Comment opère-t-il ? Quelles réponses pour en limiter le développement ? Et pourquoi la Belgique est-elle pointée du doigt ?
Spectaculaire et insupportable. » Affolant » même, selon Sophie Cluzan, archéologue et conservateur du patrimoine au musée du Louvre, à Paris. Depuis 2015, la propagande islamiste révèle au su et au vu du monde occidental la rage de destruction de Daech du patrimoine ancien de Syrie et d’Irak. En réalité, toutes les parties, de l’armée syrienne aux groupes rebelles en passant par les » alliés » russes ou américains n’ont guère d’égards pour la richesse archéologique de ces deux pays. Et l’archéologue syrien Cheikhmous Ali de préciser, images à l’appui, lors d’une journée d’étude ( » Le trafic illicite des biens culturels, source de financement du terrorisme et des groupes armés « ) organisée à l’ULB en novembre dernier, à l’initiative de la Commission belge francophone et germanophone pour l’Unesco, les dommages causés par l’une ou l’autre partie. Cela va de l’occupation de sites archéologiques pour raisons stratégiques (Apamée) au percement de routes et de tranchées au milieu d’un terrain de fouilles (Palmyre, Necropolis) via le dynamitage voire le bombardement d’édifices, y compris de musées comme à Raqqa.
On doit toutes ces destructions autant à Daech qu’à l’armée syrienne, autant aux rebelles qu’aux interventions de la coalition internationale. On sait par ailleurs que l’Etat islamique livre, contre paiement de taxes, des permis de fouilles aux paysans locaux et enrôle des archéologues professionnels. Mais il n’est pas le seul. En Syrie, sur le seul site d’Apamée (qui n’a jamais été aux mains de Daech), on a dénombré 14 500 fosses illicites. D’où la question posée par Alexandre Chevalier, vice-président de l’Icom Belgique/Wallonie-Bruxelles (Conseil international des musées) : » A qui profite le crime ? »
Car derrière l’idéologie islamiste, il y a bel et bien un autre enjeu, posé au centre du colloque : le commerce illégal des biens culturels en provenance d’Irak et de Syrie. Et pour qu’il y ait commerce, il faut aussi des acheteurs. Le but final est donc d’aboutir sur le marché international et ses quelque 400 000 collectionneurs férus d’archéologie, sachant que » 70 % du marché, comme le rappelle Mariya Polner, conseillère politique à l’Organisation mondiale des douanes, est concentré en Europe « . Les routes pour y parvenir sont nombreuses et variées, difficiles à localiser.
D’Apamée à Bruxelles
Il semble que certains objets, selon leur provenance géographique, soient acheminés vers la Turquie, la Jordanie et le Liban. Souvent, il ne s’agit que d’une étape. Les oeuvres prendraient ensuite la direction du Yémen en guerre et, de là, du Qatar et des Emirats arabes unis, grand réservoir de nouveaux riches amateurs peu regardants quant à la provenance des oeuvres. Les » colis » poursuivent le plus souvent leur périple. Notamment vers l’Espagne, aujourd’hui considérée comme nouveau pays d’accueil. Par bateau, par route ou par avion, ils sont rarement interceptés par les douanes. Et Cheikhmous Ali d’évoquer cependant la découverte, à l’aéroport de Roissy, de deux superbes reliefs paléochrétiens dont on a pu tracer le parcours depuis le Liban jusqu’à Paris en passant par… Taïwan. La plupart des belles pièces termineront leur voyage dans les entrepôts des ports francs, ce qui leur garantit, explique le juriste Vincent Negri, chercheur au CNRS, » de n’être déposées légalement dans aucun pays et donc d’échapper aux lois nationales « . Les oeuvres sont donc remisées entre autres à Genève même si, désormais, par crainte des contrôles douaniers mis en place par une nouvelle législation, elles prendront peut-être aussi la direction d’un nouveau port franc plus laxiste créé, est-ce un hasard, il y a peu, à Luxembourg.
Le commerce illicite d’oeuvres d’art alimente directement le financement du terrorisme
Après de longues années de silence, le temps de se faire oublier, elles réapparaîtront sur les places fortes du marché comme Londres, New York, Paris et Bruxelles en s’inventant une histoire, histoire de rassurer le client. Pour l’heure, ce sont de petites pièces qui circulent. Ainsi, ces tablettes cunéiformes découvertes il y a deux ans dans un envoi TNT à l’aéroport de Bierset. A Washington, 200 tablettes de ce type acquises par le futur musée de la Bible, dont l’ouverture est prévue pour 2017, relèveraient de ce trafic. En 2014, l’opération douanière Odysseus menée au même moment par 26 pays a permis 43 saisies. Bilan : 44 235 objets dont une série de sacs contenant plus de 40 000 pièces de monnaies anciennes.
En réalité, comme l’analysaient lors du colloque à la fois Lucas Verhaegen, responsable de la cellule art et antiquités de la police fédérale, et Mariya Polner, le marché illicite réclame une organisation complexe à laquelle participent divers acteurs : les voleurs, les passeurs et diverses personnalités du crime organisé qui infiltrent peu à peu le milieu des marchands : » Il faut du temps pour organiser les réseaux et les filières, tester les intermédiaires. Pour l’heure, il faut surtout tenir compte des possibilités qu’offre le marché sur Internet, en pleine expansion et hors contrôle. » Peut-on imaginer que toute cette filière soit dirigée par une seule organisation ? » La vente d’objets archéologiques ne relève pas, assure Cheikhmous Ali, par ailleurs président de l’Apsa (Association for the Protection of Syrian Archeology), du programme politique de Daech mais plutôt d’initiatives privées au sein de l’organisation terroriste. » Est-ce crédible ? Et à quelle hauteur ? On a évoqué un financement de l’EI qui dépasserait plusieurs millions de dollars. France Desmarais, directrice des programmes au secrétariat de l’Icom et auteure d’un ouvrage collectif sur la question (1) est catégorique : » A l’heure actuelle, on ne peut donner aucun chiffre. »
La Belgique à la traîne
Toutes les grandes organisations internationales, des Nations unies à l’Unesco en passant par la Commission européenne, le Conseil de l’Europe ou l’Icom et même des chefs d’Etat américains, russes ou encore français, le proclament : le commerce illicite d’oeuvres d’art alimente le financement du terrorisme. Succède alors un défilé de résolutions, conventions et bonnes intentions. Mais comme le souligne Vincent Negri, » il ne faut pas confondre droit et moralité « . Car la question n’est pas neuve. Victor Hugo s’émouvait de la spoliation par la France du patrimoine chinois et la convention de La Haye en 1899 (art. 56, al. 2) interdisait le transfert des biens culturels et prévoyait des poursuites. Où en est-on aujourd’hui ? Depuis 1970, une convention de l’Unesco vise à interdire l’importation comme l’exportation des biens culturels acquis de manière illicite. Autrement dit, une pièce volée dans un musée ou issue de fouilles non officielles, se voit renvoyée vers son lieu d’origine. Ses recommandations, plus diplomatiques que contraignantes, s’appuient sur la collaboration des polices, des douanes et des négociants ; 131 pays (mais pas la Syrie) ont ratifié le texte. Certains auront mis du temps. Le Luxembourg et l’Autriche n’ont signé cet accord qu’en… 2015. Les Pays-Bas et la Belgique en 2009. Très tard.
Du coup, notre pays est devenu le terrain de jeu de trafics illicites dont se défend le lobby des antiquaires. » Celui-là même, ajoute Marien Faure, secrétaire général de la commission belge francophone et germanophone pour l’Unesco, qui en 2005, s’y était encore opposé alors que Rudy Demotte, à l’époque ministre-président de la Région wallonne et de la Communauté française, avait tout fait pour que la Belgique s’aligne sur ses partenaires européens. »
En outre, ce traité paraît bien insuffisant car peu contraignant. Il lui manquait, juridiquement, un bras armé. Celui-ci, rédigé à Rome en 1995, par l’Institut pour l’unification du droit privé (Unidroit) implique désormais la responsabilité des collectionneurs et s’étend aux biens qui ne seraient pas inventoriés. Mais à ce jour, aucun pays ne l’a ratifié, et ce malgré les recommandations venues du Conseil de sécurité des Nations unies. Dans sa résolution 2 199 (point 17) adoptée le 12 février 2015, ce dernier engage tous les Etats membres à prendre toutes les mesures voulues pour empêcher le commerce des biens culturels d’Irak et de Syrie, et notamment en interdisant le commerce transnational de ces objets. Chacun en est conscient mais les différences nationales quant aux droits privés ne peuvent au mieux qu’adapter la proposition d’Unidroit, ce qu’ont fait par exemple la France, les Pays-Bas et la Suisse.
Néanmoins, les choses bougent. La résolution 1 267 (1999) émanant du Conseil de sécurité de l’ONU, qui appelait notamment à geler les ressources financières des talibans afghans, est sans cesse actualisée et les mesures contraignantes renforcées. En avril 2016, elle impose à ses membres le contrôle d’un moratoire applicable à toute oeuvre en provenance d’Irak, de Syrie et de Libye. Quant à la Commission européenne, elle prévoit un texte législatif pour le premier trimestre 2017…
Sur le terrain, la lutte est aussi engagée par les différentes polices. La France, l’Espagne, le Royaume Uni et les Pays-Bas étoffent leurs équipes spécialisées et des cellules similaires sont créées en Lituanie, en Pologne et en Roumanie.
Chez nous rien de tel puisque Jan Jambon, le ministre N-VA de l’Intérieur a supprimé la cellule policière » Art et Antiquités » (deux enquêteurs) jugée » non prioritaire » et ne semble pas revenir sur sa décision malgré une pétition lancée par l’association Bouclier bleu qui a déjà obtenu près de 3 000 signatures sur change.org (2). Désormais, ce travail d’enquête, intégré à toutes les autres enquêtes, est le fait de la police judiciaire fédérale dont les bureaux sont répartis en 14 points en fonction de la localisation des parquets de justice du pays. Du coup, renonçant à la centralisation des informations, c’est aussi toute la coordination avec les polices étrangères qui disparait, de même que les relations privilégiées et régulières avec Interpol, l’organe central de lutte contre les trafics auquel adhèrent 190 pays.
Cette disparition signifie aussi la fermeture de la base de données (Artists) qui recense et partage la liste des oeuvres volées avec d’autres organismes. Or, cette décision, note Françoise Bortolotti, coordinatrice de l’Unité des biens culturels d’Interpol, risque de mettre à mal l’efficacité de la lutte dans la mesure où » la Belgique est un de nos principaux interlocuteurs et partenaires dans ce domaine extrêmement complexe « . Est-ce un hasard si aucune personnalité du monde politique belge n’a répondu aux invitations des organisateurs du colloque ? Silence radio. Silence aussi du côté des marchands d’art, si souvent mis en cause. Et souvent à tort, eux dont un représentant parisien affirmait dans un article du Journal des arts que, depuis ces levées de boucliers, le prix des pièces avait baissé de 80 %.
(1) Countering Illicit Traffic in Cultural Goods, par France Desmarais, éd. Icom, 2015.