«Si en nous, il y a de la violence, il y a aussi de l’humanité», retient de ses confrontations à la violence extrême Laurent Larcher. «Si nous n’y faisons pas attention, elle peut nous submerger.»
«En décembre 2013, j’ai couvert la guerre en République centrafricaine aux premiers jours de l’intervention française, l’opération Sangaris. J’étais accompagné d’une jeune photographe, Camille Lepage. Un samedi matin, avenue des Martyrs (à Bangui), nous avons assisté à un lynchage. Il ne nous a plus quittés. J’avais déjà été confronté à la violence extrême, mais jamais d’aussi près: cette fois, les tueurs nous ont fait une place parmi eux. Ce n’étaient pas des soldats, ni des miliciens ni des djihadistes […]. C’étaient des femmes et des hommes de la rue, des gens comme vous et moi. Avec Camille, nous avons été entraînés par ce courant ultraviolent de gens ordinaires, elle en est morte.» Ainsi commence le livre, La Fureur et l’extase (1), que le journaliste de La Croix Laurent Larcher consacre à son expérience des violences extrêmes lors de ses reportages, en particulier en Centrafrique au milieu des années 2010.
Le lynchage qui l’a tant marqué, c’est celui d’un commerçant camerounais d’un quartier musulman de la capitale centrafricaine le 14 décembre 2013. Abomination dans l’abomination, s’il a été tué alors qu’il circulait à moto, c’est parce que des gens dans la rue l’ont pris pour le colonel Mandra, un officier réputé pour sa cruauté appartenant à la Seleka, la coalition des groupes musulmans qui s’opposait à l’alliance des anti-balaka défenseurs des chrétiens. La Centrafrique connaissait alors sa troisième guerre civile en dix ans… Mais plus encore que la mise à mort de ce père de famille, c’est «l’état de ceux qui ont abusé de son corps après l’avoir tué» qui a affecté Laurent Larcher. «A n’en pas douter, il y avait du festif et du collectif autour de cet homme assassiné et découpé.»
Cette agression d’une rare violence, conjuguée à l’assassinat dans des circonstances non encore entièrement élucidées de sa collègue photographe Camille Lepage, le 12 mai 2014, a amené Laurent Larcher à une réflexion profonde et poignante sur notre rapport à la violence extrême.
Avez-vous trouvé des explications au déchaînement de violences extrêmes auxquelles vous avez assisté en Centrafrique?
Nous ne sommes pas préparés à cette violence extrême. Je ne l’étais pas. Le pays en paix où je suis né, ma formation, mon milieu, mon état d’esprit, ma culture plutôt imprégnée de la foi en l’homme… ne m’y avaient pas préparé. J’ai appris ce qu’est la violence à travers les cours, via aussi l’histoire de ma famille. Mais je n’en avais jamais été témoin. Peut-on comprendre? J’ai essayé. On peut explorer plusieurs hypothèses. Celle qu’on m’a souvent renvoyée, même de la part de responsables politiques et militaires, c’est une forme d’essentialisation sur le mode «ça, c’est l’Afrique», «ça, c’est le Moyen-Orient»… Cette violence extrême serait liée à un lieu, à une culture, à des personnes… Je ne souscris évidemment pas à cette explication. Ce n’est pas l’Afrique, c’est nous. Nous sommes capables de tels actes. Eux nous dévoilent ce que nous sommes, c’est-à-dire des êtres non pas créés pour la violence, mais habités par la violence. Si nous n’y faisons pas attention, elle peut nous submerger. D’autant que –c’est du moins ce que j’ai pu voir et étudier– beaucoup de ceux qui franchissent la ligne rouge éprouvent un certain plaisir à exercer cette violence, voire un extrême plaisir. Le plus difficile à admettre, c’est peut-être qu’elle est dans notre nature.
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Vous expliquez d’ailleurs qu’à un moment, vous avez été tenté vous-même par l’acte violent après avoir été assailli par une foule de manifestants…
Je me trouvais dans une ville où 2.000 musulmans étaient encerclés par des «anti-balaka» et subissaient des violences extrêmes tous les jours. Une femme avec ses six enfants a été arrêtée à un barrage. Les miliciens ont décidé de tous les tuer d’une balle dans la nuque au bord de la rivière. Quand ils ont tiré sur la mère, la balle a ricoché sur son épaule. Elle est tombée à l’eau, s’est accrochée à une herbe, est sortie la nuit, et a pu rejoindre un camp de réfugiés. J’ai éprouvé, il est vrai, pour celui qui avait ordonné cette tuerie, le chef des miliciens, un profond désir de le voir neutralisé, comme on dit. J’ai donc essayé, avec mes petits moyens, d’alerter les autorités françaises que je connaissais, et de leur signaler qu’il y avait là l’auteur de ces crimes. J’ai pensé qu’il serait opportun que les militaires puissent s’interposer entre lui et les victimes, et s’il le fallait, l’éliminer. Sa «neutralisation» n’a pas eu lieu, Dieu merci. D’autant qu’il a été arrêté par la suite et qu’il a été jugé. C’était évidemment la meilleure des choses à faire. Mais j’ai été pris, à mon tour, par la volonté de dire «ça suffit». Vous encaissez cette violence extrême, et vous avez envie d’y répondre par de la violence.
«Beaucoup de ceux qui franchissent la ligne rouge éprouvent un certain plaisir à exercer cette violence.»
Le phénomène de foule favorise-t-il cette violence extrême?
La violence est toujours multifactorielle. L’une des causes est effectivement le phénomène d’entraînement. Mais il y a aussi la frustration, la peur, les vies écrasées par la souffrance, le manque d’horizon, l’injustice, l’impuissance… De sorte que quand ces personnes pensent, à un certain moment, pouvoir renverser la situation, et attraper celui qu’elles croient responsable des malheurs qui les assaillent, elles peuvent avoir envers lui une réaction très violente. D’autant plus si elle est collective. La foule multiplie l’adhésion à la violence. On le voit bien au-delà du cas précis de ce lynchage en Centrafrique. Je rapporte notamment les récits d’exécutions judiciaires publiques, en France, et notamment deux régicides. Les chroniqueurs de l’époque racontent des scènes de jouissance collective. La foule fait sauter les verrous et participe à l’explosion sans frein de la violence.
En Centrafrique, la haine s’est exprimée entre un camp musulman et un camp chrétien, y avait-il une dimension proprement religieuse à l’expression de cette violence?
Il y avait effectivement deux camps, les musulmans et les chrétiens pour les qualifier très grossièrement, même s’il y avait aussi des chrétiens, du Nord, dans le camp des musulmans, et des animistes. Mais ils étaient davantage motivés par une dimension identitaire, plus que religieuse. Ils n’éliminaient pas l’autre au nom de leur foi en Allah ou en Dieu, mais parce que celui-ci faisait partie du groupe cible considéré comme l’ennemi et dont il fallait se débarrasser pour être davantage en sécurité.
Quel a été le rôle des autorités politiques et religieuses face aux chefs de guerre?
En Centrafrique –c’est la raison pour laquelle la situation a dérapé de manière aussi impressionnante et aussi large– il n’y avait plus d’Etat, plus d’autorité politique, plus d’Etat de droit, plus de justice, plus de police. Les Centrafricains étaient livrés quasiment à eux-mêmes, donc défendus par leur communauté, par leur milice. Les religieux de leur côté ont essayé, du moins ceux que j’ai rencontrés, d’apaiser les esprits. Ils ont parfois réussi à sauver des gens. Mais ils n’avaient pas les moyens d’arrêter l’incendie.
Vous citez des cas où une intervention extérieure a pu diminuer la violence, l’action de casques bleus portugais et celle de «deux hommes en chemise blanche» qui parviennent à soustraire un jeune d’un lynchage. Comment expliquer ces comportements?
Ces deux cas sont différents. Dans le premier exemple, des forces spéciales portugaises déployées pour s’interposer entre les uns et les autres sont intervenues. Elles ont fait leur métier. Et elles l’ont très bien fait. Elles ont sauvé des centaines de musulmans enfermés dans une mosquée et encerclés par des miliciens qui voulaient vraiment les éliminer.
Dans d’autres circonstances et avec d’autres casques bleus, cela n’a pas été le cas?
Dans la plupart des circonstances, cela n’a pas été le cas. Dans l’exemple des «deux hommes en chemise blanche», on est vraiment dans le mystère du bien et du mal. Qu’est-ce qui explique qu’on va basculer dans la violence ou dans l’héroïsme? Qu’est-ce qui explique qu’on va tuer, condamner, sacrifier, ou sauver? C’est un mystère. Des hommes sont capables de risquer leur vie dans des situations épouvantables. Et je peux vous assurer qu’un lynchage, ce n’est pas beau à voir. Malgré les coups, les couteaux, les machettes, les pierres, ils ont osé plonger dans la foule et extirper ce jeune adolescent en train de se faire massacrer. Ils ont réussi à le sauver. Cela veut dire que si, en nous, il y a de la violence, il y a aussi une forme de bonté. On l’a vu lors de la persécution des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Des gens ont décidé de condamner, de dénoncer, d’arrêter et d’exécuter. D’autres, moins nombreux il est vrai, ont choisi de dire «non», de protéger, de sauver, de soigner. C’est assez banal. Avant ces reportages, j’y croyais, mais je ne le savais pas. Maintenant, j’y crois et je le sais. Je sais qu’il y a aussi cette humanité en nous.
«Vous encaissez cette violence extrême, et vous avez envie d’y répondre par de la violence.»
Que vous ont appris sur les violences de masse les témoignages de rescapés du génocide au Rwanda en 1994?
J’ai eu la chance de rencontrer des rescapées du génocide des Tutsis. Elles méprisent les responsables de l’assassinat de leur famille. Pour autant, elles ne veulent pas les détruire. Félicité, dont je raconte l’histoire dans le livre, est un exemple incroyable. A l’époque du génocide, elle est une jeune fille dont toute la famille, hormis une nièce et une cousine, a été massacrée par des catholiques, notamment des séminaristes et des prêtres. Après avoir été accueillie en Belgique, elle retourne au Rwanda dans les années 2010 et décide de rencontrer les meurtriers de sa famille. Celui de son père est en prison, c’est un prêtre. Elle raconte ce face-à-face. Lorsque le bourreau la reconnaît, elle se rend compte qu’il se dit: «Pourquoi on ne t’a pas tuée, toi? Zut, on t’a ratée.» Elle est absolument convaincue que ces hommes ne sont pas du tout dans le repentir. Elle m’explique pourtant qu’elle n’éprouve pas pour eux une volonté de meurtre. Quand on sait ce qu’elle a vécu, c’est juste, à mon sens, exceptionnel. C’est à méditer. En tous les cas, moi, cela m’a fait beaucoup de bien.
Comment un journaliste doit-il rapporter cette violence? Vous écrivez que «ce n’est pas à nous à mettre des bornes au réel».
Notre mission est de dire aux lecteurs «sachez» et «ne soyez pas indifférents». Et si on parle de la guerre, il faut vraiment relater sa réalité. Il ne faut pas être dans l’euphémisation. A la guerre, on souffre, on meurt, on vit des choses épouvantables. Il y a d’autres lieux où l’on souffre énormément. Mais lors d’une guerre, c’est massif. C’est la confrontation avec un groupe qui fera tout pour vous détruire. Je reviens d’Ukraine. On voit tous les moyens utilisés par les Russes pour détruire ceux qui sont en face. Quand toute cette puissance est mise en œuvre, elle fait très mal. Que fait-on de la souffrance de ceux qui vivent cette guerre? N’est-ce pas une autre violence qu’on leur inflige si on n’en parle pas? Je ne sais pas. Je ne dis pas que j’ai raison. Mais je me suis souvent heurté à une forme de déni. «Oui, on veut bien en parler, mais pas trop quand même» ou «Il y a des limites.» Je peux aussi comprendre qu’il ne faille pas toujours plonger le lecteur dans l’horreur. Je ne sais pas quelle est précisément la «bonne» limite. Mais je tiens quand même à dire qu’il y a souvent de notre part une volonté de mettre ces événements à distance pour ne pas être heurtés, pour continuer à vivre sereinement. Là, cela pose question. Sans vouloir comparer puisqu’il évoque la situation la plus extrême possible, la Shoah, mais pour donner une idée de cette propension, le film La Zone d’intérêt (NDLR: drame sorti en 2023 qui conte la vie ordinaire d’une famille nazie dans la zone d’intérêt du camp d’extermination d’Auschwitz en 1943) est aussi une allégorie du déni. Il dit quelque chose de notre capacité à pouvoir vivre à côté d’événements difficiles et de faire comme s’ils n’existaient pas, de faire en sorte que la vie dans notre jardin, notre maison, avec nos enfants ne soit pas perturbée. Il parle beaucoup de notre capacité à tous d’être dans le déni d’une réalité qui nous dérange.
(1) La Fureur et l’extase. Un reporter de guerre face aux violences de masse, par Laurent Larcher, Bayard récits, 288 p.