
Dans les Balkans, l’ombre salafiste
En Bosnie et au Kosovo, des salafistes mettent en cause l’autorité des imams traditionnels. Leur prosélytisme, soutenu par l’Arabie saoudite, inquiète l’Europe.
Arrivé à Brezicani, un petit village posé sur les flancs du mont Komar, au coeur de la Bosnie, on ne voit qu’elle : une bâtisse massive en bois clair et parpaings. Pas de minaret ni de fenêtres ornées d’arabesque, et pourtant, cette maison au toit pentu est une mosquée. Clandestine. » Le vendredi midi, des dizaines de salafistes s’y pressent pour la prière, confie un voisin. Certains viennent de la ville proche de Donji Vakuf, d’autres habitent dans le village, mais on ne les voit que rarement, ils restent cloîtrés chez eux. » De la rue principale, on distingue leurs habitations, sous les frondaisons. Combien sont-ils ? Quatre ou cinq familles, tout au plus, mais les villageois craignent ces » barbus « , adeptes d’un islam rigoriste, importé d’Arabie saoudite. » Parfois, ils essaient de nous parler, poursuit cet habitant, mais je ne leur réponds pas. »
Dans ce village, comme dans l’ensemble du pays, où la moitié de la population est musulmane, on pratique un islam modéré, l’hanafisme, hérité de l’époque ottomane. Et l’on se méfie des influences extérieures. » Nous avons été coupés du monde jusqu’à la dislocation de la Yougoslavie, au début des années 1990, rappelle Ahmet Alibasic, professeur à l’université d’études islamiques de Sarajevo. Ensuite, le pays s’est ouvert. Chiites, soufistes et wahhabites ont afflué en Bosnie, mais ils n’ont pas réussi à s’implanter. Nous avons su préserver notre identité religieuse. »
Aujourd’hui, les Bosniaques sont sous pression. Car l’exemple de Brezicani n’est pas unique. » On compte plus de 3 000 salafistes en Bosnie et plusieurs dizaines de milliers dans les Balkans, assure Goran Kovacevic, professeur à la faculté de criminologie de Sarajevo. Ils rencontrent un certain succès auprès des populations pauvres, sans perspectives d’avenir. » Leur méthode : » Ils repèrent les jeunes peu éduqués et les aident à monter un commerce ou à faire des travaux dans leur maison, explique un officier des services de renseignement, à Sarajevo. Progressivement, ils leur dictent des règles de conduite, les incitent à ne plus boire d’alcool. Le vendredi, ils leur parlent de religion, après la prière. Ils entrent dans leur tête… »
Tous les salafistes ne sont pas, tant s’en faut, des djihadistes en puissance. » La menace est pourtant très sérieuse, déclare Muhamed Jusic, élégant théologien à la voix posée, conseiller auprès du grand mufti de Sarajevo. Ces musulmans radicalisés sont difficiles à repérer. Ils constituent des petites cellules, étendent quelques tapis sur le sol d’une maison et s’y retrouvent pour prier. Que pouvons-nous faire ? »
Après l’assassinat de deux militaires, à Sarajevo, en 2015, par un islamiste radical, le grand mufti avait appelé les imams extrémistes à » rentrer dans le rang « , sous peine d’être exclus de la communauté bosniaque. Certains avaient accepté, d’autres non. Installés dans des zones enclavées, difficiles d’accès, les » rebelles » se sont refermés sur eux-mêmes, » ce qui les rend très difficiles à surveiller, précise notre source policière. Ils fonctionnent comme une secte. »
Retour au village de Brezicani. En 2010, un commissaire de police a été assassiné par un islamiste lors d’un attentat à la bombe, à quelques kilomètres d’ici. Depuis, le calme est revenu dans la région. Les salafistes de Brezicani n’ont jamais occasionné le moindre trouble, mais des questions demeurent. Qui, par exemple, a financé la construction de la mosquée ? » Nous nous sommes cotisés « , répond, impavide, un membre de cette communauté, interrogé à la volée, alors qu’il bine son jardin. Difficile à croire. Pour survivre dans cette vallée encaissée, où des maisons éventrées témoignent encore de la violence des combats contre les Serbes, lors de la guerre de 1992, les paysans cultivent des framboises et coupent du bois. Alors, économiser… La réponse vient plutôt des dizaines de voitures qui, l’été, envahissent le village, à l’occasion de grands rassemblements religieux. La plupart sont immatriculées à Vienne, en Autriche, où se trouve le principal centre salafiste d’Europe. » Chaque année, en Bosnie, les fondamentalistes reçoivent une dizaine de millions d’euros d’Arabie saoudite, affirme Goran Kovacevic. L’argent, qui transite via l’Autriche, est distribué aux familles pauvres. Un père de famille reçoit 250 euros par mois ; une femme, 200 euros… à condition qu’elle accepte de porter le niqab. »
Si ces fondamentalistes en viennent à frapper un imam, ils sont capables de tout »
Face à ce prosélytisme rampant, les imams traditionnels sont désemparés. Maltraités par les Serbes durant la guerre, ils supportent mal d’être à nouveau stigmatisés, cette fois à cause de la présence de salafistes. » Notre communauté est solide, se rassure l’un d’eux. Allez plutôt voir au Kosovo ! Ils sont bien plus perméables que nous aux idées radicales. »
Direction Pristina, donc, à neuf heures de route de Sarajevo. Dans la capitale kosovare, des minarets d’inspiration ottomane cohabitent avec des mosquées monumentales, érigées grâce à l’argent des Saoudiens. Ici, 95 % de la population est musulmane. Le Kosovo détient un triste record : ce pays recense le plus grand nombre de départs en Syrie par rapport à sa population : 316 personnes pour 1,8 million d’habitants. » Le flux s’est tari à partir de 2015, lorsque nous avons voté des peines de cinq à quinze ans de prison « , tempère Valdet Hoxha, ministre adjoint des Affaires intérieures, au look de jeune technocrate. » Ce n’est pas suffisant, il faut punir davantage ceux qui les envoient là-bas ! « , s’exclame Naser Deva, un vieux professeur au visage triste, creusé par les cernes. En 2012, son fils Atdhe s’est envolé pour Istanbul, alors qu’il était sur le point de finir ses études d’ingénieur. Il s’est volatilisé. » Je sais juste qu’il est vivant, quelque part en Syrie, raconte-t-il. Il a eu 27 ans en avril. » L’imam radical qui lui a » lavé le cerveau » a été arrêté. » Pour l’instant, il n’a été condamné qu’à trois mois de prison. Il a pourtant envoyé cinq jeunes en enfer « , s’insurge Naser. En février dernier, l’imam de la principale mosquée de Pristina a, lui aussi, été inculpé de » terrorisme » pour avoir recruté des djihadistes en 2013 et 2014. Son procès est en cours.
Posée dans un écrin de montagnes, dans le nord-est du pays, Podujeve est une ville affairée, à majorité musulmane. Ici, l’imam Idriz Bilalli s’inquiète de la puissance de ces groupes radicaux. » Leur propagande sur Internet fait des ravages, constate-t-il. Souvent, des jeunes m’interrogent sur des vidéos radicales qu’ils visionnent sur Internet. Je leur explique que l’islam est une religion de paix et qu’elle n’a rien à voir avec la violence. Mais je ne les convaincs pas tous. »
Les autorités kosovares n’ont pas les moyens de lutter contre ce djihadisme on line, d’autant que ces sites sont souvent administrés depuis l’étranger. Des prêches de Bilal Bosnic, populaire leader des djihadistes balkaniques, sont, par exemple, régulièrement postés sur YouTube. Pourtant, il est en prison. D’autres sites déversent leur propagande djihadiste en plusieurs langues, tel Vesti Umeta (version serbo-croate), également décliné en albanais, sous le nom d’Hilafeti. Chaque fois que les autorités parviennent à les bloquer, ils resurgissent, quelques heures plus tard, sous une autre forme…
Comment lutter ? » La plupart des imams ne sont pas armés sur le plan théologique, dit Idriz Bilalli. Ils n’ont pas d’arguments à opposer aux fondamentalistes. Ils devraient se former à la rhétorique. » Plusieurs fois, il a soumis cette idée aux autorités islamiques de Pristina. En vain. Au contraire, il a été renvoyé de l’université des études islamiques, où il dispensait des cours de théologie. Motif : il avait osé critiquer la hiérarchie ! A se demander si le grand mufti de Pristina ne cherche pas à ménager les membres radicaux afin de gagner leurs voix aux prochaines élections…
Plus on s’éloigne de la capitale, plus on prend conscience du problème. A Hani i Elezit, ville musulmane de 10 000 personnes, située à flanc de colline, près de la frontière avec la Macédoine, une dizaine de salafistes sèment le trouble depuis plusieurs mois, au grand désarroi de Musa Vila, le chef de la communauté islamique. » Ils sont totalement endoctrinés, s’alarme-t-il. Ils ont beaucoup d’argent et la volonté de pervertir nos jeunes. Le soir, durant le ramadan, ils dressent des banquets et les invitent à dîner. En même temps, ils sont très agressifs envers les imams. Ils ne reconnaissent pas notre autorité. » Huit imams serbes et bosniaques viennent d’ailleurs d’être menacés de mort par Daech, selon l’agence de sûreté de l’Etat bosnien (Sipa). » Voilà trois mois, un salafiste s’est installé à ma place, dans la mosquée, avant que je n’arrive, et il a commencé à prêcher, poursuit Musa Vila. Je lui ai demandé de me rendre ma place. Il a refusé ! Nous en sommes venus aux mains. Si ces fondamentalistes en viennent à frapper un imam, ils sont capables de tout. »
Et de commettre un attentat ? » Le risque existe, mais il est mesuré, estime un diplomate européen. La société kosovare est régie par des lois séculaires, le kanun. Un fondamentaliste qui voudrait commettre un attentat sait qu’il expose sa famille aux représailles. Il y réfléchira à deux fois. » En poste dans les Balkans depuis plus de cinq ans, un officier de police européen, au fait du dossier, livre un diagnostic plus inquiétant : » La Bosnie et le Kosovo restent les pays les plus dangereux d’Europe, en raison des difficultés politiques et des hauts niveaux de corruption, estime- t-il. Plus de 750 000 armes circulent en Bosnie. Une kalachnikov ne coûte que 200 euros et il est facile d’entrer illégalement dans l’espace Schengen. »
En novembre dernier, une cellule terroriste, impliquant plusieurs Kosovars, a été démantelée en Albanie, alors qu’elle préparait un attentat, à l’occasion d’un match entre les équipes d’Israël et d’Albanie pour les qualifications du Mondial de football 2018. En mars dernier, trois Kosovars ont été arrêtés à Venise. Selon la police italienne, ils envisageaient de faire sauter le pont du Rialto.
De quoi donner raison à Donald Tusk. Lors du dernier sommet, les 9 et 10 mars, le président du Conseil européen s’inquiétait de l’instabilité des Balkans. Dans le langage diplomatique, le mot » poudrière » n’existe pas.
Combattants kosovars : la délicate réinsertion
Au Kosovo, plus de 130 ex-combattants rentrés de Syrie sont derrière les barreaux ou en attente de jugement. « Nous devons mettre en place une politique viable de déradicalisation et de réinsertion », martèle Burim Ramadani, directeur du Centre de recherches sur la politique de sécurité. Pour l’heure, rien n’est fait, ou presque : « Nous organisons des lectures du Coran dans les prisons », déclare Valdet Hoxha. Lucide, le ministre adjoint des Affaires intérieures sait, aussi, que l’on trouve des opuscules fondamentalistes dans les cellules… « La prison est une machine à radicaliser », estime Albert Berisha. En 2013, ce jeune homme à la barbe bien taillée a passé une dizaine de jours en Syrie. Depuis son retour, il attend son procès, tout comme Enis Begolli (photo). Arrêté, dit-il, parce qu’il s’était rendu à Istanbul, il a fait appel et attend le verdict. « Durant mon incarcération, j’ai demandé des entretiens avec des psychologues, je ne les ai jamais eus. Rien n’est fait pour nous réhabiliter. »
De nos envoyés spéciaux Charles Haquet et Mersiha Nezic.
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