Six semaines après qu’a éclaté l’affaire Weinstein, des femmes continuent de s’insurger contre les violences dont elles sont victimes. Pour les experts, c’est un vrai moment de bascule. Décryptage.
Le verrou a sauté. La vanne s’est ouverte et un flot immense, brutal et dérangeant, déferle. Parti de l' » affaire Weinstein « , du nom du puissant producteur de Hollywood accusé de harcèlement sexuel puis de viol par plusieurs actrices, le mouvement, déclenché par l’enquête du New York Times publiée le 5 octobre dernier, a traversé l’Atlantique. Dans ses différentes versions, les hashtags #Metoo et #BalanceTonPorc sont devenus planétaires. Mais c’est en Europe qu’ils reçoivent l’écho le plus puissant. Des milliers de femmes dénoncent une violence sexuelle de tous types, allant de l’interpellation salace au harcèlement, à l’agression ou au viol, en pointant l’impunité de leurs agresseurs. D’autres hommes de premier plan, de la culture, des médias, de la politique sont mis en cause ; certains se sont excusés, d’autres ont été écartés de leurs fonctions. Derniers exemples en date ? Bart De Pauw, acteur, présentateur et producteur, poids lourd médiatique en Flandre, est accusé de harcèlement sexuel par une dizaine de jeunes femmes, dont la plupart sont actrices. Il a été aussitôt viré par la VRT, sur laquelle il officiait depuis trente ans, et son émission, rayée de l’antenne. Dans Le Soir, David Strosberg, directeur du théâtre des Tanneurs, à Bruxelles, se voit reprocher des faits de harcèlement moral, de communications déplacées, de pressions diverses entre 2009 et 2017. Tout comme André Ceuterick, délégué général du Festival international du film d’amour, qui fait l’objet de plusieurs plaintes, le plus souvent émanant de stagiaires.
Qu’est-il en train de se passer ?
Six semaines que ça dure et le flot ne se tarira pas : c’est ce qu’avancent les experts que Le Vif/L’Express a rencontrés. Car ce qui se déroule est, selon leurs propos, une » prise de conscience partagée et générale « , une » phase de mutation « , voire une » révolte « , comme l’histoire en a rarement connues. » L’ampleur de cette prise de parole se révèle phénoménale. Elle est inédite « , analyse Valérie Piette, professeure d’histoire contemporaine et conseillère à la politique de genre auprès de l’ULB. Soudain, la parole brise le sentiment de solitude et donne du crédit aux propos des victimes, les premiers témoignages ayant libéré les autres. » Ce qui change, c’est que justement cette parole, longtemps privée, change de statut, note Irène Théry, sociologue et directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), à Paris. Qu’elle devienne publique, qu’elle soit posée là, dans l’espace commun. »
Par conséquent, ces confessions auraient fait naître, chez les femmes, le sentiment d’appartenir à présent à un collectif. Elles auraient également produit une solidarité nouvelle, du genre » on ne va pas laisser seules toutes celles qui ont déjà parlé et on vient en renfort « . » Comme dans une manifestation de rue, les femmes crient ensemble, portent le même slogan – « La honte a changé de camp » -, se sentent solidaires « , décrypte ainsi le psychiatre français Serge Tisseron, interrogé dans La Croix.
Et plus les semaines passent, plus on mesure aussi la pression du sexisme exercée sur les femmes au quotidien. Aucun milieu n’est épargné. » Les #Metoo et #BalanceTonPorc mettent en évidence un problème global et permettent de dire que le sexisme est un phénomène de société, poursuit Valérie Piette. Les témoignages de femmes, par leur nombre et leur diversité, montrent que ce problème concerne toute notre société, qu’il touche toutes les catégories socioprofessionnelles, y compris les plus privilégiées. » Elle cite, à ce titre, le mail envoyé, en mai dernier, aux étudiants de la faculté de médecine de l’ULB qui leur indiquait que, pour la cérémonie de proclamation des résultats, » il est préférable, d’un point de vue esthétique, que les jeunes femmes revêtent une robe ou une jupe ainsi qu’un joli décolleté, et les hommes, un costume « .
De fait, depuis l’affaire Weinstein, les milliers de récits pointent les agissements sexistes dans tous les champs de la société, mettant en cause des hommes, avec une prédilection pour ceux où un rapport de pouvoir s’exerce : la politique, la culture, la médecine, l’université, le sport, le syndicat…
Or, ces pratiques ont été maintes fois dénoncées, mais de manière isolée. Cette critique morcelée a empêché jusqu’ici d’avoir une vue d’ensemble : celle du sexisme érigée en système. » Le sexisme ne se réduit pas à deux individus, l’un l’exerçant sur l’autre, mais à ce qu’il convient d’appeler le patriarcat et à ses mécanismes « , explique Hafida Bachir, présidente de l’association Vie féminine. » Chaque épiphénomène est l’élément d’un seul et même rouage, chaque pièce permet à l’autre de fonctionner « , ajoute Benoît Dardenne, professeur de psychologie à l’ULiège. Langage sexiste, inégalités salariales, discrimination à l’emploi, répartition inégale des tâches ménagères, publicités sexistes, injonctions vestimentaires, harcèlement de rue, agressions sexuelles : ce sont toutes des manifestations distinctes d’un même système. Toute cette constellation assure la domination des hommes sur les femmes, beaucoup d’entre eux se contentant de profiter des privilèges, des bénéfices d’ordinaire reconnus aux mâles.
La pseudo-fin du patriarcat faisait de facto de la lutte féministe un combat superflu. L’affaire Weinstein permet de mesurer aujourd’hui qu’en quarante ans les violences sexuelles n’ont pas disparu.
Sans parler d’un sexisme intégré, tacite, auquel on est habitué car il est le même partout. Un sexisme que les spécialistes nomment » bienveillant « , parce que soft, mais insidieux : » Tous ces comportements fondés, selon Benoît Dardenne, sur des idées reçues qui ont pour objet ou pour effet, de façon consciente ou inconsciente, de délégitimer et d’inférioriser les femmes. » Ce sont des petits riens, des hommes coupant systématiquement la parole aux femmes lors de réunions professionnelles, des » ma puce « , des » ma cocotte » prononcés par des collègues.
L’ère pré-Weinstein
La contagion #Metoo intervient pourtant dans un contexte préparé, favorable en quelque sorte, dans la foulée d’autres incidents récents. Ainsi, en Belgique, on a assisté à un enchaînement de controverses mettant au jour un profond ras-le-bol. C’est, par exemple, une publicité diffusée en janvier par le Forem. Elle représente une petite fille déguisée en femme de ménage, bigoudis sur la tête, produit ménager dans une main et chiffon dans l’autre, avec le slogan : » Osez réaliser vos rêves… Devenez auxiliaire de ménage. » C’est un camion sillonnant lors de la rentrée de septembre les rues proches d’une université et de hautes écoles. Sur l’affiche XXL de la remorque, on pouvait lire : » Hey les étudiantes ! Améliorez votre style de vie. Sortez avec un sugar daddy. » C’est aussi jusqu’au plus grave, l’assassinat récent, à Liège, de Louise Lavergne par son voisin violeur multirécidiviste. La jeune fille était venue dénoncer à la police les agissements déplacés de cet homme libéré conditionnel.
» L’affaire Weinstein s’inscrit en effet dans cette dynamique de publicisation de la prise masculine sur le corps des femmes « , note Valérie Piette. Il y a eu un effet de saturation, une » goutte d’eau » qui vient produire quelque chose de très fort, jusqu’à faire rompre un barrage. En 2015, des femmes accusaient le député écologiste français Denis Baupin de harcèlement sexuel. Le dossier avait été classé sans suite pour prescription, mais il a laissé des traces, ravivées par l’affaire Weinstein. Et l’événement a permis, notamment en Belgique, quelques confidences. La diffusion, en juillet 2012, d’un documentaire tourné en caméra cachée par une étudiante flamande dans les rues de Bruxelles, n’était pas passée inaperçue. Sofie Peeters y montrait les réactions inappropriées de jeunes hommes à son passage dans les quartiers populaires : sifflements, quolibets, insultes… En 2011, l’affaire DSK avait donné un avant-goût de ce qui peut arriver quand un homme de pouvoir croise le chemin d’une femme placée en situation d’infériorité. Chez nous, en 2010, le cas Emily Hoyos avait révélé un machisme encore bien ancré au parlement wallon : un sms – » C’est vrai que tu as un beau cul… » – envoyé par un député à la présidente de l’époque.
De tout cela, il ressort que le sexisme est davantage mis en visibilité et dénoncé. » Quelque chose a changé dans la tolérance à l’égard du sexisme. L’opinion publique s’indigne d’événements qui n’offusquaient pas grand-monde jusque-là, à part les féministes « , réagit Benoît Dardenne. De révélations en révélations, le seuil de tolérance diminue. L’exigence est devenue si forte qu’elle conduit à inventer de nouveaux délits, celui de harcèlement de rue, entre autres, ou d’inscrire le harcèlement sexuel dans le Code pénal, en 2014. L’affaire Weinstein pousse aussi directement, et sans doute pour la première fois de façon si visible, à s’interroger sur la notion de consentement.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné ce combat soit devenu si audible ? Une » goutte d’eau « , justement. Le phénomène s’amplifie. Et là, d’un coup, il y a peut-être moyen que les violences sexuelles soient dénoncées et que les comportements changent. Mais » il y a en effet, depuis quelque temps, une bipolarisation : d’un côté, ce seuil de tolérance diminue, avec l’émergence de lois qui dénoncent le harcèlement ; d’un autre, un niveau qui est relevé, notamment à l’égard de Donald Trump, dont on accepte la misogynie, dans la mesure où elle n’a pas empêché son accession à la plus haute fonction du pays « , tempère Benoît Dardenne.
Commentant cette prise de parole, les plus hardis vont, dans le sillage de la tempête Weinstein, jusqu’à évoquer Rosa Parks : une anecdote qui a changé la donne. Ainsi, lorsque le 1er décembre 1955, cette couturière noire anonyme du sud des Etats-Unis refuse de céder sa place dans un autobus plein au profit d’un passager blanc, l’acte allait servir de déclencheur. Dès le lendemain de son arrestation, les Noirs boycottent durant plus de trois cents jours la compagnie de bus. Ceux-ci se rendent compte qu’ils ont un pouvoir, en même temps qu’ils se donnent un leader, un pasteur de 27 ans, Martin Luther King. D’une flammèche, Rosa Parks allait embraser la poudre dormante des consciences : le mouvement des droits civiques était désormais sur orbite. Tout comme ce qui se passe n’est pas sans rappeler la naissance du Mouvement de libération des femmes (MLF), le 26 août 1970. Ce jour-là, neuf militantes déposent une gerbe de fleurs au pied de l’arc de triomphe, à Paris, à la femme du soldat inconnu. Sur leurs banderoles : » Il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme. » Un coup médiatique très réussi qui, dès le lendemain, donnait l’impulsion du MLF, notamment en Belgique. » Il ne faut pas nécessairement être nombreux pour allumer la mèche « , avance Valérie Piette.
Quatrième vague ?
Si cette prise de parole collective s’avère inédite, c’est aussi parce qu’elle n’émane d’aucune organisation féministe. Elle s’exprime largement hors des cercles militants. Cela ne signifie pas pour autant que l’activisme féministe n’a joué aucun rôle. En effet, ce mouvement ne sort pas de nulle part : l’affaire Weinstein est concomitante au renouveau générationnel de l’activisme féministe.
Les féministes d’aujourd’hui ont le vent en poupe. Elles s’appellent Vie de meuf, #PayeTonUterus ou encore #PayeTaShnek, et n’ont pas nécessairement une culture militante. Ou alors ce sont des personnalités, à l’image de Beyoncé ou de Rihanna. A grands coups de posts, de tweets, de blogs, sur Instagram ou YouTube, elles dénoncent les harcèlements sexuels, le tabou des règles, l’emprise des médecins sur leur corps ou la langue française patriarcale à une audience qui ne cesse d’augmenter. Des » petits combats » qui, additionnés, finissent par créer un maillage de dénonciations très serré. A tel point que les entreprises ne peuvent plus les ignorer. En octobre, une photo montrant les deux podiums du marathon de Bruxelles avec, côté hommes, un chèque de 1 000 euros pour le vainqueur et, côté femmes, un chèque de 300 euros, a obligé l’organisateur à égaliser les montants et le sponsor Belfius à présenter des excuses.
De leur côté, les associations féministes plus traditionnelles se sont emparées des outils numériques, leur donnant une caisse de résonance sans précédent. » Les réseaux sociaux nous ont surtout permis de prendre la parole sur la scène médiatique, relève Hafida Bachir, présidente de Vie féminine. Ils jouent le rôle de médias très puissants entre nous et les médias traditionnels. »
L’affaire Weinstein éclate d’ailleurs dans ce que les spécialistes du féminisme appellent la troisième vague. A l’instar de l’historienne du féminisme Christine Bard qui date les débuts de cette troisième vague aux années 2000, avec la lutte pour la parité, après la deuxième vague, celle du féminisme radical des années 1970, et la première, celle des débuts du xxe siècle, celle des suffragettes qui se battaient pour le droit de vote. Cette troisième vague est aussi marquée par les actions d’éclat, avec des groupes comme les Femen.
La philosophe Geneviève Fraisse conteste : pour elle, » parler de « vague » » est une erreur historiographique qui continue à placer le féminisme hors de l’histoire. » Nous sommes dans une histoire en continu. Il a fallu deux cents ans pour que les femmes obtiennent les mêmes droits civils, politiques, économiques et familiaux que les hommes. Depuis le début du xxie siècle, la question du corps reproducteur prédomine, avec les débats autour de la pilule, les droits à la reproduction, mais aussi des violences. » D’autres, telle Valérie Piette, parlent même d’une nouvelle vague, une quatrième. Elle aurait démarré, il y a un an, avec l’élection de Donald Trump, lorsque le futur président des Etats-Unis, accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles, se vantait dans une vidéo d’embrasser les femmes de force et de les » attraper par la chatte « . » Le déferlement d’indignation suscité par l’affaire Weinstein est une forme de sublimation de la colère contre Donald Trump « , avance l’historienne.
« On se sent moins seules »
Six semaines plus tard, l’ampleur du phénomène sidère encore, beaucoup découvrant, à cette occasion, que la plupart des femmes de leur entourage en ont été victimes. Les féministes pourtant ont souvent alerté sur l’ampleur des agressions sexistes. Par an, 3 000 plaintes pour viol sont déposées en Belgique. Soit à peine 10 % du total des viols commis, selon Amnesty International. Entre 2010 et 2015, la moitié des dossiers ouverts à la suite de plaintes pour viol ont été classés sans suite. Sans que jamais la société ne s’empare à ce point du sujet. » On nous disait que nous, les féministes, on exagérait. Cette prise de conscience partagée nous permet de dire qu’on se sent moins seules aujourd’hui « , raconte Hafida Bachir.
Sur le plan législatif, la Belgique a pas mal avancé sur la question, ces dix dernières années, et présente un arsenal de qualité. L’outil juridique n’est plus vraiment une revendication en soi. Aujourd’hui, c’est l’application qui est réclamée. » Aujourd’hui, la justice est toujours imprégnée des stéréotypes qui mettent en cause les victimes « , estime Hafida Bachir. Dans la foulée de cette libération grâce aux hastaghs, Mirabal, une plateforme de quelque 60 associations, manifestera le 25 novembre à Bruxelles. Il s’agit, après l’émotion, de passer à des actes concrets. Elle réclame, par exemple, une » formation systématique et continue des professionnels concernés : la police, les juges, les hôpitaux ; des statistiques « genrées » pour des politiques de prévention adéquates » et, surtout, des moyens supplémentaires.
Une révolution ?
En tout cas, du côté des victimes, quelque chose a bien changé. En France, le nombre de plaintes dans les commissariats a nettement augmenté ces dernières semaines. Même constat du côté des associations spécialisées et des numéros d’écoute. En Belgique, d’après la police fédérale, que Le Vif/L’Express a contactée, il semble que l’analyse de ces chiffres ne soit pas encore possible. Le monde politique n’a toujours pas pris part au débat. » Depuis six semaines, je n’entends rien de ce côté-là, alors qu’il y a 18 viols par jour en Wallonie « , tacle Valérie Piette.
En attendant, #Metoo et #BalanceTonPorc opèrent comme lieux de rassemblement. Ce qui a toujours manqué au mouvement féministe. » Cette vague de dénonciation crée un moment de sororité, où les femmes parlent ensemble, d’une seule voix. Sa force est qu’elle fait l’unanimité et partant le mouvement s’unit « , pointe encore Valérie Piette. Un mouvement qui, peu à peu, semble pénétrer toute la société, ne laissant plus rien passer, à l’image de la polémique créée après le choix de l’Union belge de football de confier l’hymne des Diables Rouges au rappeur Damso, dont les textes véhiculent un sexisme ordinaire. A l’image aussi de cette chanson sélectionnée au concours de la chanson estudiantine, dont les paroles choquent aujourd’hui des étudiants, qui la perçoivent comme une banalisation des violences sexuelles – » Parfois, ça me rappelle sa mère, surtout quand elle ne veut pas. Je veux juste une sodomie… » – » Avant, c’était comme ça. Ce n’est plus « comme ça » « , répond Valérie Piette. Pour cette experte, comme pour d’autres, le mot n’est pas trop fort : » C’est une révolte. La peur a changé de camp. Tout renversement de rapport de force commence par là. » Certains vont même jusqu’à parler de révolution.
Est-ce ça qui est en train de se passer ? Une révolution, grande mais nouvelle dans sa forme, comme l’entendait de son côté, la philosophe Hannah Arendt : une révolution qui ne bascule pas du jour au lendemain, mais infuse et transforme durablement les consciences.