Contestation sociale Maroc Mohammed VI
«Nous sommes fatigués de la fausse démocratie», indique le panneau de cette manifestante, le 5 octobre à Rabat. © GETTY

Contestation sociale au Maroc: «La politique de prestige de Mohammed VI ne bénéficie qu’à une minorité»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les jeunes Marocains réclament de meilleurs services publics alors que les autorités sont mobilisées par la tenue de compétitions sportives. Le dilemme ne sera pas simple à surmonter.

Le Maroc connaît des jours agités depuis que des jeunes protestent quotidiennement contre les défaillances du système de santé et d’éducation. Lancée le 27 septembre, la contestation se poursuivait pacifiquement en milieu de semaine après une montée de tension, le 1er octobre, à la suite de la mort de trois manifestants par les forces de l’ordre à Lqliaâ, près d’Agadir. C’est le décès de huit femmes enceintes dans un hôpital de cette ville du sud du pays qui fut le déclencheur du mouvement de protestation désormais national.

Comment le pouvoir va-t-il contenir cette opposition, à ce stade apolitique? Les protestataires trouveront-ils des réponses à leurs revendications? La situation économique et sociale du Maroc apaisera-t-elle ou aggravera-t-elle la recherche d’une sortie de crise? L’historien Pierre Vermeren, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur de Le Maroc en 100 questions. Un royaume de paradoxes (Tallandier, 2020), décrypte les enjeux de cette contestation d’un nouveau genre.

Voyez-vous une spécificité à ce mouvement de contestation?

Depuis 1965, le Maroc a connu régulièrement –environ tous les cinq ou dix ans– des mouvements sociaux de plus ou moins grande intensité. La fin du XXe siècle fut marquée par des émeutes assez radicales. Le plus souvent, leur configuration était que les partis politiques et les syndicats appelaient à des manifestations, et celles-ci se transformaient en émeutes du fait de gens extrêmement pauvres, notamment des personnes vivant dans la rue, qui cassaient tout jusqu’à ce que l’armée ou la police intervienne violemment. On n’a ni l’un ni l’autre aujourd’hui: ni les forces de l’ordre obligées d’intervenir contre des gens très pauvres et pilleurs ni les partis, les syndicats ou les islamistes qui sont derrière les protestataires. Il s’agit de manifestations spontanées. Elles ressemblent plus aux mouvements contestataires observés au XXIe siècle, comme le Hirak du Rif (NDLR: entre octobre 2016 et août 2017), les coordinations rurales, le printemps arabe en 2011… Il s’agit de manifestations de garçons et filles plutôt bien éduqués, qui ne sont pas organisés autour de structures politiques ou syndicales. Mais contrairement au Hirak du Rif, ce mouvement a une dimension nationale, et contrairement au printemps arabe, il a une dimension à la fois rurale et urbaine. Il touche presque tout le pays avec des mots d’ordre qui sont avant tout des demandes de plus de droits, de plus d’Etat, de plus de sécurité en ce qui concerne la santé, l’école, l’université, voire l’emploi. Bref, une quête de plus de justice dans un contexte où la pauvreté a à nouveau augmenté à cause de la grande sécheresse qui frappe les campagnes marocaines depuis sept ans.

«Les émeutes sont aussi le résultat de l’arrivée de ruraux dans les villes à cause de la sécheresse.»

Y a -t-il aussi à l’origine de cette colère le décalage entre le chantier rondement mené des infrastructures pour la Coupe d’Afrique des nations 2025-2026 de football et le Mondial 2030, et le chantier inachevé des services publics?

Oui, mais bien au-delà des stades, est questionnée la politique de prestige de la monarchie qui fait construire un TGV, un port en eaux profondes géant à Tanger, qui a rénové les quatre capitales du pays – Rabat, Casablanca, Tanger, Marrakech– avec des monuments, des tours, des équipements de toutes sortes… Tout cela mène à un constat dramatique par rapport au reste du pays qui, lui, ne sombre pas dans la misère mais est resté très pauvre. Le pouvoir a mis en œuvre la théorie marocaine du ruissellement et cela ne fonctionne pas beaucoup mieux qu’en France. Le Palais a aussi développé une politique qui vise à promouvoir le secteur privé. Le roi et ses conseillers n’ont pas réformé l’école, l’université et l’hôpital. Ils les laissent vivre leur vie, donc les services publics se désagrègent. Dans le même temps, ils misent tout sur le privé: cliniques, écoles, universités privées… Cette politique ne profite qu’à une petite partie de la population et les universités ou les hôpitaux fréquentés par les pauvres non seulement ne sont pas très nombreux, mais manquent de médecins. Le contraste est d’autant plus grand qu’il y a cette politique de prestige et que toute une partie du Maroc va bien, voire très bien.

Le nouveau stade prince Moulay Abdallah à Rabat a été inauguré le 5 septembre. Il accueillera des matches de la Cour d’Afrique des nations en décembre. , © GETTY

Le gouvernement dans sa réaction aux manifestations s’est montré très conciliant. Craint-il que le mouvement lui échappe?

Pendant le Hirak du Rif, le gouvernement avait laissé se développer le mouvement pendant des mois avant d’intervenir. Je pense qu’aujourd’hui, une certaine circonspection prévaut. Elle pourrait tout de même prendre fin assez rapidement parce qu’il y a déjà eu trois morts. Il est difficile de calmer une coordination qui n’a pas de chef. J’imagine que la police et les services de renseignement recherchent les donneurs d’ordre sur les réseaux sociaux. On est dans une phase d’observation. Au Maroc, les autorités politiques ont coutume de très peu communiquer avec le peuple, que ce soit par la presse ou sous forme directe. Le Premier ministre, Aziz Akhannouch, est mis en cause par les manifestants. Mais lui et le roi n’interviennent pas directement dans le débat public. Un certain silence est normal. Ils attendent de voir quelle serait la meilleure manière de répondre à la contestation. Mohammed VI accélérera-t-il le remplacement du Premier ministre? Limogera-t-il quelques responsables administratifs de haut niveau comme cela se fait d’habitude? C’est plutôt cette hypothèse qu’on peut prendre en compte aujourd’hui. Mais comme dans tous les mouvements de ce genre, il est difficile de prévoir la suite.

Le roi peut-il être fragilisé par cette contestation?

On est tout de même dans une période que certains ont qualifiée de «fin de règne». Le roi est malade et pas au mieux de sa forme. Je pense cependant qu’il n’y aura pas de volonté de déstabiliser l’institution royale. La suite dépendra des ordres qui seront donnés et de la manière dont ils seront reçus. Sera-ce avec une certaine compréhension et bienveillance ou avec dureté? Il est difficile de savoir ce qu’on pense au palais royal. Globalement, le roi et ses conseillers sont très contents de l’évolution du pays. Ils savent qu’il a des fragilités mais ils sont satisfaits de la modernisation et du développement des emplois industriels depuis quelques années. Je ne sais pas s’ils voient les 20 à 25 millions de Marocains qui vivent à côté de ce développement. Tel est le problème. Mais ils sont obligés de prendre en compte les événements des dernières semaines et d’y réagir avec une certaine souplesse. In fine, cela pose la question du roi, puisque c’est lui qui est à la manœuvre et qui décide avec ses conseillers… Ils ont évidemment des informations que nous n’avons pas sur la situation. Les émeutes du Rif avaient débouché sur une mise en cause de la monarchie parce qu’elles se passaient dans une région frondeuse depuis toujours. Aujourd’hui, comme le mouvement a une dimension nationale, ce ne sera a priori pas le cas. Dans ces «mauvais» moments, on s’en prend plutôt aux proches et aux conseillers du roi et aux ministres. Le Premier ministre est en poste depuis longtemps. C’est un riche homme d’affaires. Il peut facilement servir de fusible.

«La société marocaine est très polarisée socialement et politiquement.»

Le développement du Maroc ces dernières années est-il indéniable?

Le Maroc a toujours été dual. La société est très polarisée socialement et politiquement. Les réformes des dernières années ont-elles remédié à cela? Pas vraiment. Elles ont modernisé le pays. De grands changements ont été entrepris dans beaucoup de domaines économiques et industriels. Les décideurs ont agi par grands projets, avec des réalisations spectaculaires, et parfois des résultats. L’agriculture avait réalisé des progrès, mais malheureusement, la vague de sécheresse actuelle les a ralentis. Des emplois ont été créés dans le secteur industriel, mais dans un pays de 40 millions d’habitants, il en faudrait plusieurs millions. Or, pour l’instant, on est loin d’avoir atteint un million. La carence en emplois persiste. Donc, à côté d’un développement incontestable dans le tourisme, les infrastructures, l’industrie et un peu dans l’agriculture, la jeunesse et la population rurale et des périphéries restent très à la peine. Or, avec la sécheresse, des millions de familles rurales quittent les campagnes et débarquent dans les villes. C’est évidemment un facteur de pression supplémentaire que le Maroc n’avait pas connu depuis les années 1980 lors de la grande vague précédente de sécheresses. Dans une société fragile, cet exode accentue la pression sociale de manière très forte. Les émeutes actuelles sont aussi le résultat de l’arrivée évoquée depuis plusieurs mois des ruraux, qui intensifient la pression sur le logement et l’immobilier.

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