Durant la Seconde Guerre mondiale, la Finlande parvint, malgré de violentes attaques russes, à préserver son indépendance et sa démocratie. Son président Alexander Stubb évoque aujourd’hui cette histoire comme source d’inspiration possible pour l’Ukraine dans sa lutte contre Poutine. Quelles leçons Zelensky peut-il tirer de la realpolitik finlandaise d’il y a 80 ans? «Ce que la Finlande fit en 1944, l’Ukraine peut l’accomplir aujourd’hui également.»
Le tyran du Kremlin revendiqua ce territoire comme faisant partie de sa sphère d’influence et exigea un échange inégal de terres. Lorsque cette demande fut rejetée, il mit en scène une «opération sous fausse bannière» et lança son invasion. Il croyait pouvoir s’emparer de la capitale en deux semaines. Les démocraties occidentales promirent leur soutien mais faillirent. Moins de cinq ans plus tard, la Finlande dut céder un dixième de son territoire à la Russie et s’engager dans une neutralité permanente.
Il n’est pas ici question de l’Ukraine, mais bien de la Finlande dans les années 1940. Aujourd’hui, ce pays figure parmi les Etats les plus prospères et dynamiques d’Europe.
La Finlande se retrouve de nouveau au centre de l’attention. Le mois dernier, le président Alexander Stubb, l’un des alliés les plus déterminés de l’Ukraine, participa à une réunion à la Maison-Blanche aux côtés de Donald Trump, Volodymyr Zelensky et six autres dirigeants européens. Lorsque Trump l’interpella, Alexander Stubb répondit: «Une solution fut trouvée en 1944 et je suis convaincu qu’en 2025 nous en trouverons également une pour mettre fin à la guerre d’agression russe. Une paix durable et juste sera atteinte.»
Dans un entretien récent accordé à The Economist à Helsinki, il déclara à propos de la décision de 1944, pourtant souvent considérée comme une défaite: «Le sentiment demeure d’avoir gagné, parce que l’indépendance fut préservée.»
Lorsque Staline attaqua pour la première fois pendant la Guerre d’Hiver de 1939-1940, la Finlande n’était indépendante que depuis 21 ans. Elle avait appartenu durant l’essentiel du XIXe siècle à l’Empire russe et, pendant les six siècles précédents, à la Suède. Elle fut incluse dans le pacte secret Molotov-Ribbentrop de 1939, qui partageait l’Europe centrale et orientale entre l’Allemagne et l’Union soviétique. La Finlande fut attribuée à cette dernière.
«Ce résultat ne fut pas le fruit d’un soutien occidental, mais de la détermination de la population, de l’intégrité de l’élite et du réalisme implacable de l’homme qui dirigea l’armée.»
Seize semaines de combats sanglants
La Finlande, pays de moins de six millions d’habitants doté d’une frontière de 1.300 kilomètres avec la Russie, réussit néanmoins à préserver son indépendance et sa démocratie. D’autres territoires de l’ancien empire russe et de nombreux Etats d’Europe centrale et orientale durent, eux, y renoncer. Ce résultat ne fut pas le fruit d’un soutien occidental, mais de la détermination de la population, de l’intégrité de l’élite et du réalisme implacable de l’homme qui dirigea l’armée durant les années de guerre: Carl Gustaf Mannerheim, ancien général de l’armée impériale russe, aussi inflexible dans la conduite des combats que dans l’acceptation d’une paix amère.
En mars 1940, après «seize semaines de combats sanglants sans repos, ni jour ni nuit», Mannerheim s’adressa à ses soldats: «Notre armée demeure invaincue face à un ennemi qui, malgré des pertes effroyables, s’est renforcé en nombre.» Le soutien occidental limité et l’écrasante puissance d’un adversaire «dont la philosophie de vie et les valeurs morales diffèrent des nôtres» contraignirent la Finlande à céder des terres, mais non son peuple.
«Il faut être prêt à défendre la patrie amputée avec la même détermination et le même feu que ceux qui animèrent la défense de la patrie indivise», déclara Mannerheim. L’ensemble de la population de Carélie finlandaise, plus de 400.000 personnes, fut évacué après la Guerre d’Hiver et la Guerre de Continuation qui suivit, au cours de laquelle la Finlande repoussa temporairement les Russes.
L’exemple finlandais
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’histoire finlandaise est invoquée pour deux raisons: comme modèle à éviter et comme possible source d’inspiration. Le discours de Mannerheim circula durant les premiers mois du conflit sur le bureau du président Volodymyr Zelensky, avant d’être finalement écarté.
La paix imposée à la Finlande en 1944 fut loin d’être juste. Le pire put être évité. Le pays céda 10% de son territoire, dont la Carélie et la moitié du lac Ladoga. L’armée fut réduite, tout comme la possibilité d’adhérer à l’Otan. La Russie obtint le droit de louer une base navale à Porkkala, presqu’île du golfe de Finlande située à seulement 30 kilomètres de la capitale. Et parce qu’elle s’était alliée à Hitler, la Finlande dut payer des réparations à l’Union soviétique, qui l’avait attaquée à peine cinq ans plus tôt.
«Privée de toute garantie de sécurité, que ce soit de l’Occident ou d’ailleurs, la Finlande n’exprima pas son indépendance par une posture antirusse mais en devenant l’un des pays les plus prospères d’Europe.»
Pour de nombreux observateurs, cela ressemblait à une défaite. Alexander Stubb y voit autre chose: son père naquit dans le territoire annexé par l’Union soviétique et il possède une maison d’été à Porkkala, redevenu finlandais depuis les années 1950.
Privée de toute garantie de sécurité, que ce soit de l’Occident ou d’ailleurs, la Finlande n’exprima pas son indépendance par une posture antirusse –ce qui aurait presque certainement provoqué une nouvelle invasion– mais en devenant l’un des pays les plus prospères d’Europe. «Les gens n’attendaient pas que les conditions soient parfaites. Ils se contentaient de ce dont ils disposaient», explique Risto Penttilä, expert finlandais en politique étrangère.
Dans la vie politique comme dans les médias, tout fut soigneusement fait pour éviter d’irriter Moscou. Pour la plupart des observateurs étrangers, ce qui fut baptisé «finlandisation» équivalait à une forme servile d’apaisement. Pour Alexander Stubb et la majorité de ses compatriotes, il s’agissait de «la définition de la realpolitik à une époque où il n’y avait pas d’autre choix». Cette stratégie permit à la Finlande de préserver ses valeurs essentielles: l’éducation pour tous, la sécurité sociale et l’Etat de droit.
«Défense totale»
Bien avant son adhésion à l’Otan en 2023, la Finlande avait mis en place un système de «défense totale» fondé sur le service national obligatoire et sur la participation volontaire des entreprises privées. Ce modèle assure une réserve de près d’un million de citoyens formés. Esko Aho, Premier ministre dans les années 1990, souligne qu’un tel dispositif serait inimaginable sans un sentiment profond de justice. «La Finlande put construire une défense nationale, non seulement en raison d’une menace venant de la Russie, mais parce qu’elle possédait quelque chose qui valait la peine d’être défendu.»
Selon Alexander Stubb, l’Ukraine occupe aujourd’hui une position plus favorable que la Finlande en 1944, alors «un pays dévasté, misérable, avec à peine un soutien extérieur». L’Ukraine dispose désormais d’alliés qui travaillent à offrir des garanties de sécurité et une aide économique. Deux voies s’ouvrent à elle, dit-il: rester figée dans le passé en dénonçant l’injustice du monde, ou «ramasser les débris, reconstruire des villes et croire en son propre avenir». Ce chemin suppose l’éradication de la corruption, la promotion de la liberté et de la justice sociale, et le rejet du cynisme. Tel est le choix à trancher.
The Economist