie les poissons et les plantes aquatiques. Pire encore, cela gagne les nappes phréatiques par les pores du sol, menaçant durablement l’eau potable et l’irrigation. Sans parler des conséquences sur la santé des animaux et des humains. Le problème ne vient pas que de la Turquie.»

Au moment de conclure, Dhay Hameed Mohsen se veut lucide: «Les individus ne peuvent pas faire grand-chose, à part élever le niveau de conscience environnementale, rationaliser la consommation d’eau, éviter de jeter des déchets dans le fleuve. Le poids principal doit être porté par le gouvernement. C’est une question de survie.»

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