Les attaques contre le service public de l’information se multiplient en Europe. Même s’il n’est pas toujours à la hauteur de ses missions, sa viabilité relève de l’intérêt général, assure Nathalie Sonnac, professeure à l’université Paris-Panthéon Assas spécialiste des médias.
Au Royaume-Uni, en France ou en Suisse, l’audiovisuel public connaît des temps troublés. Les causes sont diverses. Mais un mouvement de fond se dessine pour questionner l’attribution des moyens financiers par l’Etat. Or, les raisons économiques invoquées peuvent masquer une intention politique de réduire dans nos sociétés démocratiques la place dédiée à la culture, au divertissement et surtout à l’information. Dans ce contexte hostile, souvent soutenu par les formations politiques de droite radicale, les opérateurs de l’audiovisuel public sont scrutés et auraient évidemment intérêt à être à la hauteur des missions qui lui sont confiées et qui justifient leurs subventions.
Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé au Royaume-Uni, où la vénérable BBC a vu sa crédibilité prise en défaut par deux «scandales». Dans un documentaire diffusé par l’émission Panorama en 2024 avant l’élection présidentielle américaine, le discours du président Donald Trump le 6 janvier 2021 devant le Capitole à la fin de son premier mandat a été monté de façon biaisée, laissant accroire qu’il avait directement incité ses partisans à prendre d’assaut le siège du Congrès américain dans le cadre du mouvement de contestation des résultats des élections qui l’avaient vu perdre. Cette faute survenait de surcroît après des critiques émises contre la chaîne publique britannique en langue arabe, BBC Arabic, pour ne pas avoir suffisamment pris en compte les souffrances des Israéliens dans la couverture de la guerre à Gaza. Dans les deux cas, la BBC a donc été accusée de manquer à ses obligations de neutralité.
Difficultés économiques
A la suite de ces deux affaires, le directeur général de l’institution Tim Davie et la directrice de BBC News Deborah Turness ont démissionné. Une «aubaine» pour le Parti conservateur et la formation d’extrême droite Reform UK de Nigel Farage, qui ne se sont pas privés de fustiger un audiovisuel public irréductiblement trop progressiste à leurs yeux. Seuls les Libéraux-Démocrates se sont portés au secours de la BBC et ont dénoncé «la mainmise populiste sur les valeurs britanniques».

La France a connu également son «affaire» questionnant la neutralité des journalistes et des chroniqueurs du service public quand deux figures du microcosme médiatique, Patrick Cohen et Thomas Legrand, ont été vus dans une vidéo, opportunément diffusée par le mensuel d’extrême droite L’Incorrect, en compagnie d’élus du Parti socialiste. Les propos révélés semblaient conclure à l’existence d’une entente entre les convives pour que les journalistes œuvrent à contrecarrer l’élection de Rachida Dati, personnalité de droite, à la mairie de Paris en 2026. Cette faute, conjuguée aux «ratés» d’ordre plutôt technique observés dans la conduite du journal de 20 heures de France 2 sous la houlette nouvelle de Léa Salamé, a poussé des députés de droite et d’extrême droite à mettre en place une commission parlementaire «sur la neutralité, le fonctionnement et le financement de l’audiovisuel public».
Ces mises en cause politiques interviennent en outre dans un contexte tendu par l’intention du gouvernement de baisser la dotation de France Télévisions l’année prochaine. En Suisse, une décision plus radicale a été prise: un plan d’économies prévoit la suppression de 900 emplois au sein de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR, lire l’encadré). Que disent ces décisions de la place actuelle et future de l’audiovisuel public? Nathalie Sonnac, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Panthéon Assas et ancienne membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (devenu l’Arcom) en France, décrit les enjeux de ces questionnements sur l’audiovisuel public.

Sur un plan économique, la diminution des audiences et le déplacement de revenus publicitaires vers le numérique mettent-ils en danger la viabilité de l’audiovisuel public?
De manière générale, l’audiovisuel public vit un big bang médiatique et un tsunami avec l’arrivée des plateformes de partage de vidéos, des réseaux sociaux, YouTube, Netflix, Amazon Prime, etc. Ces nouveaux opérateurs accaparent du temps, des audiences et, de plus en plus, des sources de revenus publicitaires. Les acteurs traditionnels, les chaînes privées comme les chaînes publiques, sont mis en difficulté. Parallèlement, le contexte politique et économique conduit pas mal de gouvernements à remettre en cause le montant des ressources allouées au service public, au risque d’une qualité moindre. L’heure est grave.
Des arrière-pensées politiques
Réduire les subventions dédiées à l’audiovisuel public, est-ce une tendance de fond?
Une illustration avait déjà été donnée en Grèce où la question s’était posée au moment de la crise de 2008. En Suisse, il y a quelques années, le service public avait été tancé. Les autorités avaient organisé une votation à son sujet. Et il en était sorti grandi puisque 73% des votants avaient approuvé la poursuite de l’aide publique. Aujourd’hui, la SSR va supprimer près de 900 postes. Au Royaume-Uni, est mis en débat non pas le non-renouvellement mais néanmoins un amoindrissement substantiel de la subvention de la BBC. Et en France, l’extrême droite, comme la droite conservatrice, n’hésitent pas à remettre en cause l’existence de l’audiovisuel public et à envisager la privatisation, des raisons économiques étant avancées.
Les volontés de réduire les subventions de l’audiovisuel public sont-elles motivées essentiellement par des raisons économiques ou cachent-elles des arrière-pensées idéologiques?
J’ai montré combien il n’était clairement pas tenable d’invoquer la raison économique pour supprimer ou pour privatiser l’une ou l’autre chaîne de télévision publique. La dimension politique et idéologique l’emporte quand il s’agit de remettre en cause l’existence même d’un service public. On voit ce qui se passe aux Etats-Unis. On observe aujourd’hui en Europe que beaucoup de pays se polarisent. Les extrêmes arrivent au pouvoir dans certains pays comme l’Italie, ou sont à ses portes. Et toute l’histoire a montré que, malheureusement, à chaque fois qu’un Etat totalitaire se met en place, il s’attaque prioritairement aux services publics et remplace l’audiovisuel public par un service d’Etat, c’est-à-dire la voix de son maître. La motivation est incontestablement idéologique. C’est la raison pour laquelle il est indispensable que l’ensemble des démocrates se mobilisent aujourd’hui pour la défense des médias qui ont pour mission de produire une information de qualité, respectant la pluralité des opinions, et en particulier pour la défense du service public, indispensable ciment d’une société démocratique.
La viabilité du service public doit-elle être assurée par l’Etat?
C’est une garantie démocratique. D’ailleurs, l’European Media Freedom Act (NDLR: le règlement européen sur la liberté des médias entré en vigueur le 7 mai 2024) dit combien le service public joue un rôle central dans un écosystème informationnel et qu’il doit être garanti par une indépendance politique et financière. Il faut rappeler en outre qu’aujourd’hui, l’écosystème informationnel n’est pas n’importe lequel. La désinformation, la polarisation, le fait que près de 25% des 18-25 ans s’informent sur les réseaux sociaux en sont des caractéristiques. Et on sait bien que la gouvernementalité algorithmique de ces réseaux est totalement manipulatoire et perméable aux ingérences étrangères, avec, en arrière-plan, une menace potentielle sur la souveraineté culturelle.
L’essor des fake news et la diffusion d’opinions plus que d’informations sur les réseaux sociaux ne peuvent-ils pas consacrer le besoin d’une information vérifiée et crédible, et donc notamment rendre une place centrale au service public?
On est en tout cas confronté à une crise de confiance envers les politiques, envers les institutions, et particulièrement les médias. Ceux-ci doivent donc retrouver une relation de confiance avec le public. Il faut bien comprendre que les médias, qu’ils soient publics ou privés, ont pour mission de fournir une information de qualité et ils en sont les garants. Les chaînes de télévision signent des chartes conventionnelles avec le régulateur et elles s’engagent sur un certain nombre de règles telles que la protection des jeunes publics, la lutte contre les fake news, la représentation juste et égale des femmes et des hommes, le pluralisme et la diversité des opinions… C’est un élément qui est central, et cela, quelle que soit finalement la nature de la chaîne. Ces missions-là, les réseaux sociaux ne les ont pas. En presse écrite, les éditeurs de journaux assument une responsabilité pénale. Même chose pour les dirigeants de chaînes de télévision privées. Là non plus, les réseaux sociaux n’ont pas ces obligations et responsabilités. On est donc dans un contexte de free speech défendu par les Américains et par les propriétaires de plateformes. Mais a contrario, en Europe, on est dans un contexte de liberté d’information encadrée. Or, ce modèle constitutif de nos démocraties est aujourd’hui terriblement attaqué.
La menace de l’IA
Les dysfonctionnements observés notamment à la BBC et à France Télévisions ne tombent-ils pas particulièrement mal et nécessitent-ils de la part des opérateurs de l’audiovisuel public un contrôle interne supplémentaire?
Il est clair que cela tombe extrêmement mal. Néanmoins, défendre l’audiovisuel public et le considérer comme indispensable à nos espaces informationnels ne garantit pas que certains de ses employés ne commettent des erreurs ou ne fassent pas des fautes. Ces fautes graves doivent être sanctionnées en vertu des règles en vigueur. Il ne me semble pas qu’il faille prévoir de mettre en place un contrôle interne supplémentaire.
Les gouvernements européens actuels et l’Union européenne en tant qu’institution restent-ils conscients de l’importance de l’audiovisuel public malgré, pour certains, les économies qu’ils imposent?
J’espère profondément. Les médias sont des vecteurs de démocratie. Ils jouent un rôle indispensable. La qualité de l’information, le fait qu’elle soit vérifiée, contextualisée, sourcée, indépendante des pouvoirs politiques et financiers sont consubstantiels à notre équilibre démocratique. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle générative contribue à mettre à mal ces principes de base. Bon nombre d’Européens ne font plus le distinguo entre le vrai et le faux. Des régimes totalitaires utilisant les réseaux sociaux comme moyens de manipulation ou d’ingérence jouent sur le doute et mettent ainsi en cause les faits, le réel. C’est ainsi que nos démocraties sont en danger. J’espère très fortement que les représentants de nos démocraties, que les politiques se sentent en responsabilité et ne remettent pas en cause l’existence de ces services publics. C’est une question d’intérêt général et de démocratie.
«A chaque fois qu’un Etat totalitaire se met en place, il remplace l’audiovisuel public par un service d’Etat, c’est-à-dire la voix de son maître.»

La Suisse dégraisse
Pour atteindre son objectif d’économie de 270 millions de francs suisses (quelque 290 millions d’euros), imposée notamment par la décision du Conseil fédéral (le gouvernement) de réduire progressivement la redevance média (d’un montant de 360 euros pour un ménage), la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR) a annoncé le 24 novembre la suppression, à l’horizon de 2029, de 900 équivalents temps plein dans son personnel. Celui-ci compte 7.130 employés pour gérer 17 stations de radio, sept chaînes de télévision, et plusieurs sites web.
La diminution de la redevance média est un thème au centre de plusieurs votations. Une nouvelle doit être organisée en mars 2026 pour la diminuer à 215 euros. En 2018, une autre initiative populaire visant à carrément supprimer la redevance avait subi un échec: 71,6% des votants l’avaient rejetée. Mais elle avait ouvert un grand débat sur le coût de l’audiovisuel public, qui n’est pas près de se refermer.