Les drones sont récemment devenus une arme essentielle, voire principale, dans les conflits armés. L’opération «toile d’araignée» menée par l’Ukraine l’a encore confirmé. L’invention des premiers drones ne date pourtant pas d’hier…
Game of drones… Aujourd’hui, aucun champ de bataille n’échappe au bourdonnement de ces engins volants autonomes ou téléguidés. Un vrombissement angoissant pour les Ukrainiens qui en ont vu arriver des centaines de milliers, voire des millions au-dessus de leur tête depuis trois ans. Une véritable invasion d’insectes géants tueurs… Leur nombre impressionnant fait que la guerre russo-ukrainienne tranche avec d’autres conflits dans le monde. En 2022, les Russes disposaient d’une flotte d’environ 2.000 drones, selon les publications officielles. L’an dernier, ils en ont lancé, selon les observations, environ quatre millions et les Ukrainiens pas moins d’1,5 millions. «Aujourd’hui, l’armée ukrainienne en consomme au moins 10.000 par jour», constate Xavier Tytelman, expert aérien spécialisé dans les drones (1), qui était récemment encore sur le front près de Siversk, dans l’est du pays. Un chiffre qui confirme les estimations selon lesquelles près de cinq millions de drones seront produits cette année en Ukraine.
Ce n’est évidemment pas la première fois que ces mini-bombardiers volants sont utilisés dans une opération militaire. Les rebelles houthis du Yémen en ont déjà lancé vers l’Arabie saoudite, en 2020, ou vers Israël, en 2023. Dans ce dernier cas, il s’agissait de drones kamikazes longue portée, de fabrication iranienne. Les Iraniens se sont spécialisés dans ces drones qui peuvent voler au moins 1.600 kilomètres, soit la distance qui les sépare de l’Etat hébreux. A l’automne 2020, ce sont des escadrons de drones variés qui ont spectaculairement émaillé la courte guerre, de six semaines, dans le Haut-Karabakh, entre l’Azerbaïdjan et les séparatistes arméniens. L’armée de Bakou avait alors démontré l’efficacité des drones qui lui ont permis de récupérer 90% des territoires qu’elle n’avait pas réussi à reprendre en 30 ans.
En Syrie, les militaires russes, eux-mêmes, ont déjà essuyé une attaque importante de dizaines de drones visant des bombardiers sur leur base de Hmeimim, près de Lattaquié, non loin de territoires tenus par des jihadistes. Le scénario était assez similaire à celui de la spectaculaire opération «toile d’araignée» que les Ukrainiens viennent de lancer sur le territoire russe et qui aurait permis de décimer un tiers de la flotte de bombardiers stratégiques de la Russie. Visiblement, Moscou n’en a pas tiré les leçons. Les Ukrainiens, eux, se sont lancés dans la «dronisation» militaire dès 2014, lors de l’occupation russe de la péninsule de Crimée. «A l’époque déjà, toutes les écoles d’ingénieurs ukrainiennes et les passionnés d’aéromodélisme ont mis la main à la pâte et contribué à l’essor de cette arme efficace que sont les drones, constate Xavier Tytelman. Les Ukrainiens ont acquis une expérience en la matière depuis longtemps, mais on ne s’en rend compte qu’aujourd’hui.»
Première Guerre mondiale
Les drones sont plus anciens qu’on ne le croit. Les premiers engins militaires volants autonomes ont vu le jour il y a plus de 100 ans, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il s’agissait d’un aéronef sans pilote, le Voisin BN3 mis au point par le capitaine français Max Boucher, destiné à s’écraser sur une cible ennemie. Des essais sur une distance de 100 kilomètres ont été réalisés, sans se concrétiser plus avant comme le conflit mondial prenait fin. Quelques années plus tard, les Britanniques mettront au point un système de pilotage automatique pour faire voler des avions-cibles destinés à entraîner les pilotes de chasse et les artilleurs de la DCA. Ces appareils seront baptisés «QueenBee», soit la reine des abeilles, à cause de leur lenteur et du bruit caractéristique de leur moteur. Dans les années 1930, les prototypes anglais, dont le vrombissement devient plus grave, seront appelés «drones», ce qui signifie «faux bourdon» en anglais, du nom du mâle de l’abeille, à ne pas confondre avec le vrai bourdon butineur.
Malgré cette ancienneté, la révolution des drones a eu lieu dans les années 2000, lorsque ceux-ci ont été équipés de caméras emportées grâce auxquelles on peut les guider à distance plus sûrement vers leur cible. Une puce informatique puissante, dotée d’intelligence artificielle, y a été ajoutée encore plus récemment, pour permettre la navigation autonome des drones et la reconnaissance automatique des cibles. «Il s’agit de l’utilisation de systèmes de vision par ordinateur qui aident les opérateurs de drones à verrouiller la cible afin que l’engin puisse l’atteindre plus efficacement», expliquait Kateryna Bondar, experte au Centre Wadhwani-AI du SCIS (Center for Strategic and International Studies), lors d’une conférence sur les drones le 28 mai dernier. Le pilote peut toujours être aux commandes du drone, mais il y a aussi cette puce qui interprète l’image vidéo en direct.»
Il existe aussi une panoplie de drones de toutes les tailles. «Cela va du nano-drone de 50 grammes qui tient dans la paume de la main jusqu’au drone de quinze tonnes gros comme un airbus A320, détaille Xavier Tytelman. La taille est définie par la capacité de charge utile. Un drone comme le MQ-9 Reaper, qui pèse un peu plus de deux tonnes à vide, peut embarquer plusieurs tonnes de carburant et/ou de matériel. Il peut remplacer un avion de patrouille maritime, larguer des missiles ou des bombes planantes ou encore transporter un radar de surveillance.» La palette des prix est évidemment très variée, elle aussi. Cela va de quelques centaines d’euros pour un drone FPV (First Person View), celui que les Ukrainiens ont utilisé dans l’opération «toile d’araignée», jusqu’à des centaines de millions pour des engins ultra sophistiqués comme le drone furtif RQ170 qui leurre tous les radars.
Baba Yaga, cauchemar des Russes
Les FPV, bien connus dans le milieu des amateurs civils, sont privilégiés par les militaires ukrainiens vu leur prix très abordable, entre 200 et 1.000 dollars la pièce. Leur portée ne dépasse pas quinze kilomètres et leur charge utile n’est pas très importante. Mais, pour les opérations kamikazes, ils se révèlent redoutables. «Au cours de la guerre en Ukraine, le FPV a évolué d’un drone de sept pouces en 2022 à des drones de treize pouces en 2024 et 2025, précise Kateryna Bonda. En fonction de l’équipement qu’on y attache, ils peuvent agir comme un bombardier ou comme un avion de surveillance et de reconnaissance.» Les Ukrainiens sont également friands des drones Baba Yaga. Ce sont des engins multi-rotors de plus grande taille que les FPV classiques, généralement utilisés par les cultivateurs ukrainiens pour pulvériser leurs immenses champs de céréales. Equipés de caméras nocturnes et pouvant embarquer jusqu’à 20 kilos de charge utile, ils sont devenus le cauchemar des Russes de par leur discrétion et leur capacité de destruction. On les utilise aussi pour la logistique (transport de munitions ou de nourriture vers le front).
Autre version des fabricants ukrainiens, plus récente et très utile: le drone mère qui peut transporter jusqu’à six rejetons FPV. Cela permet de survoler les lignes ennemies à haute altitude, soit 3.000 mètres, et ensuite de larguer son essaim pour exécuter diverses missions, notamment de bombardements kamikaze ciblés. La dernière classe de drones, ce sont les drones intercepteurs ou tueurs de drones, qui sont capables de voler très vite jusqu’à 3.000 kilomètres de distance et peuvent neutraliser les engins envoyés par l’adversaire. Kiev a mis au point des modèles évolués de ces tueurs pour combattre les fameux drones Shaed russes, de fabrication iranienne, qui bombardent quotidiennement l’Ukraine. Ils sont devenus des armes de défense clés dans ce conflit interminable.
Un autre type d’engin autonome prisé par les Ukrainiens: les drones navals, comme le Sea Baby ou le Magura, de petits navires guidés par satellite grâce à un récepteur de type Starlink. La version V5 du Magura peut transporter jusqu’à 320 kilos d’explosifs et aller s’écraser sur la coque d’un navire ennemi jusqu’à 800 kilomètres de distance. D’autres servent de porte-avion à des FPV qui vont ensuite bombarder plusieurs cibles. Jusqu’ici, ces drones marins, dont certains sont même équipés de missiles anti-aériens, ont été très utiles à l’armée ukrainienne pour résister aux assauts russes en Mer noire.
La guerre en Ukraine, de par sa durée, a engendré une véritable course à l’innovation dans la «dronisation» des conflits armés. Les Ukrainiens n’ont finalement fait qu’utiliser une technologie existante en y apportant de nombreuses améliorations et variantes. L’expérience acquise sur ce champ de bataille, y compris côté russe, est énorme et devrait faire réfléchir les Européens. «On sait que Moscou, une fois un cessez-le-feu acquis avec l’Ukraine, n’aura besoin que de deux ans avant de pouvoir relancer une offensive, ailleurs en Europe, avertit Xavier Tytelman. Des plans ont été révélés par les renseignements allemands, dans des auditions publiques au Bundestag. Il faut rattraper notre retard technologique dès aujourd’hui.» En juillet 2018, en Belgique, une résolution adoptée par la Chambre demandait au gouvernement fédéral de militer dans les forums pour l’interdiction des robots tueurs et des drones armés automatisés. Encore d’actualité?
(1) Xavier Tytelman possède une chaîne YouTube à son nom.«Les Ukrainiens ont acquis une expérience en la matière depuis longtemps, mais on ne s’en rend compte qu’aujourd’hui»